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Jours tranquilles à Paris
9 décembre 2019

Le dialogue difficile sur la guerre en Ukraine passe par Paris

Par Piotr Smolar

Vladimir Poutine et son homologue ukrainien doivent se retrouver pour la première fois lundi à l’Elysée, en présence d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel.

Sortir d’une impasse ne signifie pas forcément trouver une issue. Ainsi se résume l’atmosphère paradoxale qui précède le sommet dit « au format Normandie », prévu lundi 9 décembre. Il doit réunir à l’Elysée le président russe, Vladimir Poutine, et son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, sous la médiation de la chancelière allemande, Angela Merkel, et d’Emmanuel Macron.

La dernière réunion de ce genre, en octobre 2016 à Berlin, avait été un échec. « Chacune avec sa sensibilité, la France et l’Allemagne estiment qu’on n’avancera pas sur la sécurité européenne sans progrès sur la guerre en Ukraine, explique une source française. C’est le passage obligé. » Et le vrai « test » des intentions russes, après les ouvertures récentes de Paris, estime-t-on au Quai d’Orsay.

Mais au-delà de la photo de groupe attendue, le doute domine sur les marges de manœuvre pour résoudre le conflit lancinant dans l’est de l’Ukraine, qui a fait plus de 13 000 morts en cinq ans. L’élection spectaculaire de M. Zelensky en avril (avec 73 % des voix) a relancé un dialogue entre Kiev et Moscou. Mais les positions des protagonistes sur le volet politique divergent. Le rôle dual de la Russie, initiatrice de la guerre et médiatrice de façade avec les séparatistes, n’y est pas pour rien.

Dans un entretien au Monde le 3 décembre, le président ukrainien a appelé de ses vœux une inversion de la séquence prévue par les accords de Minsk (2015). Il a rejeté l’idée que les élections dans l’Est soient un préalable, avant toute reprise en main de la frontière orientale. Inadmissible pour la Russie, qui insiste sur le statut spécial prévu pour l’Est, avant tout vote. « C’est le séquençage de Minsk qui détermine le vainqueur et celui qui capitule », résume l’analyste russe Vladimir Frolov, ancien diplomate.

Arrivé au pouvoir dans un contexte difficile, Volodymyr Zelensky s’est illustré par son pragmatisme. Alors que le blocage politique était complet depuis trois ans avec Moscou, sous le président Petro Porochenko, le nouveau venu a rétabli le contact. Des gestes ont été consentis. Le désengagement militaire dans trois zones pilotes le long de la ligne de front de près de 450 km a été enfin réalisé de part et d’autre. Puis sont venus l’échange de 70 prisonniers début septembre, et le retour de trois navires de guerre ukrainiens à la mi-novembre, saisis un an plus tôt par la Russie.

Approche graduelle

Cette approche graduelle n’a pas d’alternative. Mais la normalisation dans l’Est et son retour sous l’autorité de Kiev restent hors de portée. Les diplomates français espèrent qu’un calendrier sera discuté, en vue d’élections. Réalistes, ils se penchent surtout sur de nouvelles zones potentielles de désengagement, un autre échange de prisonniers, le grand défi du déminage. Ces pas permettraient de transformer la guerre de basse intensité en conflit gelé. L’idée d’une force d’interposition est aussi débattue par les experts. Morne horizon, même s’il garantirait une baisse du nombre de victimes. A terme, il faudra aborder le problème des nombreux disparus et des 2 millions de déplacés.

« La situation reste très mauvaise sur le terrain, explique Ioulia Shukan, chercheuse à l’université Paris-Nanterre, familière du Donbass. Beaucoup d’usines ont fermé, le chômage explose. On constate des difficultés de déplacement sur la ligne de front dans un rayon de 50 km, ainsi que des tirs réguliers, quotidiens, pour des raisons surtout tactiques, en des points de tension. » La réduction de ces incidents constitue une priorité, et même un préalable au reste.

Pour ce qui concerne l’agenda politique, en revanche, Mathieu Boulègue, expert au cercle de réflexion Chatham House à Londres, met en garde contre un excès d’optimisme. « On a du mal à accepter qu’il faut progresser par petits pas dans l’est de l’Ukraine, avec une approche humaine, avant de se lancer dans des considérations politico-électorales, dit-il. On a interprété de façon trop positive les gestes récents de la Russie, comme les premières libérations de prisonniers ou le retour des navires de guerre, totalement inutilisables car saccagés. Cela ne leur coûte rien politiquement. La vraie bonne volonté consisterait à favoriser un désarmement dans le Donbass. »

Or, les quelque 40 000 séparatistes armés et leur parrain russe ne veulent rien entendre avant que le statut spécial du Donbass – soit une large autonomie – ne soit garanti. Ils souhaitent aussi une amnistie, inacceptable pour l’opinion publique ukrainienne si elle couvrait les crimes de guerre. De son côté, Kiev voudrait la tenue d’élections libres, ce qui nécessiterait une maîtrise sécuritaire dans les deux provinces de Louhansk et Donetsk, ainsi que le contrôle de la frontière, porte battante aux mains de la Russie, par laquelle hommes et armes peuvent transiter.

Malgré la grande ampleur de sa victoire, confirmée aux législatives, M. Zelensky se trouve dans une position délicate. Une partie de l’opinion rejette tout compromis sur le Donbass. Le jeune chef de l’Etat a besoin d’engranger des victoires au moins symboliques avec Moscou, pour imprimer sa marque. La deuxième difficulté est l’isolement de l’Ukraine. Sa transformation en sujet de polémique aux Etats-Unis, dans le cadre de la procédure d’impeachment lancée contre M. Trump, montre aussi, en creux, l’indifférence de l’administration américaine à son égard.

Pour Washington, l’Ukraine est devenue secondaire. Allié traditionnel de Kiev, le Royaume-Uni, lui, se consume dans le Brexit. Quant à M. Macron, il a noué une bonne relation personnelle avec M. Zelensky, mais sa grille de lecture géopolitique, dessinée dans l’entretien à The Economist début novembre, montre les priorités du président. Il n’insiste pas sur l’annexion de la Crimée et ses implications en termes de droit international.

Ouverture française

M. Macron veut « repenser la relation stratégique avec la Russie sans naïveté aucune ». Il reconnaît qu’il s’engage là sur « un axe » qui ne devrait pas donner « des résultats dans les dix-huit ou vingt-quatre mois ». Le 4 décembre à Londres, lors du sommet de l’OTAN, le président français a souligné que Moscou était à la fois « une menace », en référence à ses activités cyber, à l’Ukraine et aux conflits gelés, et « un partenaire », ce qui reste à démontrer.

A Moscou, cette ouverture française a suscité un contentement, mais les priorités ne changent pas. L’idée d’un retour de l’Etat ukrainien dans le Donbass priverait la Russie d’un instrument de déstabilisation de son voisin. Au contraire, elle distribue des passeports aux habitants locaux. Cette capacité de nuisance importe davantage, dans une lecture géopolitique privilégiée par le Kremlin, que son coût financier. M. Zelensky prétend incarner une rupture, solidifier l’Etat de droit et libérer le secteur privé. Les puissants réseaux oligarchiques et la corruption constituent des obstacles immenses. Mais à long terme, une réussite ukrainienne offrirait à la Russie un miroir peu flatteur.

Vladislav Sourkov, conseiller de Vladimir Poutine, a la main sur le dossier ukrainien. L’un de ses proches, l’analyste politique Alexeï Tchesnakov, appelle le président Zelensky à la clarté. « Les élections sont une condition pour que l’Ukraine reprenne sa frontière, pas l’inverse, dit-il. S’il veut abandonner les accords de Minsk, il doit le dire. La France et l’Allemagne, qui ont une position assez pragmatique, perdraient alors la face, et la Russie s’adresserait aux pays européens pour se plaindre des sanctions qui la visent. » La France, au contraire, veut espérer qu’une levée partielle des sanctions représente pour Moscou une motivation pour agir. « Poutine a une fenêtre de tir à exploiter et il n’en aura pas beaucoup », veut-on croire au Quai d’Orsay.

Les gestes de bonne volonté que pourrait consentir Vladimir Poutine ne concernent que la situation militaire et humanitaire. « Poutine se montrerait accommodant si Zelensky proposait de normaliser certains aspects de la relation bilatérale, par exemple la réouverture des vols directs entre Moscou et Kiev, dit l’analyste Vladimir Frolov. Il pourrait même lever certaines sanctions économiques et individuelles mutuelles, et des interdictions d’entrée sur le territoire. Cela aiderait Macron à vendre l’illusion que sa nouvelle approche envers la Russie fonctionne. »

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