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Jours tranquilles à Paris
28 juin 2019

Enquête - Comment le numérique accélère nos vies

Par Laure Belo

Les technologies nourrissent et se repaissent de l’attrait de notre cerveau pour les gratifications immédiates. Tout va toujours plus vite. Avec quelles conséquences ? Enquête sur un hold-up attentionnel massif.

Pester car une application ne s’ouvre pas instantanément sur un smartphone (pour rappel, un ordinateur portable mettait plus de deux minutes à démarrer avec le système d’exploitation Windows 2000) ; renoncer à entrer dans un magasin car il y a trop d’attente aux caisses ; regarder un vieux film et se surprendre à penser que le rythme est trop lent, etc. Sommes-nous de plus en plus impatients ? Il suffit de poser la question autour de soi pour rallonger sans peine cette liste d’anecdotes prises dans la vie quotidienne.

Des sondages, souvent diligentés par des entreprises qui annoncent vouloir nous faire gagner du temps, l’affirment. Ainsi, 82 % des Français se disent « plus impatients qu’auparavant », selon une étude pour la banque en ligne – et sans guichet – ING. Une enquête, réalisée en 2018 pour la direction du site Lemonde.fr, a mesuré qu’après cinq secondes d’attente, sur dix lecteurs potentiels derrière l’écran, trois jetaient l’éponge. La nouvelle formule, lancée en novembre 2018, a répondu à ce besoin d’immédiateté : le temps de téléchargement du site est passé de 8 à 2 secondes et la fréquentation a bondi, gagnant « 24 % de pages vues par visite », explique Kevin Singer, responsable du pôle audience.

Un bref détour sur le site Thinkwithgoogle.com, rubrique « Test My Site » (en français « Penser avec Google », rubrique « Tester mon site ») permet de prendre le pouls de cette sidérante course mondiale à la rapidité numérique : il suffit d’y inscrire le nom d’un site pour connaître sa performance de vitesse… et le verdict de Google.

Le site Lemonde.fr, mesuré à 2 secondes, est ainsi considéré comme « lent ». Il est vrai que pour Google, qui propose, comme Facebook, des solutions techniques pour aller plus vite, un site ne mérite l’appellation « rapide » que si son temps de téléchargement avoisine celui d’un battement de cil, 0,1 seconde. Son slogan commercial va droit au but : « Un site mobile lent limite votre business. »

Performance économique

Le lien entre vitesse et performance économique n’est pas nouveau. En 1998, deux chercheuses américaines, Kathleen Eisenhardt et Shona Brown, publiaient un ouvrage, Competing on the Edge (Harvard Business Review Press), décrivant comment les entreprises les plus performantes s’imposaient à intervalles de temps réduits des changements drastiques – tels que 30 % de nouveaux produits chaque année.

Cette accélération est symbolisée, pour les entreprises cotées en Bourse, par les rapports d’activités à destination des marchés financiers : entre le début du XXe siècle et du XXIe siècle, ces demandes de preuves de résultats sont passées d’une périodicité annuelle, à semestrielle puis trimestrielle.

En quoi cet environnement a-t-il peu à peu modifié notre propre rapport au temps ? « L’impatience croissante des individus résulte d’une évolution sur plusieurs siècles liée au passage du temps cyclique des sociétés prémodernes, en relation avec les rythmes naturels, au temps linéaire des sociétés industrielles où la vitesse est placée au centre, analyse la sociologue italienne Carmen Leccardi. Cependant, la pression, ces dernières décennies, des marchés financiers sur la production et la performance, tout comme la simultanéité proposée par les outils numériques, a intensifié cette tendance, constate celle qui, depuis plus de trente ans, conduit des recherches sociologiques sur le temps. L’impatience est le résultat d’une vie sociale gérée par l’idée de vitesse. »

Elle poursuit : « Notre temps est de plus en plus fragmenté. Nous sommes impliqués dans une multitude de situations, endroits, actions, relations…, confrontés à des informations supplémentaires nous arrivant quotidiennement. Dans nos vies professionnelles et personnelles, nous bâtissons sans cesse de nouvelles hiérarchies et priorités avec une impression diffuse que notre vie est saturée et que le temps ne nous suffit pas. »

De fait, que ce soit pour s’informer, communiquer, consommer, etc., le nombre de stimuli cognitifs et sensoriels que nous recevons et émettons chaque jour ne cesse d’augmenter en fréquence et en intensité.

LE RYTHME MOYEN DES « TUBES » AMÉRICAINS S’EST INTENSIFIÉ « DE PRESQUE 8 % ENTRE 1986 ET 2015, PASSANT DE 94 À 101 BATTEMENTS PAR MINUTE », D’APRÈS LE DOCTEUR EN THÉORIE MUSICALE HUBERT LÉVEILLÉ GAUVIN

Au cinéma, notre rétine s’est habituée depuis plus d’un siècle à de plus en plus de vitesse : la longueur moyenne d’un plan est passée d’environ 12 secondes en 1930 à 2,5 secondes en 2010, selon une étude universitaire présentée en 2010 par James Cutting, de l’université Cornell, menée sur 15 000 films.

Même tendance dans notre environnement sonore : le rythme moyen des « tubes » américains s’est intensifié « de presque 8 % entre 1986 et 2015, passant de 94 à 101 battements par minute », précise le docteur en théorie musicale Hubert Léveillé Gauvin, qui a étudié 303 titres du top 10 américain. Sur cet échantillon, la voix arrive désormais bien plus tôt, 5 secondes après le début d’un morceau, contre 23 secondes en 1986. « La voix vient plus vite car, en une minute, il faut que les gens aient compris d’emblée l’essence d’une chanson », commente le directeur artistique Julien Bescond qui produit Christine and the Queens et Charlotte Gainsbourg chez Because Music.

Stimulation à l’intensité croissante

Sur les plates-formes de streaming, telles que Deezer ou Spotify, « les gens écoutent beaucoup de morceaux et ont de moins en moins de temps ». Aux Etats-Unis, « la musique pop tend désormais vers un format de 2 minutes 30, alors qu’il y a encore quatre ans on éditait des morceaux à 3 minutes 30 pour la radio », explique le producteur.

La composition même des titres s’adapte : chaque partie d’un morceau (couplet, refrain, pont…) se veut « très différente pour tenir en haleine, il s’agit de créer des gimmicks, des impulsions toutes les 20 secondes environ ».

Même notre environnement olfactif participe de cette dynamique. « Aujourd’hui, un consommateur potentiel doit être accroché par un parfum en moins d’une demi-minute dans une grande chaîne de distribution, autrement il s’en détourne, alors que dans les années 1980 il prenait de 5 à 10 minutes pour se décider dans une boutique de proximité », explique Arnaud Guggenbuhl, directeur marketing fine fragrance chez Givaudan. « Pour répondre à cette impatience, nous travaillons sur l’excitation olfactive et l’impact des senteurs sucrées, fruitées, qui donnent envie beaucoup plus vite. Les plus grands succès mondiaux ont des notes de tête, celles qui se révèlent les premières, très travaillées pour être accrocheuses. »

Quant à la vie relationnelle, les arrivées successives du Web, des réseaux sociaux puis des smartphones, il y a respectivement une trentaine, une quinzaine et une dizaine d’années, ont bouleversé celle de tous ceux qui ont accès aux outils numériques.

Depuis décembre 1992, date du premier SMS, « Merry Christmas », envoyé sur un réseau téléphonique anglais, nos interactions sont exponentielles, encore plus rapides à travers les applications de messageries instantanées telles que WhatsApp, Facebook Messenger, WeChat : pour ne donner qu’un chiffre, en 60 secondes en 2019, 41,6 millions de messages s’y échangent en moyenne dans le monde, 40 % de plus qu’en 2017 selon Statista.

Les conséquences de cette stimulation à l’intensité croissante commencent à être documentées par des équipes scientifiques. L’étude « Accelerating Dynamics of Collective Attention », publiée le 15 avril dans Nature Communications, décrit une société où les individus « obtiennent beaucoup d’informations sur un sujet très rapidement, mais s’en désintéressent de plus en plus vite. Ils sont saturés plus tôt », explique Philipp Lorenz-Spreen de l’Institut de physique théorique à Berlin.

Pour arriver à cette conclusion, le scientifique et ses trois coauteurs, tous physiciens des systèmes complexes, ont analysé des séries d’informations reçues par les individus aux XIXe, XXe et XXIe siècles. Ainsi, sur un échantillon de 43 milliards de tweets émis entre 2013 et 2016, ils ont découvert qu’un sujet restait dans le classement des 50 premiers hashtags (mot-clé) les plus populaires de moins en moins longtemps : 17,5 heures en 2013, 11,9 heures en 2016.

Effet de mode

Même cycle d’intérêt puis de désintérêt en analysant la persistance des expressions « à la mode » en littérature. A l’aide des données de la bibliothèque numérique Google Books, les chercheurs ont mis en évidence que l’effet de mode d’un terme « accrocheur » issu d’un livre était de six mois en moyenne à la fin du XIXe siècle, contre un mois désormais.

« Notre hypothèse de départ est que toutes les informations que nous recevons se disputent notre attention », explique le physicien, féru du livre d’Hartmut Rosa Accélération. Une critique sociale du temps (La Découverte, 2010).

Le chercheur veut poursuivre ses travaux en étudiant « le rôle des plates-formes en ligne et de leurs algorithmes afin d’imaginer quelles pistes permettraient de recevoir moins d’informations et de meilleure qualité ». L’une des difficultés, poursuit-il « est d’obtenir de ces acteurs numériques des données autour de sujets qui concernent le bien commun ».

Le Monde a contacté une multitude de plates-formes, de YouTube à Spotify, de Uber à Deezer, pour tenter d’obtenir des données mesurant notre impatience : sommes-nous plus nombreux à utiliser l’avance rapide des vidéos, zapper un morceau de musique, utiliser la livraison en express ou renoncer à un Uber car il y a 5 minutes d’attente ?

La récolte auprès de ces acteurs a été nulle. Un refus qui n’étonne pas le sociologue Dominique Boullier, chercheur au Digital Humanities Institute de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), en Suisse : « Les plates-formes peuvent désormais comprendre intimement nos motivations, mais elles vont bloquer l’accès à ces données car elles veulent les monétiser, explique le chercheur. Le problème ne réside même plus dans l’accès à des données considérées comme personnelles : rien qu’en analysant nos microtraces numériques tels les taux d’abandon, elles obtiennent des statistiques massives que n’ont pas les chercheurs universitaires. »

Quel rôle a le numérique dans cette évolution de notre rapport au temps ? « Il est central », explique la chercheuse en intelligence artificielle (IA) Nozha Boujemaa, qui souligne que les services « tout gratuit » ont généralisé l’utilisation de l’IA pour maintenir l’attention des usagers sur les plates-formes. Au prix du respect de l’individu lui-même, stimulé de toute part, qui peut avoir tendance à vouloir « tout tout de suite », dit la chercheuse, et développer « une sorte d’accoutumance ».

« L’enfant doit être précoce »

Certaines statistiques sont déjà impressionnantes : 35 % des Américains possédant un smartphone le regardent moins de cinq minutes après leur réveil. Dans l’heure, c’est huit personnes sur dix. D’où l’essor, en contrepoint, de mouvements citoyens précurseurs prônant depuis plusieurs années une « slow life ».

« On assiste bien à une prise de conscience d’un nécessaire ralentissement, constate Dominique Boullier, mais aucune grande entreprise n’endosse pour l’instant cette tendance à long terme et ne prend en compte ce critère en termes de productivité. Le modèle économique reste basé sur la réactivité. »

« Nous vivons une période de changements profonds, résume la sociologue Carmen Leccardi. Poussés par l’activité, adultes, adolescents mais aussi enfants dorment de moins en moins dans les pays développés. » Le pédopsychiatre Patrice Huerre reconnaît observer « une tendance à l’impatience chez les enfants et adolescents qui part des parents eux-mêmes. Dès le début de la vie, le calendrier physiologique ou psychologique d’un enfant peut être bousculé au profit du calendrier des idéaux parentaux : leur enfant doit être précoce ou en avance ». En conséquence, poursuit-il, « l’enfant va être surstimulé, ce qui développe chez lui un sentiment que, pour exister, il faut s’exciter ».

« Toutes ces stimulations font que notre attention se divise. Tout comme, mathématiquement, le temps passé sur chaque chose. D’où cette impression d’accélération, il faut aller vite tout le temps, analyse le neuroscientifique Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche à l’Inserm. Notre cerveau recherche sans cesse le sentiment de gratification immédiate. Or, une information nouvelle, qu’elle soit positive ou négative, stimule cette gratification, c’est le circuit de la récompense. Résultat : on peut basculer facilement dans une dynamique où on essaye d’en avoir plus, le plus souvent possible. »

Pour Carmen Leccardi, « nous allons devoir bâtir de nouveaux équilibres entre temps humain, qui anthropologiquement est lié aux rythmes naturels, temps social, technologique et financier ». La difficulté, poursuit-elle « est de continuer à avoir du temps pour soi, pour s’asseoir, regarder le ciel, se promener, lire un livre ». Si vous avez lu cet article jusqu’à la fin, ce qui a dû prendre environ 9 minutes selon l’estimation de l’algorithme élaboré par Lemonde.fr affichée dès la première ligne, c’est plutôt bon signe !

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