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Jours tranquilles à Paris
19 octobre 2020

Décryptages - Empoisonnement d’Alexeï Navalny : l’UE met le Kremlin en accusation

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant, Piotr Smolar - Le Monde

Deux collaborateurs importants du président russe, Vladimir Poutine, font l’objet de sanctions imposées par l’Union européenne.

L’Union européenne met en cause le Kremlin pour l’empoisonnement d’Alexeï Navalny. La liste des sanctions nominales de l’UE, publiée au Journal officiel de l’Union européenne jeudi 15 octobre à Bruxelles, compte six noms et une entité. Parmi les individus ciblés figurent deux collaborateurs importants de Vladimir Poutine. Le plus haut responsable est l’ancien premier ministre (1998) Sergueï Kirienko, premier adjoint du chef de l’administration présidentielle, qui dirigea Rosatom, l’agence fédérale de l’énergie atomique. Le second est Andreï Yarine, qui se trouve à la tête du département de la politique intérieure. Celui-ci a notamment conduit une task force dont le rôle est de « contrer l’influence d’Alexeï Navalny dans la société russe, y compris par des opérations visant à le discréditer ».

Selon le tableau explicatif figurant dans la résolution européenne, il est donc « raisonnable de conclure que l’empoisonnement d’Alexeï Navalny a été possible uniquement avec l’accord du bureau exécutif présidentiel ». Sur le plan politique, le représentant du président pour le district fédéral de Sibérie, Sergueï Mieniaïlo, se trouve aussi sur la liste.

Le 20 août, l’opposant russe avait été hospitalisé en urgence dans un hôpital de la ville sibérienne d’Omsk en raison d’un empoisonnement. Deux jours plus tard, il était évacué vers l’Allemagne, à la demande de sa famille. Soigné à l’hôpital de la Charité à Berlin, il a repris conscience et l’usage de la parole, qu’il a employée pour dénoncer l’implication du Kremlin dans l’attaque dont il a été la victime.

Gel d’avoirs et interdiction de voyager

Sur la liste européenne se trouve aussi le directeur des services de sécurité intérieure (FSB), Alexandre Bortnikov. « Dans ces circonstances et prenant en compte le fait qu’Alexeï Navalny se trouvait sous surveillance au moment de son empoisonnement, il est raisonnable de conclure que l’empoisonnement n’a été possible qu’avec l’implication du FSB », souligne la résolution. Celle-ci implique aussi deux vice-ministres de la défense, Pavel Popov et Alexeï Krivoroutchko. Leur ministère est jugé responsable de la conservation et de la destruction des agents chimiques. Dès lors, l’utilisation du Novitchok n’aurait pu être le fait que d’une intention criminelle ou d’une négligence, estiment les Européens.

L’entité figurant sur la liste est l’Institut d’Etat pour la recherche scientifique en chimie organique et en technologie (GosNIIOKhT), considéré comme le lieu de conception de l’agent neurotoxique Novitchok à l’époque soviétique. Il est mis en cause pour avoir failli à sa mission, en matière de surveillance et de destruction des agents chimiques.

Cette liste, qui implique un gel d’avoirs et une interdiction de voyager en Europe, est d’abord le fruit d’une concertation franco-allemande, validée ensuite par les autres Etats membres. Paris et Berlin avaient souhaité attendre les conclusions de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). Publiées le 7 octobre, ces dernières ont confirmé que les échantillons de sang et d’urine de M. Navalny contenaient un « inhibiteur de la cholinestérase », similaire à deux substances chimiques de type Novitchok.

La liste de sanctions a été discutée à l’occasion du Conseil des affaires étrangères, le 12 octobre. Un dispositif européen similaire, en réponse à l’annexion russe de la Crimée, comporte déjà 177 personnes et 48 entités, six ans après les faits. Alexandre Bortnikov, par exemple, y figurait déjà. Mais cette nouvelle vague de sanctions a une haute portée politique, anticipée par Moscou. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a envisagé publiquement cette semaine la suspension de tous les contacts politiques avec l’Union européenne, ce qui ne signifie pas une rupture des relations diplomatiques. En outre, la Russie a toujours privilégié les relations bilatérales avec les capitales, plutôt que celles avec Bruxelles. Mais le contexte ne s’y prête pas davantage.

« Ne pas renoncer à nos principes »

Jeudi, Moscou a annoncé qu’il ne participerait plus aux contacts tripartites, avec les Pays-Bas et l’Australie, au sujet du Boeing MH17 de la Malaysia Airlines, abattu en Ukraine en juillet 2014. Jamais le projet d’« architecture de sécurité et de confiance » avec la Russie, amorcé à l’été 2019 par Emmanuel Macron, n’a paru plus incertain, plus compromis. « C’est toujours le même chemin, celui d’un dialogue transparent mais exigeant avec la Russie, auquel je crois, a expliqué le président français jeudi à son arrivée à Bruxelles. La Russie est notre voisin, la Russie partage ce continent, mais nous ne saurions céder, renoncer à nos principes et nos ambitions, en particulier quand il s’agit des armes chimiques. »

En marge de la liste Navalny est aussi visé un ennemi juré de l’opposant, Evgueni Prigojine, très proche de Vladimir Poutine. L’homme d’affaires est présenté comme ayant des « liens étroits, notamment financiers, avec la compagnie militaire privée Wagner », responsable de « violations répétées » de l’embargo sur les armes à destination de la Libye. Cette justification a été choisie car elle est plus solide, d’un point de vue juridique, qu’une mise en cause éventuelle de Prigojine dans l’empoisonnement de Navalny. Mais, dans l’esprit européen, il s’agit bien d’un même paquet de sanctions, se voulant une réponse exemplaire à l’usage d’un agent neurotoxique dans une tentative d’assassinat.

La réponse de Moscou à cette initiative européenne fait peu de doutes : l’adoption de contre-sanctions est désormais une mécanique bien rodée. Reste à savoir la forme retenue, Moscou s’appliquant généralement à prendre des mesures qu’il considère comme parfaitement symétriques. Pour la Russie, il n’y a tout simplement pas d’affaire Navalny, ce qui rend ces sanctions particulièrement insupportables. Le « blogueur », comme l’appelle la télévision, le « patient de Berlin », comme dit le Kremlin, n’aurait pas été empoisonné, ou en tout cas pas sur le sol russe.

De là résulte une multitude de théories, depuis la version des médecins évoquant une hypoglycémie jusqu’à celle d’un empoisonnement intervenu sur le sol allemand. Mais rien qui puisse justifier une mise en cause directe du Kremlin. La justice russe a même refusé d’ouvrir la moindre enquête. Formellement, Moscou considère que c’est l’Allemagne qui refuse de coopérer, en ne transmettant pas à la partie russe les résultats médicaux de M. Navalny.

Dans les médias, l’affaire est présentée comme un complot, une invention de l’Occident pour nuire à la Russie. Le 13 octobre, une députée membre du comité des affaires étrangères de la Douma, Elena Panina, estimait par exemple que les sanctions européennes avaient pour but « de discréditer les succès de la science russe dans la mise au point d’un vaccin contre le coronavirus ».

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