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Jours tranquilles à Paris
4 septembre 2020

Portrait - Alexandre Loukachenko, dernier dinosaure de l’ère soviétique

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant Le Monde

L’autocrate biélorusse, au pouvoir depuis 1994, fait face à une contestation inédite dans son pays. Avec lui, c’est toute une époque qui se débat pour ne pas disparaître, celle née après la chute de l’URSS.

Il a suffi qu’il apparaisse dans sa résidence de Minsk, uniforme noir et kalachnikov à la main, pour que la Biélorussie, au lieu de trembler de peur, éclate de rire. C’était le 23 août. A quelques centaines de mètres de là, une foule immense s’était à nouveau réunie sur la place de l’Indépendance, plus de 100 000 personnes l’appelant, lui, à quitter le pouvoir. Quelques centaines de manifestants avaient ensuite pris le chemin du palais présidentiel. Fidèle à la stratégie non violente de la contestation, la foule s’était arrêtée devant les cordons de sécurité.

Aucun danger mais peu importe, Alexandre Loukachenko a atterri en hélicoptère dans l’enceinte du palais, son fils de 15 ans lourdement armé sur les talons. Il s’est enquis de ce que faisaient les « rats » et a disparu dans la résidence, sans lire, probablement, les quolibets qui fusaient déjà sur les réseaux sociaux.

Quelque chose est cassé dans la mécanique Loukachenko. L’esbroufe, la menace ne fonctionnent plus. Pour « gagner » l’élection présidentielle du 9 août, il a organisé une fraude d’une ampleur inédite – même à l’échelle de son régime. Les résultats des quelques bureaux de vote qui ont refusé de se plier aux ordres montrent que son adversaire, Svetlana Tsikhanovskaïa, a probablement gagné au premier tour.

Et pourtant, il s’accroche, Alexandre Loukachenko, comme s’il voulait grappiller encore quelques mois, quelques années, peut-être. Il est au pouvoir depuis 1994, deux ans de moins que son homologue tadjik, Emomali Rahmon, recordman de l’espace post-soviétique. Il n’a que 66 ans… Péché d’orgueil, il s’est accordé son score traditionnel, 80 % des voix, un décompte que ses concitoyens ont reçu comme un crachat à la figure. Les manifestations monstres que les matraques ne suffisent plus à disperser ne le font pas ciller. Elles paraissent si loin, et la télévision, reprise en main par des « spécialistes » invités de Russie, n’en montre rien.

Un modèle à part

On a vu l’incompréhension sur son visage quand des ouvriers de l’usine MZKT, où sont fabriqués des véhicules lourds, agricoles et militaires, pourtant dûment préparés et sélectionnés, l’ont conspué, le 17 août : « Pars ! Pars ! » Si même eux l’abandonnent, à quoi tient son pouvoir ? La réponse est simple : la chute de Loukachenko n’a, pour l’heure, été retardée que par le soutien de Moscou et la loyauté indéfectible des forces de sécurité.

Ses efforts pour reconquérir l’opinion ne passent plus. Sa lente agonie apparaît à la fois comme une caricature et un condensé de ce règne long de vingt-six ans. M. Loukachenko alterne la menace et la cajolerie. Il implore, s’oublie même, de cette voix étonnamment haut perchée qui est sa marque de fabrique. Devant un noyau de fidèles, grimpé sur un tracteur, il a promis de ne pas abandonner, « même après [s]a mort »… Même son habileté légendaire à naviguer entre Est et Ouest commence à ressembler au tour usé d’un prestidigitateur auquel plus personne ne croit : ses accusations d’ingérence russe comme celles d’une invasion de l’OTAN ne suscitent plus que des haussements d’épaules.

Pour autant, il serait réducteur de résumer la personnalité et la place singulière qu’aura occupée M. Loukachenko à cette figure de dirigeant aux abois, s’agitant face à des moulins à vent et matraquant son peuple. Avec lui, c’est une époque qui se débat pour ne pas disparaître. Au-delà des dates et des records, le chef de l’Etat aura façonné un modèle à part, mélange de soviétisme rebattu et de populisme avant-gardiste.

On a souvent fait du dirigeant biélorusse un homme de la terre. Rien n’est moins vrai. Originaire de la région de Moguilev, orphelin de père, il fut bel et bien directeur d’un sovkhoze, une ferme collective, entre 1987 et 1990. L’un de ses faits d’armes est d’y avoir rossé de ses mains un tractoriste « paresseux ». Pour le reste, sa carrière fut celle d’un homme du sérail, un politique, au sein du Parti communiste ou dans l’encadrement idéologique des travailleurs.

Discours résolument passéiste

En 1990, député du Conseil suprême de la République biélorusse, il rejoint le groupe des « communistes pour la démocratie ». Peu connu du grand public, il s’impose lors de l’élection présidentielle de 1994 en se forgeant une image d’homme à poigne dévoué à la lutte contre la corruption, se promenant en permanence avec une mallette censée contenir les « preuves » de ladite corruption. Quelques jours avant le vote, il se prétend victime d’une tentative d’assassinat, la première d’une longue série d’affabulations.

Les éléments qui constitueront le socle de son modèle autoritaire et social s’agencent avec une étonnante célérité. Dès 1996, le jeune président change la Constitution à son profit, ajoutant deux ans à son mandat. En 1999 et 2000, trois de ses opposants les plus sérieux disparaissent coup sur coup, vraisemblablement assassinés.

A l’aune des pratiques régionales, ce durcissement autoritaire est banal. La singularité d’Alexandre Loukachenko est ailleurs : pendant que ses homologues vendent à leur population, au moins en paroles, la modernisation et l’ouverture au monde, M. Loukachenko assume un discours résolument passéiste, jouant de la nostalgie soviétique. Dès 1995, il donne à la langue russe le statut de langue officielle au côté du biélorusse et rétablit un drapeau inspiré de la période soviétique.

La Biélorussie de Loukachenko se rêve en kolkhoze géant, en usine merveilleuse avec faucille et marteau au fronton. Ses emblèmes sont les tracteurs et les hauts-fourneaux. Autant que les mamelles de l’économie biélorusse, ils constituent à eux seuls une promesse idéologique. En vingt-six ans de règne, les journaux télévisés auront montré des centaines d’heures de ces visites du président aux ouvriers, aux paysans. Chacune d’elles est aussi l’occasion d’affirmer ce style bravache que les Biélorusses apprécient, ces provocations volontiers machistes, égocentriques, pleines d’un bon sens supposé « paysan ». L’Allemagne nazie est pour lui un modèle de « république de type présidentiel ». Avant que Vladimir Poutine ne devienne maître en la matière, Alexandre Loukachenko s’est depuis longtemps fait une spécialité de ces séances publiques de remontrances des fonctionnaires.

Le dirigeant n’a pas retenu du soviétisme que son folklore. Il mène une politique sociale réellement protectrice, en particulier à l’égard des ouvriers. Les usines les moins rentables sont maintenues à flot par des subventions massives, l’emploi et les salaires sont garantis. Les campagnes et l’agriculture, elles, feront l’objet d’une réelle modernisation. Cela n’empêche pas la prévarication et la mainmise d’une petite caste au sommet de l’Etat, qui contrôle près des trois quarts de l’économie.

« Dernier dictateur d’Europe »

La Biélorussie est un pays rassurant, protégé des tourments du monde extérieur : l’ordre est maintenu, y compris avec la pratique de la peine de mort, les routes sont en meilleur état que dans le reste de la région, la corruption des élites y est moins importante que, par exemple, dans l’Ukraine voisine. Cette politique a deux corollaires. Le premier est le soutien de la Russie, qui subventionne massivement l’économie nationale, notamment grâce à un mécanisme de fourniture de pétrole à prix cassés, que les raffineries biélorusses revendent ensuite en Europe. La fin progressive de ce système aura d’ailleurs précipité la déchéance de l’autocrate, incapable de maintenir à flots son Etat social.

Le modèle de Loukachenko implique aussi une conduite parfaitement autoritaire des affaires du pays. Le sommet de l’Etat est opaque, avec des rotations de cadres fréquentes, qui permettent de calmer les ambitions ; le KGB, les services de sécurité sont tout-puissants et présents jusque dans les échelons les plus bas de la société ; les médias sont muselés, l’opposition est marginalisée et les élections truquées. En 2004, la limitation du nombre de mandats est supprimée : « Batka », le « papa » de la nation, peut devenir président à vie. L’année suivante, la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice utilise une formule qui fera florès : Alexandre Loukachenko est « le dernier dictateur d’Europe ».

Les premiers remous sérieux arrivent dans les années 2010. Il y a d’abord le scrutin présidentiel de décembre 2010, qui voit, à Minsk, des dizaines de milliers de personnes dénoncer des fraudes. Les forces de sécurité font preuve d’une brutalité sauvage, comparable à celle qui sera déployée en 2020. Les manifestants sont alors moins nombreux, peut-être moins lassés – ils cèdent.

L’autre tournant de la décennie est la crise chez le voisin ukrainien – révolution de Maïdan, que l’autocrate observe avec méfiance, et intervention russe avec l’annexion de la Crimée et la guerre fomentée par Moscou dans le Donbass. Le moment est menaçant, rappel de la position précaire qu’occupe Minsk sur l’échiquier régional. Vue de Moscou, la souveraineté de la Biélorussie est une chose encore plus factice que celle de l’Ukraine. Depuis des années, M. Loukachenko louvoie pour éviter une intégration plus poussée de son pays à la Russie, perspective qu’il a acceptée en signant un traité d’union, en 1999.

Dans la main du Kremlin

Ces troubles seront une chance inespérée pour M. Loukachenko. Ils semblent valider, aux yeux du peuple biélorusse, son obsession de la stabilité ; leur président est bien le meilleur rempart face au chaos. Au niveau diplomatique, Minsk se donne de l’air : en prenant ses distances avec la politique agressive de Moscou, puis en s’imposant comme médiateur pour la question du Donbass, Alexandre Loukachenko regagne les faveurs de l’Ouest. En libérant ses derniers prisonniers politiques, il obtient une levée des sanctions européennes qui frappent son régime. Il attendra en vain, en revanche, les milliards qui pourraient sauver son régime de la faillite.

La vie est un éternel recommencement : les sanctions sont de retour à la faveur de cette crise, et M. Loukachenko a fini par se placer dans la main du Kremlin, sa vieille hantise. Tout plutôt qu’abandonner, finir, chassé de son pays, dans une villa de la banlieue de Moscou, à l’instar de son homologue ukrainien, Viktor Ianoukovitch.

En vingt-six ans de pouvoir, Alexandre Loukachenko, personnage orgueilleux entouré de courtisans, a même fini par s’identifier à son pays. Avant sa disgrâce, il cherchait à imposer son fils Nikolaï comme un successeur potentiel, l’emmenant partout avec lui, uniforme sur mesure sur les épaules. Ce même Nikolaï qui accompagne désormais son père une arme à la main.

Depuis ses palais (on lui en attribue seize), il n’aura pas vu venir les transformations de la société biélorusse. Lorsqu’au printemps, il balaie la menace du coronavirus par ses boutades habituelles – une maladie que l’on combat avec de la vodka, au volant d’un tracteur –, il ne comprend pas que ses concitoyens ne rient plus. Depuis longtemps, ils surfent sur Internet, voyagent en Europe. Quelques semaines plus tard, ceux qui le défient dans la rue ne peuvent être que des « drogués, des alcooliques et des chômeurs ».

Le 16 août, le jour où, pour la première fois, les Biélorusses sont sortis par centaines de milliers dans les rues, bravant une répression d’une brutalité extrême, galvanisés même par les images et les récits de tortures en prison, on l’a vu s’écrier, incrédule : « J’ai nourri ce pays de mon sein gauche ! Je lui ai donné mes meilleures années. » Peut-être, mais sans voir que ce pays avait changé sans lui demander la permission.

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