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Jours tranquilles à Paris
16 avril 2020

L’état d’urgence, une histoire d’exceptions - Par Dominique Albertini

etat urgence

Le 19 mai 1958, De Gaulle donne une conférence de presse à Paris en vue de son retour au pouvoir. (Photo AFP)

L’Etat de droit peut-il emprunter à la dictature quand son propre salut est en jeu ? De la jeune république romaine au général de Gaulle en passant par les Lumières, la question taraude la pensée politique.

Tribune. Au sujet de Titus Larcius Flavius, on ne sait pas grand-chose. L’homme aurait joué un rôle de premier plan dans la jeune république romaine, dont il fut deux fois consul. Le Sénat en fit aussi, ajoutent les sources antiques, le premier titulaire d’une inquiétante magistrature que se donna l’Etat. C’était autour de 500 av. JC., et une trentaine de peuples menaçaient de se liguer contre Rome : «Dans l’inquiétude que causait l’attente d’aussi grands événements, on parla pour la première fois de créer un dictateur», rapporte Tite-Live - notant avec satisfaction qu’à cette annonce, «une grande terreur s’empara du peuple et le disposa à plus d’obéissance».

Un révélateur de leurs propres vertus pour les Romains

Jusqu’à l’établissement de l’Empire, on recourut plus de 80 fois à cet expédient, qui donnait tout le pouvoir à un seul pour une durée de six mois. La pratique brisait le cours d’institutions peu démocratiques au sens moderne, mais collégiales. Les Romains n’eurent pas la dictature honteuse : ils y voyaient un passionnant révélateur de leur propre vertu, car les despotes ne manquèrent presque jamais de rendre leurs pouvoirs. Et s’il est vrai que l’usage se dérégla sur la fin (en abuser fut fatal à César), il a nourri bien des méditations sur la légitimité des Etats à s’affranchir de leurs propres règles, comme beaucoup l’ont fait pour affronter le coronavirus. En France, entre l’annonce du confinement et du report du second tour des municipales, le 16 mars, et l’inscription dans la loi de ces mesures exorbitantes, le 27, le droit fut bien suspendu onze jours. Procédé formellement illégal et pourtant couvert par la théorie des «circonstances exceptionnelles», admise depuis un siècle par la justice administrative. Le problème n’est pas propre aux régimes démocratiques, ni même aux sociétés contemporaines. Face aux seigneurs, «le roi médiéval a peu de pouvoirs : s’il veut faire des lois, réclamer un impôt ou lever une armée, il doit le justifier par des circonstances exceptionnelles, rappelle François Saint-Bonnet, historien du droit et professeur à l’université Paris-II. Ce sont elles qui font de lui le premier des seigneurs, avec des formules comme "Nécessité n’a point de loi", tirée du droit romain. Ce n’est qu’au XVIe siècle que ces exceptions deviennent le fondement du pouvoir royal». L’absolutisme résout la question en identifiant l’Etat au monarque tout puissant.

Les philosophes des Lumières divisés

A leur tour, les Lumières s’interrogent. On théorise l’Etat de droit, mais celui-ci doit-il, pour son propre salut, pouvoir recourir à la dictature ? C’est d’autant plus problématique que l’optimisme romain n’est plus de mise. «La réflexion moderne part d’une vision pessimiste de l’homme, toujours porté à abuser du pouvoir qu’on lui donne, poursuit Saint-Bonnet. Machiavel n’a-t-il pas enseigné que la politique n’est que l’art de conquérir et conserver le pouvoir ? On sent Montesquieu embarrassé par la question.» Rousseau, lui, s’y range sans hésitation : le Genevois place toujours le corps civique au-dessus des droits individuels. En cas de péril, c’est sûr, «la première intention du peuple est que l’Etat ne périsse pas», et il acceptera de bon cœur la suspension des libertés. On ne raisonnera pas autrement aux heures les plus dures de la Révolution. Les républiques successives se donneront, elles aussi, les moyens d’affronter les «périls imminents pour la sécurité intérieure ou extérieure». Ils pourront être militaires, comme l’état de siège : appliqué durant la Commune et les deux guerres mondiales, celui-ci transfère à l’armée les pouvoirs de police. Ils seront aussi civils, comme l’état d’urgence, créé sous la IVe République au début de la guerre d’Algérie. Rapporteur du projet, que combat la gauche, le député Jacques Genton déploie l’immuable rhétorique de la nécessité : «Les circonstances sont exceptionnelles», or, «le gouvernement peut être entravé dans une action de salut public par le fait que le régime normal […] a pour fondement le respect strict des droits individuels».

De Gaulle et le recours à l’article 16

Trait essentiel de la pensée gaullienne, cette adaptation de l’action publique aux circonstances a laissé sa trace dans nos institutions. Appelé au pouvoir dans un contexte de putsch, habilité pour un semestre à gouverner par ordonnances, le Général fut bien «pendant six mois un dictateur romain et un législateur», commenta Raymond Aron. Il alla au-delà, l’article 16 de sa Constitution donnant tout pouvoir au chef de l’Etat face à une menace «grave et immédiate» menaçant «le fonctionnement régulier des pouvoirs publics». Sa conviction que l’outil aurait permis de continuer la lutte en 1940 a souvent été mise en doute. Mais De Gaulle entend aussi garantir l’avenir : «Dans l’époque où nous allons vivre, où les bombes atomiques sont suspendues au-dessus de nos têtes […], nous pouvons nous trouver d’un moment à l’autre dans une crise indescriptible», expose-t-il le 8 août 1958 devant le Comité consultatif constitutionnel.

Le nouvel «état d’urgence sanitaire» enrichit encore le répertoire des états d’exception, et les possibilités pour l’exécutif d’y recourir - ce qu’il a fait trois fois dans les quinze dernières années. Ces régimes n’ont pas cessé pour autant de représenter une épine logique pour les démocraties. Et un outil pour leurs critiques de tous bords, comme le juriste allemand Carl Schmitt, figure du IIIe Reich : «Il détestait profondément ce qu’il appelait le "droit petit-bourgeois", c’est-à-dire les Droits de l’homme, explique Saint-Bonnet. Il voit dans l’état d’exception un outil de subversion des démocraties : celles-ci n’en seraient pas, puisqu’elles peuvent renoncer à leurs propres principes. Au nom de 0,1 % du temps constitutionnel, il oublie les 99,9 % restants.» A gauche, c’est au nom des libertés qu’est souvent combattue la notion d’état d’exception. Certains, comme le philosophe Agamben, jugeant qu’elle révèle plus qu’elle n’éclipse la nature des démocraties modernes. Longtemps après Rome, sortir du droit pour y rentrer peut-il aller de soi ?

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