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Jours tranquilles à Paris
22 septembre 2020

Portrait - Laurent Joffrin part en courant (social-démocrate)

joffrin

Par Laurent Telo - Le Monde

Après quarante ans à commenter la politique, l’ancien directeur de « Libération » lance le mouvement « Engageons-nous ». Soucieux de revitaliser un pôle de centre gauche, et peut-être de préparer un retour de Hollande, l’ex-journaliste publie également « Anti-Macron ».

On aurait adoré lire l’éditorial de Laurent Joffrin dans Libération sur le lancement d’« Engageons-nous », nouvel objet de curiosité politique, embryon de mouvement social-démocrate qui voudrait sauver la gauche à la présidentielle de 2022. Un édito, comme toujours inspiré et raisonnablement sentencieux, qui nous aurait aidés à nous faire une idée sur la nature profonde de ce « club » politique et à mesurer ses chances de prospérité ou d’évaporation dans les limbes d’un paysage déjà bien encombré à gauche. Hélas, les lecteurs de Libé resteront frustrés, car le promoteur et chef de file de ces nouveaux « engagé(e)s », c’est Laurent Joffrin lui-même.

Il est passé de l’autre côté d’un miroir qu’il contemple depuis quarante ans. Le 16 juillet 2020, l’« engagé » Joffrin, 68 ans, a quitté la direction du quotidien pour officialiser, quatre jours plus tard, sa présidence à la tête de ­l’association Les Engagés qui, selon son texte constitutif, « se propose de rassembler toutes les forces, issues de la société civile et des partis politiques, qui désirent créer ensemble une force alternative pour une gauche sociale écologique et républicaine ».

En clair, cette (encore toute petite) PME politique voudrait suturer une gauche fracturée et éviter un second tour Macron-Le Pen. Avec l’ambition de faire mieux que Place publique, mouvement avorté, incarné avant les dernières européennes, par l’essayiste Raphaël Glucksmann, devenu depuis député européen. « Le rêve de l’affaire, intervient Laurent Joffrin, c’est d’élaborer des idées, de les diffuser, puis de recomposer et d’élargir ce que j’appelle la gauche de l’action, apte à gouverner », celle qui se situe, grosso modo, entre le centre et les « insoumis ».

« POUR LUI, C’EST INADMISSIBLE QUE CETTE PENSÉE SOCIALE-DÉMOCRATE AIT DISPARU. SON ENGAGEMENT, C’EST LE REFLET DE LA SOUFFRANCE D’UN INTELLECTUEL DE GAUCHE. » MICHEL SAPIN, ANCIEN MINISTRE SOCIALISTE

Joffrin n’est pas un grand expansif : « Je suis battant et optimiste. » Il est aussi confiant en ses débuts : « On est passé de 140 signataires de l’appel originel – dont Patrick Pelloux, la politologue Géraldine Muhlmann, Agnès Jaoui, Benjamin Biolay… – à 4 600 signatures au bout d’un mois. » Une trame narrative est prévue : quatorze groupes de travail thématiques ont été constitués, une plate-forme programmatique est prévue pour Noël, un congrès constitutif pour janvier 2021.

Mais le flou de l’affaire, c’est d’essayer de comprendre ce que Joffrin, 68 ans, vient fiche dans cette galère et s’il se sent compétent pour incarner un éventuel rassemblement derrière sa bannière. Lui qui ne s’est encore jamais confronté à un responsable politique autrement qu’habillé en journaliste et n’a jamais fait un meeting. « Si ! En 2007, après l’élection de Sarkozy, j’ai participé à un meeting de protestation contre les tests imposés aux migrants pour obtenir le statut de résident. »

En fait, explique-t-il, il enjambe un Rubicon, séparant les rôles de commentateur et d’acteur, dont les rives ne sont pas si éloignées que cela. Michel Sapin, ancien ministre socialiste, n’y voit d’ailleurs aucune incohérence : « Laurent a toujours été engagé en termes de pensée. On en a parlé. Pour lui, c’est inadmissible que cette pensée sociale-démocrate ait disparu. Son engagement, c’est le reflet de la souffrance d’un intellectuel de gauche. » En route pour un « Joffrin, président ! » en 2022 ? « Je ne veux pas me faire élire, assure-t-il, mais il prévient quand même : Si personne ne veut y aller, il faudra bien que quelqu’un se dévoue. » On n’en est évidemment pas là.

L’un de ses meilleurs amis, Christophe Lannelongue, haut fonctionnaire, essaye de nous circonscrire les ambitions d’un nouveau leader politique assez « insaisissable, qui ne s’épanche pas beaucoup par nature mais qui est heureux d’avoir franchi le pas ». Lannelongue est surtout réaliste : « Je le vois comme un passeur, comme un super-secrétaire des débats, comme un super-animateur de cette reconstruction dont il veut être un militant important. »

« ON SE DEMANDE SI LES GENS VONT ADHÉRER, S’ILS NE VONT PAS TROUVER ÇA RIDICULE. » LAURENT JOFFRIN

A l’origine, il y a une discussion informelle avec l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve en début d’année, puis un appel « que j’ai rédigé tout seul, comme une bouteille à la mer et qui semble avoir trouvé un écho… Donc, on se structure ». Ensuite, il y a une nouvelle « aventure » qui se conjugue avec la nostalgie d’un retour « à [ses] premières amours », quand militant aux Jeunesses socialistes, à la fin des années 1970, il gérait la publication Le Crayon entre les dents, avec Denis Olivennes, devenu, ironie de l’histoire, ­directeur général de Libé, depuis quelques semaines. « J’ai senti que j’étais passé de l’autre côté au moment de la conférence de presse du 20 juillet pour le lancement du mouvement, raconte Joffrin. Une trentaine de journalistes, des caméras. C’était agréable. Mais stressant aussi… On se demande si les gens vont adhérer, s’ils ne vont pas trouver ça ridicule. »

Ridicule, c’est le qualificatif qu’a choisi un haut responsable du Parti socialiste – que Joffrin entend « englober et dépasser » – pour qualifier l’initiative « engagé(e) », mais qui ne veut surtout pas commenter publiquement un mouvement « qui ne représente rien et est le fruit d’une petite caste bourgeoise qui s’amuse à faire de la politique le dimanche ».

Aucune personnalité politique

Ils ne sont pas contents au PS. Ils se sont persuadés, ils ne sont pas les seuls, de la duplicité d’un mouvement à double fond qui préparerait le terrain à un retour de François Hollande. Les deux hommes cultivent une proximité politique et humaine depuis plus de trente ans ; les réseaux culturels de Julie Gayet, la compagne de l’ex-président, ont d’ailleurs nourri la liste des premiers signataires.

Officiellement, aucune personnalité politique n’a encore apporté son écot. « Je n’ai pas signé l’appel pour éviter d’alimenter au maximum un procès en récupération qu’on n’évitera pas », précise Michel Sapin. Joffrin assure, lui, que « non, je ne suis pas le faux nez de François Hollande, qui est assez grand pour se présenter tout seul ». Mais il concède : « J’en ai effectivement parlé à plusieurs personnes, dont mon ami Hollande, mais aussi à Cazeneuve, donc, qui m’a fait part de son “scepticisme encourageant”, à Anne Hidalgo ou à Lionel Jospin, qui m’a répondu : “Je pense que vous allez avoir des difficultés avec les appareils.” »

L’un des signataires, le sociologue Michel Wieviorka, fut à l’initiative, avec Daniel Cohn-Bendit, d’un précédent et autre appel avorté pour une grande primaire de la gauche avant la présidentielle de 2017 : « J’ai trouvé son texte très bien. Mais il y aura d’autres initiatives. Donc, je suis un pied dedans, un pied dehors. Je ne suis pas pressé de voir se mettre en place des accords politiques. Il faut d’abord une dynamique idéologique. » Il prévient : « S’il s’avérait qu’il s’agit d’une opération téléguidée par François Hollande, je m’éloignerais, comme d’autres, de ce projet. »

« LAURENT JOFFRIN NE NOUS A JAMAIS PRÉVENUS DE SON INITIATIVE. (…) ON AURAIT AIMÉ AVOIR UN PEU PLUS DE CONSIDÉRATION. MAIS, APPAREMMENT, LE PLUS IMPORTANT, C’ÉTAIT SON PLAN COM’. » WILLY LE DEVIN, JOURNALISTE À « LIBÉRATION »

Reste à savoir comment Joffrin et son club seront traités par Libération, LE grand journal de sa carrière, hormis quelques allers-retours à la tête de L’Obs. Il désirait continuer à écrire des éditos malgré sa nouvelle fonction, mais la rédaction ne lui a pas laissé le choix. « On voulait à tout prix éviter que Libé soit pris dans une zone grise avec une double casquette bizarroïde », martèle Willy Le Devin, journaliste et président de la société des rédacteurs. Contrairement à l’usage, il n’y a eu ni passation de pouvoir ni pot de départ au sein du quotidien.

« Laurent Joffrin ne nous a jamais prévenus de son initiative, poursuit Le Devin. On a appris le lancement par la bande, quatre jours avant… Lunaire. On aurait aimé avoir un peu plus de considération. Mais, apparemment, le plus important, c’était son plan com’. Il a totalement raté sa sortie. » Joffrin se défend : « Si j’avais prévenu longtemps à l’avance, il y aurait eu des fuites. Et si ça se trouve, mon appel n’aurait eu aucun écho. »

Donc, Libé parlera-t-il de Joffrin ? « Il n’est pas blacklisté, assure Le Devin. On en parlera si ça prend. » Le lancement du mouvement « joffrinien » – on dit bien jospinien, non ? – s’accompagne de la parution d’Anti-Macron (Stock) le 23 septembre, une compilation des lettres politiques que l’éditorialiste a publiées quotidiennement dans Libé entre 2017 et 2020. L’ouvrage commence par cette phrase : « Il y a un péché originel dans le macronisme, ou une malédiction, comme on veut : la trahison. » On en revient quand même souvent à Hollande.

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