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Jours tranquilles à Paris
30 septembre 2019

Reportage - Incendie à Rouen : « Une fumée bio ça n’existe pas », s’inquiètent les agriculteurs de la région

incendie22

Par Ariane Chemin, Rouen, correspondance, Gilles Triolier, Rouen, correspondance

Maïs noircis, ruches souillées… Certains font leurs analyses personnelles, d’autres s’en remettent à la préfecture, mais tous, maraîchers, éleveurs, apiculteurs, devinent qu’ils vont devoir payer ce nuage de suie qui s’est pourtant posé souvent très loin de Rouen

Le chiffon était blanc, il est ressorti noir. Vendredi 27 septembre, en fin d’après-midi, Patrick Berrubé enfile sa combinaison et son voile d’apiculteur et gagne son jardin de Quincampoix, petite commune périphérique de Rouen, en Seine-Maritime. Le voilà au pied de ses ruches, son passe-temps de retraité. Il passe un essuie-tout sur une des planches d’envol, là ou entrent et sortent les essaims. « S’il y a de la suie sur le chiffon, soupire-t-il, il y en a forcément dans la ruche, donc dans les abeilles. »

C’est un mail reçu quelques heures plus tôt qui a poussé M. Berrubé à mener cette triste expérience. Le Groupement de défense sanitaire apicole (GDSA) du département demande à ses adhérents de collecter des informations pour « aider à estimer les conséquences à craindre pour les colonies » d’abeilles après la « catastrophe industrielle » survenue dans la nuit du mercredi au jeudi 26 septembre. « L’étendue de la dispersion de fumées, gaz et suies est considérable et va bien au-delà des communes proches du sinistre », insiste l’association, qui voudrait « pouvoir estimer l’impact sur les ruches » de l’incendie de l’usine Lubrizol de Rouen.

L’apiculteur retourne le chiffon dans ses mains devant sa petite-fille – ce vendredi, comme hier, les écoles de la région rouennaise sont restées fermées. Cette passion familiale le tient depuis vingt ans. 70 000 abeilles butinent dans chacune de ses vingt ruches, qui produisent trente kilos de miel par an. Pour la première fois, il est perdu. « Quand on est apiculteur, on est toujours un peu écolo sur les bords. Ça va de pair. » Il réfléchit. « Quand on est apiculteur, ses abeilles, on y pense nuit et jour. Les miennes, par exemple, elles boivent. Or, toutes les feuilles du jardin sont noires. Elles butinent les plantes encore en fleur comme les asters et les mauves, qui elles aussi ont été polluées. »

« C’est la première fois que je vis une catastrophe »

Apiculteurs, maraîchers, éleveurs… Ils habitent à 10 ou 30 km de Rouen, se sont réveillés jeudi matin dans ou loin du panache de fumée, ont humé ou non l’odeur acre et entêtante venue de l’usine en feu. Vers 8 h 30 ou 9 heures, chacun a entendu tomber la pluie, plus précoce dans le nord de l’agglomération qu’à Rouen. Puis, oreille au poste ou nez sur l’ordinateur, dès l’averse calmée, ils sont sortis dans leurs jardins ou leurs champs, à la recherche des stigmates du fameux « nuage » de Lubrizol.

La ferme de Philippe Brument se trouve à Mont-Perreux, un hameau de Saint-Martin-du-Vivier, à 8 km de Rouen. Pas très loin du parking du magasin Leroy-Merlin d’Isneauville, l’un des deux lieux où ont été relevées « des traces d’oxyde d’azote » – 0,3 partie par million (ppm) – par l’agence de mesure de l’air (Atmo) normande, épaulée par un camion spécialisé de la direction générale de la sécurité civile. L’agriculteur est né ici, il y a quarante-sept ans. Il prévient : « C’est la première fois que je vis une catastrophe. »

Jeudi matin, il a commencé par nettoyer la cour de sa ferme, pour « enlever tout ce noir qui allait entrer dans la maison ». Puis s’en est allé arpenter les 26 hectares de son exploitation et inspecter son champ de maïs. Stupéfaction : dans le champ, un plant sur deux est recouvert de traces noires. Il accepte de faire la visite guidée. « Regardez celui-là comme il est beau », soupire Philippe Brument en montrant l’épi le plus maculé de son champ.

L’ensilement, c’est-à-dire la conservation du fourrage dans un silo, était prévu dans dix jours, mais la préfecture de Seine-Maritime a demandé aux agriculteurs « de ne pas récolter leurs productions en l’attente de précisions ultérieures. » Du coup, Philippe Brument attend. « Que faire ? Si je mets les feuilles de maïs pleines d’hydrocarbure avec le reste en vrac dans le silo, qu’est-ce que ça va donner ? C’est stressant. » Il devine qu’il va payer ce nuage de suie qui s’est échappé de Rouen.

« La pluie a tout sali »

Ses maïs, coup de chance, Stéphane Donckele les avait ramassés une semaine plus tôt. « Tout est planifié trois semaines en avance. En une journée, on fait le stock de l’année pour les animaux. » L’exploitation du secrétaire général de la FNSEA du département compte 110 hectares de culture et 50 d’herbes, et produit lait et viande dans le village de Catenay, à 25 km de la capitale normande. « Pas dans le nuage en tant que tel, précise M. Donckele, mais la pluie a tout sali. On s’en est pris 20 minutes. Les flaques étaient toutes noires. On avait posé dehors des récipients transparents, pour faire des analyses. On voyait flotter des particules. »

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Le 26 septembre, ses bêtes se trouvaient au pâturage. Il ne les a pas confinées. « Techniquement impossible ! On avait prévu de rentrer les vaches le 20 octobre. Les bâtiments n’étaient pas aménagés, raconte Stéphane Donckele. Il faut une bonne journée de travail pour faire du propre et tout remettre en état, et le communiqué de la préfecture demandant de confiner les animaux est tombé à 16 heures… »

Aux éleveurs et agriculteurs de la zone, les autorités du département de Seine-Maritime recommandaient en effet, « dans les zones impactées par le panache de fumée », de « rentrer » les animaux et « de sécuriser leur abreuvement et leur alimentation en les plaçant sous abri ». Elles jugeaient aussi « nécessaire de faire pâturer des ruminants sur des pâtures saines, exemptes de dépôt de suie. » Au passage, la préfecture conseillait « de ne pas chercher à enlever les dépôts de suie et d’attendre les prochaines consignes préfectorales (…) pour les éliminer par une filière autorisée ». Trop tard, pour beaucoup.

Son principal client ne prendra pas sa production

A Saint-Aignan-sur-Ry, 25 km au nord-est de Rouen, Olivier Lainé exploite de 60 hectares en maraîchage en bio, dont une petite partie de fruits et de légumes de qualité. Responsable national de la commission climat-énergie de la Confédération paysanne, lui non plus ne se trouvait « pas dans la zone du panache » et n’a « pas vu de retombées, car je suis à 5 ou 6 km du passage du nuage », raconte-t-il.

Les soucis, pourtant, sont arrivés très vite. Son principal client, une chaîne de produits bios, l’a appelé pour lui dire qu’il ne prendrait pas sa production de haricots, de carottes et de courgettes, « par précaution ». Une grosse perte pour Olivier Lainé : ce petit maraîchage de niche est celui qui lui rapporte le plus. « Ils ont raison, approuve pourtant l’agriculteur. Pour l’instant, on ne sait rien. Quand on nous dit que rien n’est toxique avant même la publication des résultats scientifiques définitifs, je m’interroge aussi », ajoute le responsable de la Confédération paysanne.

« Une fumée bio, ça n’existe pas », soupire Philippe Brument devant ses maïs noircis. Vendredi matin, une poignée d’oiseaux ont été retrouvés morts sur les quais de Rouen, affirme le site Roueninfo photo à l’appui. Le préfet de la Seine-Maritime, Pierre-André Durand, indique ne pas avoir eu connaissance de tels événements ; le colonel Jean-Yves Lagalle (SDIS) ne pas avoir reçu de signalement lui non plus. Mais le chef des pompiers de Seine-Maritime a ajouté cette phrase en forme de parabole qui, chez les Rouennais et alentour, a agi comme un autre brouillard toxique : « Si un oiseau est passé dans le nuage de fumée, il y a de fortes chances pour qu’il soit mal en point. Si j’avais mis l’un de mes pompiers dans le panache, sans protection, il est évident qu’il serait au plus mal lui aussi. »

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