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Jours tranquilles à Paris
26 septembre 2020

Enseignement du théâtre : le flou artistique

Par Cassandre Leray,

La liberté pédagogique laissée à l’enseignant, souvent enrichissante, peut ouvrir la porte à des abus dans un milieu où les élèves sont «habitués à la violence» pour progresser.

«Dans les écoles de théâtre, quand il y a de vrais problèmes, tout le monde ferme les yeux», soupire Sonia (1). Depuis plus de dix ans, elle enseigne dans un conservatoire. En France, un peu plus de 200 établissements forment les passionnés d’art dramatique à devenir comédiens. Les professeurs peuvent être acteurs, metteurs en scène, expérimentés ou débutants dans l’enseignement… En fonction de leur parcours, tous ont leur méthode : «On rencontre des gens, on retient des exercices qu’on réutilise par la suite dans nos cours…» décrit Damien, prof en conservatoire. Une liberté d’approche qui peut être enrichissante, à condition de respecter des «règles du jeu. L’élève n’est pas une marionnette entre nos mains», dit Sonia. Des «règles» qui demeurent toutefois tacites.

«Brèches»

Bien qu’il ne soit pas obligatoire pour enseigner, il existe un diplôme d’Etat de professeur de théâtre, visant à former des «artistes-pédagogues». Il s’obtient soit en validation d’acquis d’expériences, soit via une formation. Formation qui n’existe que depuis 2016 (alors que le diplôme, lui, a été créé en 2006) dispensée à ce jour dans trois établissements. Parmi eux, l’Ecole supérieure d’art dramatique de Paris. Comme l’explique Carole Bergen, responsable des études, quatre cents heures de cours théoriques et pratiques sont données, notamment «pour voir quels sont les devoirs d’un professeur : ne pas imposer, ne pas se poser en maître mais en guide». Pour autant, un tel diplôme ne met pas «à l’abri de toute dérive», concède-t-elle.

«Etre prof dans ces écoles donne une liberté qu’on ne trouve nulle part ailleurs : il y a ce plaisir de former, mais aussi de déformer», estime Petra Van Brabandt, philosophe et membre d’EngagementArts, mouvement belge contre le sexisme dans les arts. Elle étudie notamment l’enseignement dans les écoles de théâtre. Selon elle, les «abus» fréquents sont en partie liés au fait que «la souffrance est une valeur très ancrée dans le théâtre et la danse, qui vient d’une tradition pédagogique plutôt ancienne, du XIXe siècle. Il y a cette conviction que quand on souffre, on s’élève artistiquement». Un problème accentué par le fait que de nombreux élèves ont été «habitués à la violence» au cours de leur formation, sans possibilité de «questionner ou interroger. La liberté de l’art est absolue. Il y a aussi la notion de génie artistique, de charisme : même quand il va dans la transgression, c’est perçu comme une transgression qui nous guide vers quelque chose. On ne le contredit pas».

Cette façon de faire, Damien en a lui aussi été témoin au cours de sa carrière. Adepte d’une pédagogie «bienveillante, sans chercher à faire mal aux élèves», il constate que bon nombre d’enseignants ne sont pas dans ce même état d’esprit : «Il y en a pour qui, pour être au plus près de la vérité, il faut réellement faire mal. Et ça peut laisser des séquelles.» Selon Petra Van Brabandt, «les remarques personnelles n’ont rien à voir avec la pédagogie du théâtre. C’est une façon, souvent, de se permettre des intrusions dans la vie privée des étudiants. Ça tourne autour de leur sexualité, leur orientation sexuelle, leur passé, leur personnalité». Des sujets qui peuvent rendre les élèves particulièrement «vulnérables», selon Sonia : «On peut vite arriver à des situations d’abus car on travaille sur des choses sensibles, sur les sentiments. Une personne mal intentionnée trouve facilement les brèches pour s’engouffrer.»

Autre problème fondamental pour la philosophe : l’émiettement de la notion de consentement. «La nudité, le toucher, faire sur scène des choses expérimentales… La pratique est plutôt de persuader, forcer et ridiculiser ceux qui ne veulent pas faire ce qui est attendu par leur prof.» De son côté, Damien l’admet, il n’est pas étonnant que «des comédiennes soient traumatisées face à des profs ou metteurs en scène qui ne peuvent pas s’empêcher de monter sur le plateau pour montrer. Il faut vérifier que la personne est consentante, prévenir et demander d’abord». S’il parle des «comédiennes», c’est que les femmes sont les premières victimes de ces méthodes, comme l’explique Petra Van Brabandt : «Les corps des femmes sont présentés comme des objets. Par exemple, les femmes passent beaucoup plus de temps horizontalement sur scène que les hommes. C’est une comparaison simpliste mais ça dit des choses.»

«Non-réponse»

Depuis deux ans, le ministère de la Culture a engagé un «gros travail sur la prévention des inégalités, avec un accent sur la responsabilité des établissements d’enseignement», souligne Agnès Saal, haute fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations. En novembre 2017, il a été demandé aux 99 écoles supérieures de la culture relevant du ministère de se doter d’une «charte égalité», composée entre autres d’un volet sur les violences sexistes et sexuelles. Cette demande concerne 12 écoles publiques nationales de théâtre. Par la suite, une formation a été mise en place à l’automne 2019 pour tous les agents travaillant dans ces établissements, ainsi que les élèves qui le souhaitent.

Les conservatoires, bien plus nombreux, sont quant à eux gérés par les collectivités territoriales. Ils ne bénéficient donc pas de la mise en place de ces mesures. «Le ministère a une tutelle pédagogique seulement, et pas fonctionnelle. Là, on dépend vraiment de la volonté d’agir des collectivités. S’il y a un problème dans un établissement territorial, on n’a pas la capacité, ne serait-ce que juridique, d’agir», précise Agnès Saal. Il existe bien un schéma d’orientation pédagogique concernant l’enseignement initial du théâtre, mais le document publié en 2005 n’évoque à aucun moment la question des violences.

D’après Sonia, la principale question à soulever est celle des recrutements. «Si un professeur a des plaintes d’élèves dans son dossier, ça ne devrait pas passer inaperçu.» Et d’ajouter : «Ce n’est pas normal que les élèves qui témoignent ne se sentent pas écoutés. Si le prof est déplacé, c’est une non-réponse absolue. Il faut des enquêtes et des procédures administratives.» Pour Petra Van Brabandt, une chose est sûre : «Ce n’est pas la responsabilité des élèves, des opprimés, de changer les choses. C’est celle des écoles et des professeurs.»

(1)     Certains prénoms ont été modifiés.

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