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Jours tranquilles à Paris
22 juillet 2020

Tribune - Sylvain Kahn : « L’Union européenne est maintenant un Etat »

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Par Sylvain Kahn, historien et géographe

A l’issue d’un sommet historique, l’UE, sans se substituer aux vingt-sept Etats membres, les inclut en contractant une dette commune, analyse, dans une tribune au « Monde », l’historien et géographe, rappelant qu’il n’y a pas eu que des Etats-nations dans la longue histoire européenne.

Le sommet européen le plus long de l’histoire est-il historique ? La réponse est oui. En effet, l’Union européenne (UE) est maintenant un Etat. Non pas un super-Etat se substituant aux vingt-sept Etats-membres qui le composent, mais un Etat qui les inclut. On pourrait dire que l’UE, c’est toujours vingt-huit Etats : les vingt-sept pris séparément et les vingt-sept tous ensemble qui font un. Finalement, l’Etat européen se comprend avec la célèbre maxime des Trois Mousquetaires, d’Alexandre Dumas : « Un pour tous, tous pour un. » La nouveauté qui permet de reconnaître l’Europe comme un Etat est que l’UE va émettre des bons du trésor pour financer cette toute nouvelle partie de son budget qu’elle nomme « plan de relance », d’un montant de 750 milliards d’euros.

Cette évolution historique qu’est l’émission d’une dette européenne correspond à une demande sociale dont les signaux faibles existent depuis plusieurs années. Quand bien même le pouvoir européen et ses dirigeants font l’objet de défiance, comme souvent les pouvoirs et les dirigeants nationaux depuis quinze ans, les enquêtes Eurobaromètre indiquent que les Européens souhaitent une solution européenne aux défis économiques et géopolitiques qui nous menacent. Et si l’euro est un objet de débat permanent et légitime, les Européens sont spécifiquement attachés à leur monnaie : en vingt ans seulement, l’euro a acquis la confiance des épargnants comme des investisseurs petits et grands et s’est imposé comme deuxième monnaie de réserve mondiale. De fait, les plans de relance nationaux adoptés face au Covid-19, et dont la somme colossale atteint 2 300 milliards, ne sont possibles qu’en raison de la garantie de la Banque centrale européenne et de sa crédibilité mondiale.

Cet avènement de l’Etat européen s’inscrit dans l’histoire de l’Etat en Europe. Cette histoire est souvent réduite à celle des Etats-nations européens depuis la Révolution française. Or, l’histoire de l’Etat en Europe s’étend sur plus de dix siècles. Elle inclut de nombreuses formes prises par l’Etat, et une pluralité d’Etats dont chacun possède sa propre singularité, aussi spécifiques et différents que, par exemple, le Saint-Empire romain germanique, la République de Venise, le Royaume polono-lituanien, le Portugal ou les Provinces-Unies.

Mutualisation de la souveraineté

On pourrait qualifier d’« Etat baroque » la jeune UE. Le baroque, grand mouvement artistique européen, s’oppose au classicisme par le contournement des règles et la subversion des formes, le mélange des genres et le recours à l’exception. C’est le cas de l’UE, qui échappe à la classification traditionnelle des systèmes politiques comme des entités territoriales étatiques, et se distingue par sa stimulante singularité. A partir de cultures étatiques héritées d’une histoire longue et d’une géographie politique morcelée, les Européens contemporains inventent la mutualisation de la souveraineté.

Les négociations sur les modalités du plan ne sont ainsi pas limitées aux discussions entre chefs de gouvernement au Conseil européen. L’accord devra ensuite être voté par les vingt-sept Parlements nationaux – eux-mêmes en réseau avec le Parlement européen et les parlements d’Etats locaux, à l’image des communautés belges ou espagnoles et des Länder allemands. Cette mutualisation est démocratique : à rebours des empires et des conquêtes royales puis nationales des deux millénaires écoulés, elle est délibérée, volontaire et négociée. Les Européens ne forment pas une nation mais une société. Ils construisent depuis quelques décennies à peine un Etat qui correspond à celle-ci, pluraliste, inédit et tourné vers le futur.

A cette aune, les débats de quatre jours et quatre nuits sont la manifestation que les gouvernements nationaux se sont formidablement civilisés en bâtissant cet Etat européen : ils sont devenus, avec le Parlement européen, qui est l’émanation directe de la société européenne, des acteurs d’une démocratie délibérative avec sa majorité, son opposition (les pays dits frugaux) et ses compromis. A partir de maintenant, les Européens vont pouvoir sortir du débat idéologique hors-sol sur le point de savoir si l’existence de l’UE est pertinente, et entrer dans le débat citoyen qui se confronte au réel sur la question : sommes-nous satisfaits des choix politiques et des politiques publiques effectués par le « gouvernement » européen ?

Sylvain Kahn, historien et géographe, professeur à Sciences Po. Il a notamment publié « Histoire de la construction de l’Europe depuis 1945 » (PUF, 2018), prix du livre « Mieux comprendre l’Europe ».

europe324

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