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Jours tranquilles à Paris
17 août 2020

Cri du cœur - Plage, je te hais

EL PAÍS (MADRID)

Soleil qui brûle, sable qui colle, crème solaire qui fuit, méduses qui piquent : pour ce journaliste du quotidien espagnol El País, la plage est le lieu le plus inhospitalier qui soit. Pourquoi s’y ruer tous les ans ? demande-t-il dans un billet à l’humour grinçant.

L’été dernier, j’étais sur une plage de rêve dans les Caraïbes. Sable blanc et fin, ciel d’un bleu éclatant, mer cristalline. Cette eau à la température parfaite léchait le rivage, et là-bas nous étions quasiment seuls.

“Je vais enfin aimer la plage”, voilà ce que je me suis dit. Et sur ces pensées, je me suis précipité pour plonger dans les vagues cubaines, prêt à profiter du paradis. Alors que je prenais du bon temps, j’ai senti comme un coup de fouet sur ma cheville gauche. Merde. Une méduse m’avait piqué. Un affreux choc électromagnétique. Ça ne va pas être possible.

Marins, pirates et cadavres de naufragés

Chaque été, tout le monde migre à la plage (un peu moins en 2020, à cause de la pandémie). Comme si la plage était le milieu naturel de l’être humain, comme si l’Éden n’avait pas tant été un jardin qu’un banc de sable dont Dieu nous aurait expulsés pour qu’on gagne notre vie à la sueur de notre front, loin de la mer. Et nous, nous cherchons constamment à y retourner, comme dans l’utérus maternel, le front toujours ruisselant mais cette fois en s’exposant au soleil.

La plage n’a pas toujours été une destination de rêve ; au contraire, elle était vue pour ce qu’elle est vraiment : un lieu sauvage et dangereux, uniquement fréquenté par les marins, les pêcheurs, les pirates et les cadavres bouffis que la mer recrache après les naufrages. Là-bas, il n’y avait rien à voir, comme le raconte l’historien Alain Corbin dans son livre Le Territoire du vide. L’Occident ou le désir du rivage [éd. Flammarion, 1990]. Ce n’est que plus tard que la bourgeoisie et l’aristocratie ont investi les plages – à Biarritz ou sur les littoraux britanniques – afin de se conformer aux principes du mouvement hygiéniste : bains d’eau, vent, nature. La clé d’une bonne santé.

Les artistes ont commencé à s’intéresser à cette délimitation entre deux mondes, à ce balcon romantique donnant sur l’infini, à cette frontière existentielle (moi, je suis angoissé par la plage, qui m’évoque l’éternité avec le va-et-vient incessant des vagues sur le rivage, des millions d’années après ma mort).

De Coco Chanel à la Barbie Malibu

Et la plage est ainsi devenue en vogue. Jusqu’à nos jours et aux clichés de celebrities qui posent ou sont épiées par les paparazzis sur les plages les plus exclusives, comme en témoignent les tabloïds en période estivale. Au fait : c’est Coco Chanel qui a popularisé le bronzage sur la Côte d’Azur française et en a fait un signe extérieur de glamour et de prestige. Ça a fait fureur à Paris.

Des années plus tard, Barbie Malibu était bronzée et avait des accessoires de plage. La “tanorexie”, ou bronzomanie, est désormais incarnée par des figures historiques hégéliennes comme le chanteur Julio Iglesias.

Autrefois, cette carnation était associée aux ouvriers, aux étrangers et à tous ceux qui travaillaient sous le cagnard, de préférence pauvres. Mais quand la plage est devenue populaire, elle a d’abord été l’apanage des riches, c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le bronzage est bien vu et n’est pas stigmatisé. L’avènement du tourisme au milieu du XXe siècle a vu l’arrivée sur les plages des classes moyennes et défavorisées, tartinées de crème et vêtues de maillots (personne n’est beau à la plage, pas même les celebrities), jusqu’à cette année où les plages sont quadrillées pour freiner la pandémie. Mais c’est clair : la plage et l’être humain sont incompatibles, sans même parler de toute créature surgie des mers.

Nous voilà donc dans une société qui place la plage au centre de tout, qui en fait le summum du confort, du succès et du bien-être. Cependant, il n’aura échappé à personne que la plage est un lieu inconfortable où l’on est enduit de sable (qui s’allie très mal à la crème solaire) et où l’on endure des températures extrêmes.

Les dangers de la mer

C’est aussi un lieu inhospitalier : les dermatologues s’accordent à dire que prendre le soleil est un sport à risque, qui aboutit à des mélanomes, à des brûlures et à des insolations. N’oublions pas les files d’attente à la buvette et les salmonelloses.

Et je ne parle même pas des dangers de la mer : l’angoisse de la noyade, l’algue sortie tout droit d’un film qui s’enroule autour des jambes et nous entraîne vers le fond, le requin de Spielberg, le calamar géant, le kraken. Ou la méduse qui m’a piqué en 2019. Quand on m’emmène au large en bateau et que je plonge pour nager, je ressens une terreur digne de Lovecraft en imaginant les horreurs mystérieuses qui rôdent sous mes pieds blancs et innocents.

Ceux qui comme moi n’aiment pas la plage sont relégués au ban de la société. Souvent, et c’est d’ailleurs mon cas, ils vont à la plage uniquement pour ne pas être marginalisés et pour passer du temps avec leurs proches. Car s’il faut dire oui ou non à la plage, la réponse est toujours oui, puisque c’est un lieu jugé agréable, vertueux et convenable. Nous sommes les exceptions et nous souffrons en silence, comme pour des hémorroïdes.

En 2020, je passe mes vacances dans le nord de l’Espagne, dans ma région natale, les Asturies – idéale, au temps du coronavirus, pour celui qui n’aime pas la plage. Les jours ensoleillés y sont rares et certains affirment même que l’été y est le “jour” le plus beau de l’année.

Là-bas, sur la plage sauvage et accidentée de Llanes, je me suis rendu compte qu’il existe des plages plus accueillantes que d’autres pour les humains. Les plages urbaines, par exemple, sont un habitat humain : ce n’est pas pour rien qu’elles sont en ville. Ces plages sont très curieuses, car on peut montrer ses seins et se balader à demi-nus tout près des rues où s’enchaînent Zara, Bershka et Oysho, autant d’enseignes où il serait scandaleux d’en faire autant.

Laissons la plage aux monstres marins

Viennent ensuite les plages les plus typiques – celles de la Costa del Sol, dans le sud du pays. Elles sont complètement domestiquées, la mer est remplie d’urine, de sorte que les foules ringardes ne contrastent pas trop à côté des barres d’hôtels low cost du front de mer.

Mais les plages du nord sont différentes : la mer Cantabrique est violente et sombre, et elle affronte dans une singulière bataille les rochers escarpés. Les forêts débordent sur la plage et la plage déborde sur les forêts – tout y est elfique et mythologique.

En ces lieux où la nature est si puissante et sauvage, la présence humaine est comme un délit cosmique, avec nos vêtements fluo et nos engins en plastique, sans compter nos bourrelets et nos sandwichs à la viande panée emballés dans de l’alu. Et ce pot de yaourt vide dont on se sert comme cendrier – dans le meilleur des cas.

Que nous sommes laids et que nous sommes ringards par rapport au sublime kantien de la nature du Nord, dont l’évolution a suivi son propre chemin. Assez. Laissons la plage aux monstres marins et aux vents froids du nord-ouest.

Sergio C. Fanjul

Cet article a été publié dans sa version originale le 11/08/2020.

Source

El País

MADRID http://elpais.com

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