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Jours tranquilles à Paris
11 mai 2020

Récit - « Tout plaquer pour une vie plus simple » : le confinement, déclic d’un changement de vie

Par Camille Bordenet, Cécile Bouanchaud

Pour certains Français, la « trêve » imposée par le confinement a agi comme un puissant révélateur des insatisfactions de leur vie d’avant, et leur a permis d’impulser un changement.

Le compromis de vente était signé, les plans presque bouclés, de l’emplacement de l’âtre dans le salon à la couleur des dalles conduisant à l’immense entrée. « La maison allait ressembler à un magazine de décoration », raconte Philippe*, 50 ans, manager dans une entreprise automobile toulousaine. Le prix mirobolant de la bâtisse – 1,2 million d’euros – n’avait pas freiné son couple, coutumier des « coups » immobiliers et des belles plus-values. « Il y a encore deux mois, on était sûrs que tout ça avait un sens », reconnaît Isabelle, directrice commerciale dans le prêt-à-porter et « toujours entre deux avions ».

« IL A FALLU LE CONFINEMENT POUR QU’ON RÉALISE À QUEL POINT ON ÉTAIT EMPRISONNÉS DANS NOTRE QUOTIDIEN »

A 43 ans, dont 23 passés comme commercial dans des multinationales, Nicolas, lui, aurait certainement poursuivi sur sa lancée : « vendre plus, produire plus, obtenir un maximum de bonus. » Cadre dans un organisme de formation, Valérie, serait sans doute restée sur ses rails, malgré sa « boule au ventre » en allant travailler : réveil à 6 h 30, courir attraper le RER de 7 h 34, retour à 19 heures exténuée, à peine le temps de profiter de son mari et de sa fille de 14 ans. Quant à Norbert, consultant immobilier parisien de 51 ans, peut-être aurait-il persisté à acheter des plats préparés, persuadé que la cuisine n’était « pas [s]on truc ».

Quand soudain, coup d’arrêt : le 17 mars, la France se retrouve confinée. Les premières nuits, Valérie n’en dort pas : aucun bruit, pas même l’habituelle rumeur des RER et des voitures fusant sur la RN3. En télétravail dans son appartement, la quadragénaire découvre le plaisir de petit-déjeuner sans regarder la montre, de se remettre au sport et, pour la première fois, « de voir arriver le printemps sur les collines » jouxtant son immeuble de Seine-Saint-Denis. « Il a fallu le confinement pour qu’on réalise à quel point on était emprisonnés dans notre quotidien de banlieusard métro-boulot-dodo. Comme déjà confinés ».

« Point de rupture »

Pour Valérie, Nicolas, Norbert, comme pour de nombreux Français, la « trêve » imposée par le confinement a agi comme un puissant révélateur. Cette « mise en retrait » du monde, comme la décrit Nicolas, a permis à chacun de questionner sa place. Et de laisser émerger des désirs de bifurcations.

« Le confinement est un point de rupture. Les choses apparaissent de façon flagrante, c’est une épreuve de vérité, on ne peut plus se mentir, analyse la philosophe Claire Marin, autrice de Rupture(s) (L’Observatoire, 2019). Cette situation peut faire apparaître le côté superficiel ou vain de ce qu’on vivait avant. On découvre nos dépendances et nos impuissances, c’est cela qui donne envie de changer de vie. »

Pour Laura, jeune active tout juste sortie de longues études, le confinement et le télétravail ont exacerbé son sentiment d’absurdité face à « la quantité de travail » et à la « répétition des tâches ». « L’étau du métro-boulot-dodo à peine desserré », la voilà rattrapée par toutes les questions qu’elle aurait préféré se poser durant ses études, par « le fantôme de [s]es ambitions passées » et « la culpabilité de ne rien faire de réellement utile à la société ». La jeune femme rêve désormais de « tout plaquer » pour « une vie plus simple ».

« VOULIONS-NOUS CONTINUER CETTE QUÊTE EFFRÉNÉE AU TOUJOURS PLUS BEAU, PLUS GRAND, OU ÉCOUTER POUR UNE FOIS NOS TRIPES ? »

Pour Philippe et Isabelle, le « déclic » s’est produit lorsque la banque leur a annoncé que le délai de remboursement de leur emprunt passerait de 25 à 20 ans, crise économique oblige. « On a senti au fond de nous qu’on allait faire une bêtise. Voulions-nous continuer cette quête effrénée et chimérique au toujours plus beau, plus grand, ou écouter pour une fois nos tripes ? ». Fin juin, la famille emménagera dans un appartement en location, deux fois plus petit que la maison qu’ils s’apprêtaient à acquérir, « mais libérés de toute dette envers la banque », se félicite le couple, qui veut désormais « envisager un avenir sans crédit ».

« Arrêter de gaver les actionnaires »

La vulnérabilité du système capitaliste dans lequel il gravitait depuis tant d’années a également sauté au visage de Nicolas. « Avec le confinement, j’ai eu un temps de réflexion autre que celui que je dois habituellement optimiser dans un but commercial », constate le Rémois. Le chômage partiel lui a offert la possibilité d’approfondir ses lectures sur la collapsologie. Et la décision s’est imposée d’elle-même : assez de « gaver des actionnaires ». Nicolas envisage de quitter la multinationale pour laquelle il vend des jet-skis pour une petite entreprise à taille humaine avec des objectifs plus vertueux, « pourquoi pas dans la vente de vélos ».

Ce temps apaisé a réveillé chez Valérie et son mari un rêve enfoui : habiter en Normandie, leur « eldorado », une maison avec la mer pour horizon. Ils en parlaient déjà parfois, « juste comme ça ». Le couple de banlieusards, qui n’a connu que la vie serrés en appartement, guette désormais avec fébrilité l’apparition des annonces dans leur boîte mail. « L’impression d’avancer, enfin ».

« ON SE DONNE DEUX ANS POUR EFFECTUER NOTRE TRANSITION »

« On se donne deux ans pour effectuer notre transition, en gardant la tête froide, avec la priorité de trouver du travail », planifie Valérie, qui, à l’image de la majorité des témoignages recueillis, n’a « plus l’âge de tout plaquer sur un coup de tête ». Plus question non plus pour la formatrice de « préparer une armée de zombies qui subira la même perte de sens », après avoir été « formatée aux mêmes métiers » – marketing, management.

Le virage existentiel de Norbert s’est, quant à lui, opéré à mesure qu’il se remettait à cuisiner. Dans la solitude de ses fourneaux, un projet vieux de 25 ans a ressurgi : créer un lieu de vie et de restauration à la campagne. « En me retrouvant seul, j’ai réalisé la nécessité de créer du lien et de l’entraide ». Déterminé à prendre enfin le temps de s’y consacrer, le Parisien a contacté producteurs, architectes et élus locaux d’un village de Bourgogne où il espère pouvoir racheter un café pour le transformer en espace de services du quotidien.

Le confinement, un miroir déformant

Luc aimerait avoir lui aussi les moyens de concrétiser le projet d’installation à la campagne et de maraîchage qu’il mûrit depuis quelques années. Le confinement dans la maison de famille du Lot où il a fui avec son fils a accentué son besoin de quitter Paris, raconte l’assistant-réalisateur de 50 ans. « Dès notre arrivée on s’est mis à planter des légumes… Comme un réflexe primaire pour être prêts face à l’avenir incertain. »

Reste que cette terre n’est pas la sienne. Et que l’acquérir demande des moyens qu’il n’a pas. Chômeur en fin de droit, Luc est aussi freiné par des obligations familiales : la scolarisation de son fils, un appartement partagé avec son ex-compagne.

Si imaginer une autre vie quand la nôtre se retrouve contrainte correspond à « un besoin psychique », la philosophe Claire Marin met en garde quant au risque de « fantasmer » dans une période qui ne ressemble en rien à la réalité : « Le confinement peut aussi être un miroir déformant, faussant nos représentations, en créant un effet de déréalisation ».

Réajuster sa vie

A l’inverse, certains projets déjà entamés ont subi un coup d’arrêt brutal avec la pandémie. Tandis qu’ils s’apprêtaient à partir pour un tour du monde en camion avec leurs deux filles, Aline et son mari ont tout stoppé pour ne pas « risquer de se retrouver bloqués à 5 000 km de [leur] famille ».

Le deuil fait de ce projet de vie itinérante, le couple d’Ornais a opté pour « l’enracinement » et « l’assurance face à l’avenir » : l’achat d’une maison avec un terrain à la campagne, où ils espèrent pouvoir développer l’autonomie à laquelle ils aspirent.

« Les changements induits par le confinement ne seront pas nécessairement radicaux », prévient toutefois Rémy Oudghiri, sociologue, auteur de Petit éloge de la fuite hors du monde (Arléa, 2017), évoquant « de simples réajustements ».

De même, les transformations les plus profondes ne sont pas forcément les plus visibles. Comme cette « dette » que Philippe et Isabelle estiment avoir à l’égard de leur fille de neuf ans : « On a réalisé qu’on ne la connaissait pas si bien », reconnaît le père. « Je suis absente la moitié du temps », admet la mère. Tous deux sont désormais bien décidés à la voir grandir.

*Les prénoms des personnes citées ont été modifiés à leur demande

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