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Jours tranquilles à Paris
24 mai 2020

Philosophie - La pandémie nous éclaire sur nos frustrations permanentes

EL ESPECTADOR (BOGOTA)

La technologie et l’accélération de nos vies quotidiennes nous ont éloignés de toute sensation d’ennui, que le philosophe allemand Schopenhauer, au XIXe siècle, estimait pourtant fécond pour échapper à la frustration permanente et s’ouvrir à la création.

“Pessimisme” et “existentialisme”. Deux mots qui peuvent résumer la pensée d’Arthur Schopenhauer. Et deux notions qui se révèlent fort utiles pour lever le voile et dissiper les a priori sur des sentiments aujourd’hui trop souvent niés, caricaturés, vilipendés. Plus que la tristesse ou la défaite, c’est l’absurde de l’existence qu’a voulu souligner l’existentialisme des XIXe et XXe siècles en Allemagne et en France.

Le XXIe siècle, ses grandes idées de développement et ses outils de loisirs et de divertissement ont jeté l’anathème sur l’ennui. Rares sont ceux qui y cèdent volontiers, et plus encore depuis qu’il existe une réponse immédiate et automatique, le téléphone portable, pour contrecarrer l’ennui ou la contrariété, à peine ont-ils pointé le bout de leur nez. Paradoxalement, c’est bien la technologie qui a fait oublier à l’humanité que l’ennui était la voie royale vers la créativité et l’invention.

Involontaire introspection

Le bonheur factice et cette curieuse prétention à la perfection affichés sur ces réseaux sociaux qui nous accaparent tant ont peu à peu banni les sentiments “négatifs”, ceux qui rappellent la douleur, la nostalgie et l’absurdité de l’existence. En être la proie, c’est être faible, c’est “en faire des tonnes”.

À notre époque, on normalise un bonheur qui se sait fugace, on regarde d’un œil mauvais les désenchantés et ceux qui portent le fardeau d’une vie jugée sans attrait par le regard extérieur. Et en ces temps de confinement qui nous poussent à envisager l’autre comme une menace immédiate, revenir à l’angoisse de l’existence et à l’ennui né de la souffrance, c’est explorer cette affliction que nous nous cachons depuis si longtemps de peur de devoir prendre acte de notre fragilité.

De la satisfaction au vide

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer affirmait ainsi [les extraits qui suivent mêlent des citations originales et des textes d’exégèse de l’œuvre] que : “Chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. […] Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable ni repos.

Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.”

Les passions, toujours éphémères

La souffrance, l’ennui, l’absurde. L’être humain est par nature complexe, et le capitalisme a bien montré que l’accumulation ne permet pas d’éteindre le désir. Peut-être est-ce même là le cas extrême d’une volonté exprimant son impossible satisfaction.

Et ce scénario de confinement, avec sa pénurie d’activités sociales, de présence humaine et autres traits habituels de notre quotidien, nous confronte à une solitude non voulue, une solitude redoutée même, qui ouvre la voie à la souffrance et à l’ennui mis à nu par le vide, sensation insupportable qui démontre que la volonté, mesurée à l’aune du désir et du plaisir, tombe et retombe sans cesse dans le même état, d’où un sentiment d’absurdité.

Schopenhauer affirmait :

“Supposons un homme en qui la volonté est animée d’une passion extraordinairement ardente. En vain, dans la fureur du désir, il ramasserait tout ce qui existe pour l’offrir à sa passion et la calmer ; nécessairement il éprouvera bientôt que tout contentement est de pure apparence, que l’objet possédé ne tient jamais les promesses de l’objet désiré, car il ne nous donne pas l’assouvissement final de notre fureur, de notre volonté ; que le désir satisfait change seulement de figure et prend une forme nouvelle pour nous torturer encore ; qu’enfin, les formes possibles fussent-elles toutes épuisées, le besoin de vouloir, sans motif connu, subsisterait et se révélerait sous l’aspect d’un sentiment de vide, d’ennui affreux : torture atroce !”

L’insupportable alternance de l’ennui et du désir

Le philosophe avait déjà remarqué que toute l’existence de l’homme oscille entre le vouloir et l’ennui ; c’est un va-et-vient constant, un cercle vicieux auquel il n’échappe pas, car justement la volonté débouche sur cette alternance que Schopenhauer décrit ainsi : “Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée : au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation.”

En ce temps présent marqué par une propagande pour un bonheur qu’il faudrait mesurer à l’aune du succès et de la compétition, l’être humain retombe encore et toujours dans la souffrance de l’insatisfaction, dans cet ennui qui pousse à remettre toujours en cause ce que nous jugions pourtant suffisant et juste, pour nous et pour le monde.

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