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Jours tranquilles à Paris
22 septembre 2020

MICHAEL LONSDALE, SLOW LIFE

lonsdale20

Par Camille Nevers - Libération

Le comédien et metteur en scène, génialement singulier et singulièrement génial chez Duras comme James Bond, chez Eustache comme Spielberg, chez Truffaut ou Régy, est mort lundi à 89 ans. Tentative de déchiffrer l'allure de l'homme, l'axe de son jeu, traversés par l'étrange autorité de la lenteur.

Michael Lonsdale.

Une porte doit être ouverte ou fermée. Michael Lonsdale devait être debout ou assis. Dans un proverbe irlandais, il est dit que «l’Anglais pense assis, et le Français debout»… Michael Lonsdale, donc, était l’un et l’autre, à tour de rôle. On a appris lundi après-midi la mort du comédien et metteur en scène (au théâtre), à 89 ans.

Qui l’imaginerait monter à cheval, faire de l’alpinisme, danser une valse, s’adonner à d’exténuants exercices physiques ? Personne. On ne le revoit pas courant, marchant trop vite, ni d’un bon pas pressé, et s’il danse, conduisant de blondes créatures, Delphine Seyrig ou Sylvia Kristel, c’est au rythme d’un slow. Slow, c’est le mot : Michael Lonsdale ou la lenteur ; d’une lenteur bien tempérée qui vise au dépouillement, à une impassibilité apparemment calme et étrangement «posée». Etrangement, parce que Lonsdale est dans ses gestes et sa réticence à s’emballer un comédien posé, ce qui assure prestance et autorité aux personnages qu’il incarne, mais il est aussi comme «posé là», ce qui met en péril la blanche assurance, menace l’aisance précise où perce toujours une pointe d’inquiétude hébétée : être «posé là», c’est courir un gros risque – le risque de faire partie des meubles et que nul ne songe bientôt plus à noter sa présence, à lui accorder un regard.

Le numéro d’équilibriste consiste dès lors à balancer discrètement, mine de rien, entre le jeu mondain le plus hiératique (tenir un cigare dans une main, dans l’autre un verre de whisky, par exemple) et l’insignifiance défaite de ses personnages. Entre l’extrême solennité et l’extrême solitude. Tout se passe indistinctement, mais assez lentement, le temps d’un geste précautionneux dont on se demande toujours si c’est politesse cauteleuse ou timidité maladive de sa part, machiavélisme ou couardise, flegme ou flemme, le temps d’une phrase prononcée d’abord gravement, sentencieuse et affirmative, qui s’achève en interrogative par une simple inflexion finale plus aiguë, ou le temps d’un déplacement du corps assez ralenti pour qu’on en distingue l’élégance et la gaucherie simultanées, d’une station à une autre.

Aller-retour vertical et ralenti

C’est ainsi qu’on imagine à peine Lonsdale en mouvement, et qu’on le revoit d’abord toujours, ou debout, ou assis. Surtout assis. Ou à l’extrême limite : à genoux. Mais tout son être, pour ainsi dire toute son existence à l’écran, semble tenir dans ce déploiement minimal, dans cet aller-retour vertical et ralenti : se lever, s’asseoir, se redresser, regagner son siège, se mettre debout, s’incliner à nouveau… et puis s’affaler – car si la chaise ou le fauteuil vient soudain à manquer, il ne reste au comédien qu’une alternative : tenir debout, le plus droit et le plus longtemps possible, ce qui n’est pas tâche facile car tenir son rang est fatigant, ou bien se laisser choir, ce qui est une vraie tragédie, car on l’aura compris, chez Lonsdale la loi de la gravité devient une loi morale. A la manière d’un Montaigne lorsqu’il écrit, «au plus élevé trône du monde, nous ne sommes assis que sur notre cul». Sur les tapis exotiques d’India Song, sur le sable au soleil couchant d’Out 1, dans le cagibi sous l’escalier de la Mariée était en noir ou sur la moquette épaisse d’Un linceul n’a pas de poche, lorsque l’acteur s’écroule, ce que l’on voit, c’est l’homme qui chute. C’est lamentable, et déchirant, comme le cri du vice-consul.

En ce sens, qu’Eustache ait fait appel à lui pour narrer une Sale histoire est sidérant : cela demande un effort de pensée – et l’histoire pourtant sordide émerge alors parée de reflets proprement fantastiques – que d’imaginer un instant Lonsdale, son corps immense, mou et massif, s’allonger volontairement sur le sol des toilettes publiques et se contorsionner pour regarder par le trou de la porte le sexe de femmes anonymes… Sa plus grande prouesse physique, performance à effets spéciaux plus inouïs que ceux de Moonraker ou de Billy Ze Kick, il la doit au mirage eustachien de la parole, à sa puissance d’évocation obscène et hypnotique : qu’est-ce qui est le plus obscène, d’ailleurs, cette histoire d’attentat à la pudeur que Lonsdale nous raconte, ou l’image même, fantasmatique, de sa posture improbable, de cette station couchée à plat ventre d’un corps si peu fait pour cela, si peu enclin à telle outrance physique ?

La conscience détachée de n’être maître de rien

Que peut bien faire l’homme qui s’assoit, s’il ne veut pas qu’on l’oublie dans un coin, sinon prendre la parole, mais sans élever la voix ? Pour dire quoi ? «Je veux savoir pourquoi on m’aime pas» (Baisers volés), ou «Alex, tu me fais peur…» (Stavisky), par exemple. Le manque d’amour, une angoisse légère et distante. Michael Lonsdale ne ressemble véritablement à personne, mais s’il fallait citer un comédien dont la lenteur physique et la douceur traînante de la voix le rapprochent obscurément, sensiblement, ce ne serait pas un Français mais un Anglais : ce serait Herbert Marshall. D’ailleurs cette lenteur, cette patience infinie attendant son heure, cette haute stature un peu voûtée qui fait le gros dos comme un chat (quoique Lonsdale m’évoque d’abord ce plantigrade herbivore : le panda), proviennent chez tous deux d’une infirmité qu’on dissimule : Marshall a tenté de masquer toute sa vie sa jambe de bois, une jambe qu’il avait perdue dans un accident lors de la Grande Guerre ; Lonsdale, tout jeune, en pleine Seconde Guerre mondiale, eut les jambes brisées dans un accident de voiture et crut ne jamais pouvoir remarcher…

Toutefois ce n’est pas du tout une ressemblance physique, mais une pensée secrète qui à nos yeux les apparente : la conscience détachée de n’être maître de rien, et de personne – aussi passent-ils leur temps à seulement rester maîtres d’eux-mêmes ; tous deux ont ce demi-sourire flottant, intimidé et énigmatique, mi-candide mi-cynique, mi-matois mi-pantois, sourire «sous cape» dont on ne saura jamais exactement s’il est le signe d’une capitulation souveraine ou d’une victoire discrète : on soupçonne juste que pour eux cela revient au même.

Il y a chez Lonsdale et Marshall un fond malheureux, et d’un malheur sans honte, juste un peu risible, un fond de tristesse dont la féminité douce, vaguement rouée, n’est pas à tenter de masquer sous des dehors virils ou une violence rentrée, plutôt à livrer avec cette résignation feutrée des amoureux non payés de retour, ou des maris modestes.

Lonsdale est à lui-même, en parlant, sa propre voix off

Et Lonsdale a enfin de commun avec Herbert Marshall (et aussi Michel Bouquet) de n’articuler qu’à peine, le moins possible on dirait ; mais chaque mot mâchouillé, ânonné, se détache avec une grande netteté. Cette diction est pure distinction, cette façon du comédien de débiter calmement son texte, posément donc, et le plus poliment du monde, comme s’il n’y était pour rien. Avant même de la laisser pousser, Michael Lonsdale semblait déjà parler dans sa barbe. Cette voix qu’on reconnaît entre mille, ce n’est alors pas un hasard sans doute si, par Duras la première, elle fut si souvent utilisée en voix off, en voix radiophonique. Car même à l’écran et plein cadre, Lonsdale est à lui-même, en parlant, sa propre voix off. Sa manière recto tono est toujours à la limite de la ventriloquie, le mouvement quasi inarticulé de la bouche aux lèvres très minces, sans compter barbe et moustache, donne au timbre un effet naturel de play-back. Cette curieuse, infime dissociation du corps et de la voix ouvre peut-être une perspective pour finir : que Michael Lonsdale soit debout ou assis, sa parole, elle, ne paraît jamais tout à fait en phase, ou en place. Comme si l’envers de l’immobilité impassible et bonhomme de l’acteur était cette volatilité de la voix qui tient sous son empire son interlocuteur : la voix d’un hypnotiseur, et d’un conteur. A lui seul revenait de nous confier en chuchotant des histoires à dormir debout. Ou assis.

Mes précédents billets sur Michael Lonsdale :

http://jourstranquilles.canalblog.com/tag/michael%20lonsdale

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