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Jours tranquilles à Paris
3 juillet 2020

Antiracisme - Black Lives Matter provoque un examen de conscience mondial

racisme

FINANCIAL TIMES (LONDRES)

Tout comme la vague #Metoo, Black Lives Matter a déclenché un mouvement international de protestations et de réflexion en faveur de l’égalité raciale. Mais la fascination exercée par les États-Unis ne doit pas faire oublier d’autres inégalités et violences locales.

Alors que de Düsseldorf à Jakarta des manifestants descendaient dans les rues pour manifester leur solidarité au mouvement Black Lives Matter déclenché par le meurtre de George Floyd, Igoni Barrett se trouvait à Amsterdam.

Ce romancier nigérian et jamaïcain, qui s’était retrouvé bloqué par le confinement dans le pays de son épouse, a été surpris par la formidable mobilisation contre les injustices raciales dans toutes les villes des Pays-Bas – bien plus massive que dans son pays, le Nigeria.

Paradoxalement, explique-t-il, par son histoire coloniale et ses importantes minorités noires, l’Europe prend beaucoup plus à cœur la question des inégalités raciales que le Nigeria, pays majoritairement noir. “Même dans une petite ville comme Tilburg (dans le sud des Pays-Bas), les manifestants défilaient par milliers. Beaucoup de jeunes Blancs se rendent compte de l’injustice du système policier ou carcéral et estiment que cela ne les représente pas.”

Prendre conscience de son passé collectif

La mort de George Floyd à Minneapolis, asphyxié par un policier blanc, relayée par des vidéos insoutenables, a conduit toutes sortes de gens d’un bout à l’autre du monde à s’interroger sur leur rapport personnel et national aux inégalités et aux préjugés raciaux.

Tout comme la vague #MeToo avait éveillé dans le monde entier les consciences sur les violences faites aux femmes et les droits des femmes, Black Lives Matter a soulevé un mouvement international de protestations en faveur de l’égalité raciale.

“Les répercussions de la mort de George Floyd et de la façon dont il a été déshumanisé ont dépassé les États-Unis pour se propager à l’ensemble de la planète, obligeant chacun à prendre conscience de son passé collectif”, estime pour sa part Ellen Johnson Sirleaf, ancienne présidente du Liberia et Prix Nobel de la paix.

Les manifestations au Liberia et ailleurs sont à son sens “une expression de solidarité avec notre diaspora aux États-Unis et une reconnaissance des préjudices que nous avons eu à subir du fait de la traite des esclaves, de la colonisation et du pillage de nos ressources.”

Sous influence américaine

Comme le mouvement #MeToo avait été amorcé par les révélations sur le comportement sexuel prédateur du producteur Harvey Weinstein, les appels actuels en faveur de la justice raciale sont partis de l’histoire d’un seul individu. Et comme #MeToo, le retentissement international du débat démontre qu’en dépit de leurs traumatismes et de leurs manquements évidents, les États-Unis restent pour une bonne part du monde une référence morale et politique.

À l’heure où la Cour suprême américaine vient de rendre un arrêt [le 15 juin] déclarant qu’il est illégal de licencier quelqu’un au motif qu’il est homosexuel ou transgenre, la culture américaine continue d’exercer une énorme influence dans le monde.

“Aujourd’hui, tout le monde a le regard braqué sur les États-Unis”, constate l’écrivaine ghanéenne Ayesha Harruna Attah, auteur de plusieurs ouvrages sur l’esclavage :

“Je suis convaincue que le mouvement actuel réveillera les consciences, et je ne suis pas mécontente qu’il ait commencé en Amérique. Il était important d’ouvrir ce débat.”

Un miroir tendu

Or, ce que les gens ont vu dans le miroir brandi par Black Lives Matter a été très différent selon qu’ils se situent d’un côté ou de l’autre de l’histoire de l’esclavage, des violences policières et de l’intolérance raciale.

En Australie, où le hashtag #AboriginalLivesMatter (“#LesVies AborigènesComptent”) a fait florès sur les réseaux sociaux, les protestations ont été axées sur le traitement réservé à cette population victime de massacres, d’expropriations et d’incarcérations massives depuis l’arrivée des colons blancs au XVIIIe siècle.

En Pologne, une polémique est née sur l’utilisation du terme “Murzyn” (dérivé du latin “Maurus”, Maure, Africain, équivalent de “nègre”) qui, dans l’esprit de nombreux Polonais, est un mot neutre, mais auquel d’autres reconnaissent un sens péjoratif. Lors d’une manifestation organisée à Varsovie, une jeune fille noire défilait avec une pancarte proclamant “Arrêtez de me traiter de ‘Murzyn’.”

En Grande-Bretagne, l’histoire coloniale a également laissé de profondes cicatrices. À Bristol, la statue du trafiquant d’esclaves Edward Colston a été déboulonnée et précipitée dans le fleuve. Cette initiative a divisé l’opinion, les uns dénonçant l’arbitraire de la “justice des foules”, d’autres estimant que ce sort était tout à fait mérité pour un personnage qui avait participé à ce commerce infamant.

À Oxford, l’Oriel College a cédé à des années de pressions et retiré de son campus la statue de Cecil Rhodes, impérialiste britannique accusé par des militants d’avoir posé les bases de l’apartheid en Afrique du Sud. Et le 17 juin, à l’occasion de la reprise des championnats d’Angleterre de football, chaque joueur a posé un genou à terre avant le coup d’envoi.

Le meurtre de George Floyd a également trouvé un écho particulier au Soudan, récemment marqué par le génocide orchestré par l’élite majoritairement arabe à l’encontre des populations noires, notamment au Darfour.

À en croire Muzan Alneel, ingénieure qui a participé aux manifestations qui, l’année dernière, ont abouti au renversement du dictateur Omar Al-Bachir, les revendications d’égalité raciale et de limitation des pouvoirs de la police et de l’armée ont trouvé une forte résonance au Soudan.

En juin dernier, lors d’une manifestation à Khartoum, les forces de sécurité ont tué de sang-froid plus de cent manifestants et jeté leurs corps dans le Nil. “Pour nous, ‘police’ et ‘brutalité’ sont synonymes”, affirme-t-elle, soulignant que le régime de Bachir consacrait jusqu’à 70 % des dépenses publiques à l’appareil de répression militaire – chiffre qui donne tout son sens au slogan exigeant de “démanteler la police”, nouveau cri de ralliement dans les grandes villes américaines.

Machine de propagande

Le gouffre qui sépare les idéaux exprimés dans la Constitution américaine de leur réalité est depuis longtemps le trait le plus marquant de l’histoire américaine, poursuit Mme Alneel. “Au vu de son système de santé, de ses méthodes policières et de l’état de sa démocratie, qui peut encore prétendre que les États-Unis appartiennent au monde développé ? s’interroge-t-elle, relevant que l’industrie du cinéma a contribué à diffuser les mythes américains dans le monde entier. Pour Muzan Alneel :

“Nous ne sommes pas en train d’assister à la triste histoire de l’effondrement du rêve américain, mais à la très belle histoire de l’effondrement de la machine de propagande et de la révélation des vrais combats auxquels sont confrontés les gens.”

Le journaliste nigérian Dele Olojede, lauréat du prix Pulitzer qui partage son temps entre l’Afrique du Sud et les États-Unis, estime lui aussi que le meurtre de George Floyd n’est que le dernier événement tragique venu entacher l’image de marque de l’Amérique. “Nous avons face à nous une Amérique totalement humiliée, à la réputation en lambeaux. Un grand nombre de gens hors des États-Unis – et peut-être à l’intérieur – commencent à se dire que l’empire américain a vécu. D’après moi, la crise du Covid n’y est pas étrangère”, glisse-t-il en évoquant la gestion désastreuse de la pandémie par Washington. “Soudain, tout le monde a compris que l’empereur était nu.”

Et pourtant, s’étonne M. Olojede, les États-Unis continuent à exercer une irrésistible fascination sur l’imaginaire collectif mondial. “Si le pays a été si fortement atteint dans sa réputation, c’est parce qu’il se pose en grand défenseur des valeurs fondamentales, et que le reste du monde attend de lui qu’il défende ces valeurs”, estime-t-il, ajoutant que l’Amérique s’efforce toujours de redresser le tir et d’en revenir aux idéaux énoncés dans ses textes fondateurs. “Lorsque Xi Jinping enferme un million de Ouïgours [dans les camps de rééducation] cela ne soulève pas la moindre vague de protestations dans le monde. Pour la simple et bonne raison que personne n’attend de la Chine qu’elle respecte les droits humains.”

Les écueils de la politique identitaire

L’artiste chinois dissident Ai Weiwei, réfugié en Allemagne, a dénoncé à travers ses œuvres les brutalités étatiques – des écoliers chinois morts dans l’effondrement de leurs salles de classe aux migrants syriens et africains abandonnés et condamnés à la noyade en Méditerranée.

Il soutient la lutte pour la justice sociale des Noirs, mais estime que toute politique identitaire – qu’il s’agisse des droits des femmes ou des Africains-Américains – risque d’être trop restrictive. “Un homme a été sauvagement tué, certes, mais ce jour-là, comme tous les jours, des réfugiés sont morts en mer, sans que personne se porte à leur secours – certains allant même jusqu’à les pousser par-dessus bord, rappelle-t-il. L’Occident n’est pas très sensible aux souffrances qu’endurent les peuples d’Asie. Apparemment, pour les Occidentaux, les vies asiatiques ne comptent pas. Plus de 150 Tibétains, l’une des nationalités les plus violemment opprimées, se sont immolés pour protester contre le régime chinois, mais qui s’en émeut ?”

“Il ne s’agit pas uniquement de brutalités policières, ni même de savoir si les vies noires comptent ou de #MeToo, poursuit M. Ai. Nous ne pouvons pas nous scinder en factions avec des revendications distinctes, nous devons être solidaires les uns des autres et admettre que lorsque les droits d’un groupe sont foulés aux pieds, cela nous concerne tous.”

Aparna Gopalan, chercheuse indienne chargée de cours à Harvard, s’est indignée de voir ses propres concitoyens se donner bonne conscience en arborant la cause #BlackLivesMatter comme un accessoire de mode. Comment peuvent-ils se rallier à ce mot d’ordre, s’ils ne sont pas prêts à contester les violentes discriminations en Inde, où les meurtres extrajudiciaires commis par la police d’État, pudiquement appelés des “confrontations”, sont monnaie courante et où les dalits, cette caste d’Indiens à la peau sombre que l’on appelait jadis les “intouchables”, sont régulièrement la cible de massacres ?

Avant de s’empresser de reprocher aux États-Unis leurs préjugés raciaux, les Indiens seraient bien inspirés de s’interroger sur leur propre nationalisme, incarné par l’idéologie dominante de l’Hindutva [l’“hindouité”, soutenue par le Premier ministre Narendra Modi], rappelle Mme Gopalan, citant les violences contre les musulmans et le cas du jeune Faizan, un garçon de 23 ans qui, en février dernier, a été sauvagement tabassé par la police et contraint de chanter l’hymne national avant de mourir sous les coups. “Pour Faizan et les nombreux autres musulmans qui ont été assassinés de la sorte, il n’y a eu ni manifestation, ni arrestation, ni poursuites, ni mise à pied, ni indignation publique”, écrit-elle.

Slogans restrictifs

Eddin Khoo, écrivain et historien d’origine sino-indienne, défend depuis longtemps la culture et les droits des minorités de son pays, la Malaisie. Comme Mme Gopalan et M. Ai, il se méfie de cette tendance à s’approprier les slogans restrictifs de la politique identitaire aux États-Unis où, dit-il, les expériences et aspirations d’autres communautés minoritaires sont souvent oubliées. “Le mouvement des droits civiques a été une extraordinaire inspiration pour le monde, mais je trouve que le langage et la rhétorique d’aujourd’hui sont tellement restreints que c’est déprimant, fait-il observer. Il faut bien entendu s’opposer à des pratiques telles que le profilage racial et les violences policières, mais en lieu et place des longues lettres de prison de Martin Luther King, nous n’avons aujourd’hui que des slogans pour réseaux sociaux.”

M. Khoo craint que les expériences des communautés opprimées ne soient perçues qu’à travers un prisme purement américain. “On veut maintenant déboulonner une statue du Mahatma Gandhi !” s’insurge-t-il à propos des appels en Afrique et ailleurs à abattre les statues du héros de la libération de l’Inde au prétexte qu’il aurait eu des remarques désobligeantes sur les Noirs. “C’est insensé. Pour quelqu’un comme Gandhi, le problème est qu’il a été élevé au statut de saint, et dès lors qu’on lui rend sa dimension humaine, il devient un criminel.”

On ne fait qu’appauvrir la culture, poursuit M. Khoo, lorsque l’on retire des programmes scolaires des livres comme Les Aventures de Huckleberry Finn ou Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, deux ouvrages notoirement antiracistes, au prétexte que leurs personnages utilisent un langage raciste. La Malaisie affiche depuis des siècles une grande tolérance à l’égard de la sexualité, y compris des bisexuels et des transgenres.

Pourtant, au lieu de puiser dans leur propre passé, les Malais et d’autres pays d’Asie du Sud-Est choisissent désormais de s’aligner sur le code moral des États-Unis. Et Eddin Khoo de souligner :

“C’est ma principale réserve sur la politique identitaire, qui pousse chacun dans ses retranchements. On s’attache alors à protéger son propre territoire, sans pratiquement plus laisser de place à la réflexion intellectuelle.”

Selon Luiz Felipe de Alencastro, historien brésilien, l’expérience américaine des brutalités policières rencontre un écho plus immédiat au Brésil où l’économie des plantations s’est bâtie sur l’esclavage africain. “À chaque fois que quelqu’un est assassiné dans les favelas [majoritairement peuplées d’Afro-Brésiliens] il y a des manifestations, mais la police réagit avec une grande brutalité”, assure-t-il.

Violences policières

Après le meurtre de Floyd, les gens sont descendus dans la rue dans des dizaines de villes pour protester contre les récentes violences policières dans un pays dont le président, Jair Bolsonaro, a fait campagne en promettant l’immunité à la police pour tuer les criminels “comme des cafards”.

Bien que les Brésiliens d’origine africaine représentent une part importante de la population du pays – qui a fait venir sur son sol 4 millions d’esclaves africains, soit près de dix fois plus que les États-Unis –, comme leurs homologues américains, ils sont défavorisés socialement et économiquement. Les luttes des Africains-Américains ont inspiré les Brésiliens, qui ont remporté un certain nombre de victoires, comme l’instauration de quotas dans les universités. “Même Bolsonaro ne peut pas revenir là-dessus”, souligne M. Alencastro.

La situation est très différente au Nigeria où Igoni Barrett a grandi sans connaître les préjugés raciaux, auxquels il n’a été exposé qu’à l’âge de 32 ans, lorsqu’il s’est mis en quête des origines de son père en Jamaïque. Pendant son séjour sur l’île, les Jamaïcains à la peau plus claire lui faisaient sans cesse des remarques sur sa peau foncée. “Ce n’est pas un hasard si les gens disent souvent : ‘Je ne savais pas que j’étais noir avant d’aller dans un pays blanc’”, témoigne-t-il.

S’attaquer au préjugé racial

Rentré au Nigeria, il s’est intéressé à la nature du préjugé racial dans son roman Blackass [“Cul noir”, non traduit en français], dont le personnage principal, entraîné dans une métamorphose kafkaïenne, découvre un matin qu’il est devenu blanc. Bien qu’il reste exactement la même personne, sa vie change du tout au tout, sa peau blanche lui ouvrant des bien meilleures perspectives professionnelles et amoureuses.

Le personnage se pare alors d’une certaine arrogance. Dans une parodie des traitements de blanchiment de la peau utilisés par des millions de gens en Afrique et ailleurs, il essaie de se blanchir les fesses – seule partie de son anatomie qui est restée noire et menace à tout instant de le trahir.

Le racisme est un phénomène complexe et profondément enraciné, soutient Igoni Barrett. Il en veut pour preuve les Nigérians ayant fait des études supérieures qui raillent l’argot des Africains-Américains, et une minorité de Jamaïcains qui s’en prennent aux Noirs américains en disant : “Vous avez plutôt la belle vie et beaucoup de Jamaïcains seraient prêts à tout pour émigrer aux États-Unis.”

Mais M. Barrett n’est pas dupe : “Ces Africains n’auraient jamais eu leur place dans des universités comme Harvard et Yale et décroché des doctorats si ces gens-là ne s’étaient pas battus. Si un Jamaïcain ou un Nigérian peut aller aux États-Unis et garder la tête haute, c’est parce que les Noirs américains mènent ce combat depuis quatre cents ans.”

David Pilling

Cet article a été publié dans sa version originale le 21/06/2020.

Source

Financial Times

LONDRES www.ft.com

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