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Jours tranquilles à Paris
1 juin 2019

Exposition : les photos prometteuses de l’appelé Depardon

Par Nathalie Guibert

A Toulon, puis à Paris, sont présentées des images réalisées par l’artiste durant son service militaire entre 1962 et 1963.

La guerre d’Algérie s’attarde comme un poisseux brouillard d’hiver, à Paris les Français se ruent sur le Salon des arts ménagers. Dans les casernes, les jeunes conscrits des « trente glorieuses » s’entraînent dans la bonne humeur, déjà marqués par l’air léger de la paix retrouvée, tandis que les soldats professionnels reçoivent les matériels des guerres futures en tentant d’oublier le putsch raté des généraux.

En cet été 1962, l’armée française veut montrer qu’elle bascule dans la modernité. Pour elle, le brigadier Raymond Depardon, 20 ans, parcourt la France au service du tout nouveau magazine des armées, Terre, air, mer (TAM). Il va réaliser cinquante et un reportages entre juillet 1962 et août 1963.

Ce trésor était enfoui dans les archives de l’Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (Ecpad) sous la forme de négatifs et de planches-contacts. Il se révèle dans l’exposition « Raymond Depardon : 1962-1963, photographe militaire », dont les prises de vue sont pour la plupart tirées pour la première fois.

Le public pourra les découvrir à Toulon, jusqu’au 31 décembre au Musée national de la marine, puis à Paris, à partir du 1er octobre, au Val-de-Grâce.

« J’avais complètement oublié ces photos »

Leur auteur, 77 ans désormais, devenu un très grand photographe et réalisateur, ne se rappelait pas ces magnifiques premiers pas. « J’avais complètement oublié ces photos », raconte-t-il, le 16 mai, à Toulon, où Le Monde a découvert l’exposition en sa compagnie. « Je ne les avais jamais vues pour certaines. Et j’avais peur qu’elles soient peu intéressantes, sans lien avec ce que j’ai fait avant et après. J’étais un peu paniqué, un peu contre l’exposition. Chaque fois, on me ressort sur les trucs nostalgiques. »

1962-1963, « c’est si vieux », ajoute-t-il. Une période de paix, heureuse, certes. « La vraie libération de la France » selon lui, quand, dans le pays, « tout le monde est attiré par la modernité, les militaires comme les ménagères ».

Mais la photographie est bien « un travail de deuil, souligne-t-il. Dès qu’on a fait une photo, c’est déjà le passé. Les photographes sont sans arrêt confrontés au passage du temps. C’est assez pénible. Quelque chose de lourd à porter ».

Il a été convaincu par les commissaires scientifiques de l’exposition, Cristina Baron et Lucie Moriceau-Chastagner, à l’issue d’un long travail d’exploration du fonds de la défense qui compte 250 000 images. Il a permis de choisir parmi les 2 500 photographies de Depardon, dont seules 130 avaient été publiées dans TAM, et neuf en couverture. « Qu’est-ce qui est spécifique à cette période-là ? L’exposition tient bien le temps. Finalement, je ressens beaucoup de bonheur. »

LA JEUNESSE DU PHOTOGRAPHE S’EXPRIME AVEC FORCE DANS CE PREMIER TOUR DE FRANCE

La jeunesse du photographe s’exprime avec force dans ce premier tour de France. A l’agence Dalmas où il avait débuté à 18 ans, Raymond Depardon couvrait le Salon des arts ménagers, des prix littéraires, « les petits trucs que les autres ne voulaient pas faire ». Il y avait appris la règle d’or : un film pour un reportage. « Douze vues, noir et blanc ou couleur, il fallait bien réfléchir ! Nous étions encore touchés par la guerre. Nos héros étaient Joseph Kessel et Robert Capa, pas Henri Cartier-Bresson ou Josef Koudelka. On était fascinés par les photographes décédés, on ne parlait que des morts. »

« A l’époque, il fallait qu’il y ait des hommes [sur les images], c’est aussi ce qu’on m’avait appris. Et il est vrai que cela sauve un peu toutes ces photos. »

A 20 ans, assure Depardon, « je ne suis pas un grand photographe. Si on considère qu’il faut dix ans pour en former un, je suis loin de ça… Je n’intervenais pas, j’étais très timide, je ne parlais pas. Cette expérience de 1962-1963 m’a sans doute aiguisé, elle a contribué à faire ma carrière. Elle m’a conforté. Cette soif d’aller vers les autres. J’ai été bousculé. J’ai continué. Quatre ans plus tard, je ferais l’agence Gamma. »

Trois pseudonymes en douze mois

Ce service militaire spécial photographe lui a été utile, affirme-t-il. Il lui a appris « à tenir physiquement. Rester debout, attendre, ne rien dire, être patient. Faire quelques photos vite, ne jamais trop insister, que ce soit avec un simple combattant ou un chef. Aller vite. »

Raymond Depardon réfute le qualificatif de « photographe militaire ». « Ma chance a été d’être un peu trouillard et je ne me suis pas trop porté volontaire pour aller dans des conflits, même si j’en ai couvert plusieurs, le Venezuela, le Vietnam, la guerre d’Algérie. Après, j’ai fait de la guerre à ma manière, des guerres de commandos, avec des rebelles. »

Le brigadier Depardon a utilisé trois pseudonymes durant ces douze mois, Raymond Arva, Alain Serve et Alain Gouédard, en souvenir de copains rencontrés lors de ses classes à Sarrebourg (Moselle). « On sent bien que je suis avec les gens que je photographie, je ne suis pas en position de voyeur. Ceux dont j’avais le plus peur, finalement, étaient les officiers ! » Dans l’équipe de TAM, en 1962-1963, les rédacteurs se nomment Philippe Labro ou Jacques Séguéla. Comme son ami Yves Nouchi, l’appelé Depardon travaille en civil, Rolleiflex en bandoulière – « l’appareil des ethnologues et des sociologues », rappelle-t-il.

« LE ROLLEIFLEX EST UN APPAREIL INCROYABLE CAR IL EST UN PEU “RAPPORT DE GENDARME”. IL FIXE LE TEMPS »

Dans le format 6 × 6, il saisit la touchante condition des enfants de troupe d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Lors des manœuvres nationales, il pénètre dans une cour de ferme habitée par les soldats comme elle l’aurait été au temps de la guerre. Il suit la procession des chasseurs alpins sur la crête du mont Blanc. Impose le vide vers lequel plongent les jambes du parachutiste tandis que son bras semble toujours accroché à l’avion.

« Le Rolleiflex a cette science, non pas de passer inaperçu parce qu’il est assez gros, mais de ne pas être agressif. Un peu de nostalgie passe dans le cadrage carré, mais il est intéressant car il a un côté “service public”. Je ne peux pas attendre un geste extraordinaire de la personne, mais j’ai tout l’environnement, le sol, la tenue des gens, les enfants. Le Rolleiflex est un appareil incroyable car il est un peu “rapport de gendarme”. Il fixe le temps. »

Vent nouveau dans les casernes

Raymond Depardon rappelle le vent nouveau qui soufflait dans les casernes, accessibles aux familles pour les premières « journées portes ouvertes ». « L’article 2 de la Constitution américaine veut que toutes les institutions soient transparentes, pour tous les citoyens. L’armée en fait partie. Ce qui est aujourd’hui exposé, c’est finalement notre article 2. Je n’ai jamais eu de contraintes pour réaliser ce travail, à part que ces photos ne m’appartiennent pas. »

Les héros de l’époque sont les parachutistes, chacun pense encore à Dien Bien Phu. « A la base école des troupes aéroportées de Pau, j’ai été obligé de sauter de la tour d’entraînement haute de 18 mètres. Il y a eu des morts sur cette tour. Elle bouge. On a l’impression de se suicider. Après avoir fait sauter plusieurs centaines d’appelés, un moniteur a oublié de s’accrocher, il est mort. »

A Toulon, il était venu pour embarquer sur un dragueur de mines. « Un bateau en bois, qui bougeait à quai. Nous étions en hiver, il y avait une tempête et j’ai tenu ! Je me bourrais de biscuits de guerre et je chantais. Les marins m’ont dit “bravo”. Je ne suis pas du tout un marin, je suis fils de paysans de la vallée de la Saône. »

« JE N’AI JAMAIS EU DE CONTRAINTES POUR RÉALISER CE TRAVAIL, À PART QUE CES PHOTOS NE M’APPARTIENNENT PAS »

Le magazine TAM se voulait le Paris Match des appelés du contingent. Un capitaine de la Légion étrangère dirigeait la rédaction. « Les responsables étaient très ouverts. Le journal contenait beaucoup de sujets civils. Je me souviens d’avoir fait Emmanuelle Riva, la grande vedette du film Hiroshima mon amour. » Le journal comptait trois photographes. « On n’arrêtait pas. On était payé dix francs par jour. On était très fier. J’étais très heureux de ne pas être au fond d’une caserne à moisir. J’avais ma carte de presse, la 18860. »

Qu’on soit ou non pour le service national, en conclut-il, « ce mélange de toute la population était un truc formidable, assez étonnant ». Le temps passé, de ce point de vue, apporte une inquiétude. « Maintenant on a moins ce mélange et on a plus de problèmes, en France. J’espère qu’on ne va pas revivre de guerre. »

« Raymond Depardon : 1962-1963, photographe militaire ». A Toulon, au Musée national de la marine, jusqu’au 31 décembre, tarifs : 6,50 € et 5,50 €. Puis à Paris, au Musée du service de santé des armées à l’Ecole du Val-de-Grâce, du 1er octobre au 30 janvier 2020, tarifs : 5 € et 2,50 €. Depardon1962.com

 

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