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Jours tranquilles à Paris
2 septembre 2020

« En acceptant que le procès des attentats de janvier 2015 soit filmé, le ministère public en souligne la dimension historique »

charlie09

Par Antoine Flandrin

En acceptant que les audiences du procès des attentats de janvier 2015 soient intégralement captées en tant qu’archives audiovisuelles de la justice, le ministère public en souligne la dimension historique, estiment l’historien Christian Delage et l’archiviste Martine Sin Blima-Barru dans un entretien au « Monde ».

Alors que le procès des quatorze personnes soupçonnées d’avoir apporté leur soutien logistique aux auteurs des attaques contre Charlie Hebdo, à Montrouge (Hauts-de-Seine) et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes s’ouvre mercredi 2 septembre, le ministère de la justice a décidé que, pour la première fois dans les affaires de terrorisme, les audiences en seront intégralement filmées.

Regards croisés de deux spécialistes du filmage des procès : l’historien Christian Delage, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS-Paris-VIII), et Martine Sin Blima-Barru, responsable du département de l’archivage électronique et des archives audiovisuelles aux Archives nationales. Tous deux sont commissaires de l’exposition intitulée « Filmer les procès, un enjeu social », présentée aux Archives nationales, à Paris, à partir du 18 octobre.

Quels sont les enjeux du filmage du procès des attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher ?

Martine Sin Blima-Barru : Pour la première fois, des caméras filmeront un procès pour terrorisme en France. Cinq caméras suivront les audiences, qui se tiendront jusqu’au 10 novembre au tribunal judiciaire de Paris, porte de Clichy. Quatorze personnes (dont trois sont toujours recherchées) sont jugées pour leur soutien logistique aux auteurs des attaques qui avaient fait dix-sept morts en janvier 2015 [à Charlie Hebdo le 7 janvier, à Montrouge (Hauts-de-Seine) contre la policière municipale Clarissa Jean-Philippe le 8, et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes le 9].

En acceptant que les audiences soient intégralement filmées en tant qu’archives audiovisuelles de la justice, le ministère public en souligne la dimension historique. Une fois le procès terminé, celles-ci seront immédiatement versées aux Archives nationales et seront librement consultables, dès que la décision sera devenue définitive, selon les termes du code du patrimoine, qui en règle les modalités d’enregistrement, la communication et la diffusion.

Quelles sont vos préconisations pour le filmage de ce procès ?

Christian Delage : En France, la règle courante veut que la prise de vues suive le droit fil de la parole, autrement dit que seule la personne dont le président du tribunal a ouvert le micro soit à l’image. Pour l’instance judiciaire, cette disposition vise à limiter l’autonomie du réalisateur, par crainte qu’il ne soit pas « objectif » dans le rendu de l’audience.

Notre point de vue, celui d’un historien et d’une archiviste, est qu’il faut s’assurer que les archives audiovisuelles soient les plus fidèles et complètes. A cette fin, il nous semble que le tournage doit saisir simultanément les individus et leur coprésence, donc la personne qui est autorisée à parler mais aussi celle à qui elle s’adresse (champ-contrechamp). En effet, dans les débats, le langage du corps soutient les échanges et il convient de le saisir par l’image. Cette recommandation que nous avons formulée devrait être mise en pratique à l’occasion de ce procès. Cette avancée importante pourrait faire jurisprudence.

Les images de ce procès ne seront pas diffusées par les médias pendant ni après le procès. Pourquoi ?

M.S.B.-B. : Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les journalistes pouvaient accéder aux prétoires et étaient autorisés à enregistrer, photographier ou filmer les débats.

La loi du 29 décembre 1954 modifie celle du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse en introduisant un article qui interdit de photographier, filmer ou enregistrer des audiences. On considère alors que la présence des caméras trouble la sérénité des débats et met en péril la sécurité des parties. Il existe également une méfiance envers les journalistes, dont on pense qu’ils pourraient introduire un biais et orienter l’opinion publique.

C.D. : La justice internationale fonctionne différemment. Depuis 1994, tous les procès sont filmés et retransmis en léger différé – environ trente minutes. Cela a été le cas pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, dont les images ont été diffusées sur son site Web. Aux Etats-Unis, si la Cour suprême interdit l’entrée des caméras dans son enceinte, chaque Etat est libre de décider de ce qu’il fait. C’est ainsi qu’en Californie les procès des policiers qui avaient battu Rodney King (1992-1993) ont été filmés par Court TV, et le procès d’O. J. Simpson (1995) diffusé en direct sur CNN et Court TV.

Le premier jour du procès de Klaus Barbie (1987) avait pourtant été filmé et retransmis en direct à la télévision française…

M.S.B.-B. : Le retentissement et l’émotion qu’avaient engendrés l’arrestation de l’ancien tortionnaire nazi et l’annonce de son procès pour crime contre l’humanité devant la cour d’assises du Rhône étaient tels que le ministre de la justice, Robert Badinter, avait décidé d’aménager la loi de 1954 interdisant tout enregistrement sonore ou audiovisuel. C’est ainsi que la loi du 11 juillet 1985 autorise le filmage à condition que le procès « présente un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice ».

Le cadre réglementaire de cette loi est très strict : l’enregistrement vidéo se fait à partir de points fixes dans la salle d’audience et doit suivre le droit fil de la parole. L’initiative du filmage revient au président du tribunal. En cas d’incident, il peut interrompre l’enregistrement. Cependant, les caméras des journalistes ont été admises dans le prétoire lors du premier jour du procès, une exception qui ne se reproduira plus lors de l’enregistrement des treize autres procès qui ont bénéficié de ce dispositif.

C.D. : Ce premier jour n’est cependant pas le plus intéressant, étant donné les contraintes de la procédure. Dès le lendemain, les seules images disponibles sont celles, prises sur les marches du palais, de certains des protagonistes du procès, comme les avocats. L’interdiction de diffuser en direct les images des audiences conduit ainsi à une médiatisation tronquée, ce qui pourrait ouvrir une réflexion sur cette question. Pourquoi ce qui est pratique courante pour la justice internationale ne l’est-il pas à l’échelle nationale ? Surtout si l’on considère que certains procès ont une visée sociétale et éventuellement réparatrice.

« DERRIÈRE L’OBLIGATION DE SUIVRE LE DROIT FIL DE LA PAROLE, IL Y A L’IDÉE QUE LES ARCHIVES NE DOIVENT PAS ÊTRE CONDITIONNÉES PAR LE REGARD DE CELUI QUI FILME »

Pourquoi aussi peu de liberté est-elle donnée aux réalisateurs qui filment les procès ?

M.S.B.-B. : Se voulant impartiale, la justice suppose une objectivité de l’enregistrement du procès. Derrière l’obligation de suivre le droit fil de la parole, il y a l’idée que les archives ne doivent pas être conditionnées par le regard de celui qui filme. Il s’agit de rendre celui qui visionne les archives libre de les interpréter à sa guise et de faire sa propre opinion. C’est oublier que regarder les archives dans ces conditions empêche de voir comment l’autre partie au procès réagit.

C.D. : Certains réalisateurs chargés de l’enregistrement des archives audiovisuelles de la justice ont réussi à négocier avec le président du tribunal de meilleures conditions de filmage. C’est le cas de Guy Saguez lors du procès de l’ancien milicien Paul Touvier (1994) : il obtient de remonter le siège de l’accusé, de changer le micro, d’ajouter un éclairage…

On est loin des libertés octroyées au célèbre cinéaste John Ford lors du filmage du procès de Nuremberg, où sont jugés les grands dignitaires nazis en 1945…

C.D. : Il faut garder en tête le contexte d’urgence. Dès le 12 juin 1945, John Ford reçoit un ordre de mission pour « préparer le filmage du procès international, un film documentaire, après le procès, concernant l’ensemble des débats, et filmer les interrogatoires de certains dignitaires nazis, sous l’autorité du juge ».

Les cameramen américains, officiellement désignés pour filmer les audiences, ont cependant des moyens techniques très limités. Ils sont obligés de passer en direct d’un plan large à un plan rapproché en actionnant une tourelle rotative de trois objectifs. De temps en temps, ils effectuent un plan panoramique allant, par exemple, de la table des juges vers celle des prévenus, en passant par la barre des témoins. L’usage de caméras 35 mm n’autorise que de courts moments de filmage sans interruption. En tout, ils filment une trentaine d’heures. C’est très peu pour un procès qui dure dix mois, mais suffisant cependant pour constituer une archive précieuse.

« LE PROCÈS LE MIEUX FILMÉ DE TOUS CEUX QUI ONT FAIT L’OBJET D’UNE CAPTATION AUDIOVISUELLE EST, SANS CONTESTE, CELUI D’ADOLF EICHMANN À JÉRUSALEM, EN 1961 »

Quelles ont été les évolutions notables après Nuremberg ?

C.D. : Le procès le mieux filmé de tous ceux qui ont fait l’objet d’une captation audiovisuelle de 1945 à nos jours est, sans conteste, celui d’Adolf Eichmann à Jérusalem, en 1961. Le réalisateur Leo T. Hurwitz, grâce à son expérience dans les films documentaires pendant la Grande Dépression et la guerre, mais aussi à son travail à la télévision chez CBS, maîtrise le filmage en vidéo [alors rarissime, l’invention du magnétoscope datant de 1956]. Disposant de plusieurs caméras pour saisir dans tous ses détails le déroulement du procès, sa réflexion sur l’acte du montage lui permet de réaliser, en direct, un mélange de vues rendant très dynamique et très fidèle le quotidien des débats.

Depuis la loi Badinter et le filmage partiel du procès Barbie, treize autres procès ont été filmés en France…

M.S.B.-B. : Le visionnage des archives filmées de chacun de ces procès, consultables aux Archives nationales, permet de découvrir des détails imperceptibles sur une transcription. Lors du procès Barbie (1987), on a affaire à un accusé silencieux et méprisant. Dans le procès Touvier (1994), l’accusé, par ses bafouillements, donne à voir un personnage falot qui répond tel un enfant pris en faute. En 1997-1998, Maurice Papon [ancien préfet et ancien ministre accusé d’avoir contribué à la déportation de 1 690 juifs entre 1942 et 1944, lorsqu’il était secrétaire général de la préfecture de la Gironde] se montre d’abord éloquent et offensif, avant d’apparaître, à la suite d’une attaque, physiquement et moralement affaibli, mais cependant répondant sur tout.

La place qu’occupe l’accusé n’est jamais la même dans des procès comme celui du sang contaminé (1992-1993), du négationniste Robert Faurisson contre Robert Badinter (2007), de la catastrophe AZF à Toulouse (2009 et 2017), de Pascal Simbikangwa (2014 et 2016), Tito Barahira et Octavien Ngenzi (2016 et 2018), jugés pour crime contre l’humanité et génocide des Tutsi au Rwanda.

Et puis, il y a le cas où il n’y a pas d’accusés : celui, en 2010, sur la disparition de quatre Franco-Chiliens au moment du coup d’Etat de Pinochet au Chili. Ici, le procès en absence – aucun des quatorze accusés ne s’est déplacé – n’a d’existence que pour et par les témoins.

Quel sera l’enjeu du filmage du procès des attentats du 13 novembre 2015 ?

C.D. : Ce procès sera sans précédent : il doit s’étendre sur six mois (septembre 2021-février 2022), et 1 740 personnes se sont constituées parties civiles. Parmi les accusés figure le Franco-Belge Salah Abdeslam, seul membre encore en vie des commandos qui ont frappé les terrasses des restaurants et la salle du Bataclan au cœur de Paris, ainsi que les abords du Stade de France. C’est la première fois qu’un procès durera aussi longtemps en France. Pour les équipes de production qui seront choisies pour se relayer sur le tournage, ce sera un défi de taille.

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