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Jours tranquilles à Paris
1 décembre 2019

Enquête - Les fins de mois, un casse-tête français

Par Guillemette Faure

Des abonnements à n’en plus finir, le coût de la voiture qui augmente, la maison à rembourser… Au moment de faire les comptes, gérer son budget relève souvent de l’équilibrisme.

Alors que 51 % des Français avouent avoir une connaissance « moyenne » des questions financières (enquête Banque de France, novembre 2019), nous nous sommes interrogés pour cette nouvelle rubrique « Fins de mois » : quelles questions poser pour évaluer le train de vie de tout un chacun et ses arbitrages au quotidien ? Chiffrer les principaux postes de dépenses et de revenus ? Nous avons écarté cette idée, difficile à mettre en œuvre : la plupart des gens ne font pas leurs comptes précisément et peuvent, en toute bonne foi, se figurer qu’ils sont le consommateur responsable qu’ils voudraient être. Interroger quelqu’un sur ce qu’il dépense suscite des réponses aussi fiables que si vous lui demandiez ce qu’il mange (« Je ne comprends pas, pourtant je ne mange rien… »).

Selon une étude menée pour la Banque de France en mars 2019, 54 % des personnes interrogées disent noter toutes leurs dépenses (et 53 % « toutes leurs factures à venir pour être sûr de ne pas en oublier »). Mais, bizarrement, 36 % seulement disent avoir une idée précise de leurs dépenses mensuelles. Faut-il en déduire que 18 % ont perdu leurs notes avant la fin du mois ? Ou qu’il est très tentant de dire n’importe quoi sur la façon dont on tient nos comptes lors d’un sondage de la Banque de France ?

Un enchaînement de mois atypiques

Quand on ne fait pas ses comptes, d’une manière générale, nous surestimons le poids de nos dépenses d’alimentation dans notre budget et nous sous-estimons celui de la voiture ou de tout ce à quoi nous n’avons pas envie de renoncer. « Les gens connaissent leur loyer et leur facture de téléphone, mais n’ont aucune idée de ce qu’ils dépensent pour le tabac », estime par exemple Denis Laroche, chargé de la formation à l’accompagnement budgétaire aux Restos du cœur.

Nous marginalisons aussi trop vite les grosses dépenses imprévues. Ce mois-ci est atypique, il y a eu les frais de réparation de la voiture. Octobre était atypique, avec cette couronne chez le dentiste… Faire ses comptes, c’est se rendre compte que la vie est un enchaînement de mois atypiques.

La comptabilité personnelle relève de l’intime. Vous pouvez très bien n’avoir pas plus d’idée des pratiques de vos proches en cet épineux domaine que de leurs préférences en matière de sous-vêtements. Par ailleurs, poser la question « Faites-vous vos comptes ? », c’est s’apercevoir qu’une réponse affirmative peut traduire des réalités différentes entre ceux qui utilisent la fonction « note » de leur téléphone, ceux qui y transpirent trois heures par semaine sur Excel, ou ceux qui conservent leurs tickets de caisse, ceux qui raturent leurs relevés bancaires… Les objectifs varient aussi : connaître sa position de compte ; savoir s’il n’y a pas des opérations louches qui nous ont été facturées ; évaluer avec combien on vit pour pouvoir faire des plans.

Des « illettrés de l’argent »

Un directeur d’agence bancaire que nous avons interrogé évalue à 5 % ses clients qui savent exactement ce qu’ils dépensent, des obsessionnels aux âmes de comptable pour qui rien n’est laissé au hasard et qui tiennent leurs comptes sur tableur au centime près. A l’autre bout du spectre, ceux qui préfèrent ne pas ouvrir les enveloppes de leurs relevés de compte (elles pourraient contenir une mauvaise nouvelle). D’autres les reçoivent par Internet et n’osent pas avouer à leur banque qu’ils n’ont quasiment jamais accès au numérique.

Ancien employé bancaire, aujourd’hui animateur de café philo sur l’argent après avoir dispensé des formations au budget pendant sept ans, Jean Beaujouan estime à 10 % ces « illettrés de l’argent », « des gens de tous milieux, de tous niveaux d’éducation qui ne regardent jamais leurs relevés de compte et n’ouvrent aucun document ». C’est parfois même assumé. Entendu de la part d’un comptable, père de trois enfants : « Je ne les fais pas, c’est mon objectif dans la vie, ma définition de la réussite : ne pas avoir à faire mes comptes. »

Ces insouciants permettent à leur entourage de se sentir rigoureux en consultant ponctuellement leur solde. Dans cette même enquête de la Banque de France, un slide titré « Les répondants suivent attentivement leur situation financière » précise que « 78 % des répondants consultent au moins une fois par mois leur compte courant ». C’est dire si la barre est basse en matière de suivi de nos dépenses. « Pour la plupart des gens, faire ses comptes signifie avoir une idée de son solde et se dire que, si en fin de mois on n’est pas dans le rouge, tout va bien », confirme ce directeur d’agence. Or, connaître son solde ne permet pas de se projeter. « Le solde, ça vous dit de combien vous êtes dans la merde, mais pas quel est votre budget », insiste Maxime Pekkip, de Cresus, la grande association d’aide aux surendettés.

Un problème de budget

Paradoxe : les Français veulent savoir où ils en sont, mais font peu de budget… Pascal Méziat l’a compris il y a près d’une dizaine d’années. En 2010, à une époque où l’Apple Store ne comptait encore que des applis pour simuler un verre de bière ou identifier le titre d’une chanson, il a développé Visual Budget, une des premières applis de suivi de comptes, laquelle a connu un énorme succès aux Etats-Unis, en Chine, en Russie. Des retours de ses utilisateurs dans le monde, il a retenu que les Français, à la différence des Américains par exemple, se préoccupaient bien plus de surveiller leur solde que d’établir des objectifs mensuels ou annuels de dépenses.

Aujourd’hui, les téléchargements quotidiens de son appli sont bien moins importants que ce qu’ils étaient il y a huit ans. Elle est maintenant concurrencée par l’arrivée massive de celles de banques ou d’autres acteurs (Bankin’, YNAB, Gestion d’argent, Nestor, Save Money, BudgetView…). Certaines mettent en avant leur capacité à aspirer directement les opérations des comptes bancaires. Ayant organisé des formations au budget pendant des années, Jean Beaujouan juge les applis des établissements bancaires bien hypocrites. « Les banques font des efforts en proposant plus d’outils pour avoir des informations sur son solde, mais elles participent à la confusion des clients, en rendant compliqué de recevoir ses comptes bancaires sur papier. »

Une minutie masochiste

« Une de nos publicités qui marche le mieux, c’est celle qui montre quelqu’un transpirer sur Excel », assure Sophie Halliot, chief marketing officer chez Bankin’. Evidemment, c’est tentant de s’en moquer, mais c’est oublier que ceux qui font leurs comptes laborieusement peuvent goûter cette minutie masochiste. Parce qu’ils ne font pas confiance aux applis pour le traitement de leurs données. Ou parce qu’ils tiennent à ce que cela soit un peu douloureux. Sur le sympathique groupe Facebook Gestion budgétaire, entraide et minimalisme, une feuille de tableur « Livre de comptes » est à disposition pour ceux qui veulent faire leurs comptes.

D’autres présentent leurs budgets tenus au crayon sur des cahiers. Justement pour que cela ne soit pas mécanique, pour mieux réaliser. Dans ces cas, on tient ses comptes comme on consigne ce que l’on mange aux Weight Watchers : pour réaliser ce qu’on avale ou ce qu’on claque sans s’en apercevoir. Et d’ailleurs ceux-là craquent de la même manière. Un éclair au chocolat ou trois, perdu pour perdu… Une dépense par carte de plus alors qu’on est déjà à découvert, perdu pour perdu…

Une dématérialisation qui rend amnésique

Une étude montrait qu’après avoir fait des achats dans un magasin seulement 35 % de ceux qui avaient réglé par carte étaient capables d’en donner le montant, contre 67 % de ceux qui avaient payé en cash… et on ne parle pas du paiement sans contact ou du prélèvement automatique. Faire ses comptes devient une manière de lutter contre la dématérialisation qui rend amnésique. « Vous pourriez me dire combien vous dépensez par mois en alimentation ? », m’a demandé une des personnes interrogées pour cet article. Oui, 257 euros en moyenne sur les cinq derniers mois. Je le sais parce que j’ai téléchargé dans le cadre de cette enquête une appli de gestion de budget (jusque-là, je me contentais d’ouvrir les enveloppes de mes relevés de compte).

Paradoxalement, la génération qui dispose potentiellement de ces applis tient bien moins ses comptes que celle qui ne s’aidait que de cahiers dans lesquels on recopiait à la main les sommes inscrites sur le talon de son carnet de chèques. Nos arrière-grands-mères avaient des « livres de raison », dans lesquels, entre les repas et le repassage, elles consignaient les dépenses et ressources du ménage. (On relève bien aujourd’hui la présence d’un hashtag #budgetplanning sur Instagram, mais il semble plus destiné à sublimer ses comptes, en y appliquant un filtre ­Valencia, qu’à estimer précisément ses dépenses.

Multiplicité des moyens de paiement

A notre décharge, « on est passé d’une période où, pour connaître ses dépenses, on n’avait qu’à remonter un extrait de compte à une multitude de moyens de paiement : ses achats sur Internet, via sa box, via sa facture de téléphone, via une néobanque… », relève Maxime Pekkip, qui va développer un outil BGV (budget grande vitesse) pour Cresus. Et pour ceux qui suivent leurs différents postes de dépenses, comment ventiler les frais d’habillement et d’alimentation quand on a acheté les deux dans le même hypermarché ?

Autrefois, faire ses comptes et tenir son budget s’enseignait dans les écoles ménagères, voire dans les filières techniques. « Le problème, c’est qu’on a cru que c’était aux pauvres à qui il fallait apprendre à faire ses comptes, continue Maxime Pekkip. On a prévu d’enseigner les fondamentaux dans les filières techniques, et on pense que les autres sont suffisamment équipés pour apprendre par eux-mêmes. » L’analyse des dossiers de surendettés et de ménages fragiles suivis à Cresus lui prouve au contraire que « plus vous avez des revenus élevés, plus vous avez la capacité à vous mettre en difficulté ». Le directeur de clientèle d’agence bancaire déjà cité garde le souvenir de ce jeune à qui il fallut un mois pour comprendre que les chèques qu’il signait seraient tirés un jour…

Les jeunes Français, cancres de la culture financière

Une étude PISA de 2012 plaçait les jeunes Français en dessous de la moyenne des treize pays dans lesquels des jeunes de 15 ans ont été interrogés en matière de culture financière. « Mais il faut dire que les questions posées étaient des cas concrets auxquels ils n’ont pas l’habitude d’être exposés… », les excuse Pascale Micoleau-Marcel, déléguée générale de La Finance pour tous. Ce volet de l’étude PISA a été reconduit en 2017 mais la France n’y a pas souscrit, ce qui évite les mauvaises surprises.

Fondateur de la banque Nickel (aujourd’hui revendue à la BNP Paribas), Ryad Boulanouar vient de compiler 6 000 budgets de ménages conseillés par Cresus pour aider les personnes fragiles à construire le leur en fonction de différentes variables (où elles vivent, combien de personnes compte le foyer, avec ou sans voiture…). Il se souvient de sa mère plaçant dans des enveloppes l’argent dont elle disposait pour tenir le mois. S’il en restait un jour, la somme était mise de côté. Calculer son « reste à vivre » mensuel, tirer du liquide et le diviser par quatre ou cinq semaines, ne pas utiliser de carte : cette approche, loin des applis, reste conseillée aux Restos du cœur ou chez Cresus, à ceux qui ont du mal à maîtriser leurs dépenses. A l’heure de la dématérialisation à outrance, la discipline budgétaire authentiquement efficace a des allures de bas de laine.

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