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Jours tranquilles à Paris
3 octobre 2020

Cindy Sherman, liesse d’identités

cindy33

Par Judicaël Lavrador — Libération

La Fondation Louis Vuitton accueille une rétrospective des portraits de l’artiste américaine qui, depuis ses débuts, se déguise pour endosser des rôles qui dynamitent de façon virtuose les codes et les genres.

Cela fait maintenant quarante-cinq ans que Cindy Sherman prend la pose et les atours de personnages en tout genre sans donner le moindre signe d’avoir épuisé le filon, dont elle creuse encore régulièrement une nouvelle veine. Et, comme de juste, la rétrospective à la Fondation Louis Vuitton s’achève sur un ensemble inédit, bouclé cette année même, où l’artiste américaine joue les mecs, en les tirant vers une pente féminine qui, à mi-côte, verse dans un troisième sexe («Men»).

Que la créatrice persiste et signe, insiste et ne lâche pas son dispositif original (se tirer le portrait, déguisée), tout en l’amendant à la marge en se frottant à de nouvelles techniques, paraît proprement bluffant. Cette fidélité, plus que tenace, à son œuvre, à son intuition et à ses motivations premières, cette exposition pleine à ras bord de 170 photographies - 170 fois Cindy Sherman (ou plutôt 170 fois les autres) - en fait prendre la mesure, physiquement. D’autant plus que la scénographie en rajoute une couche en optant pour des cimaises aux couleurs stridentes (rose et vert) et en glissant, sur leurs tranches, des miroirs où le reflet des portraits qu’on a dans le dos surgissent au milieu de ceux qu’on a sous les yeux. L’effet est un peu terrifiant : on se sent suivi et débordé par une meute d’êtres à la mine pas toujours très amènes. Et vient alors cette conviction réjouissante : si pendant tout ce temps, Sherman fait du Sherman, tout en échappant à Sherman, c’est simplement qu’elle prend plaisir à le faire. Et que c’est là la potion de son œuvre magique.

Bricolage

Son secret, non pas de beauté (ce n’est pas trop l’enjeu), ni même d’éternelle jeunesse (la vieillesse ayant posé ses rides sur les derniers portraits), mais de bonheur se révèle en grand dans l’enfilade des salles : Sherman se marre au travail comme une gosse qui se déguise et s’invente, sans s’en interdire aucune, des vies, des identités, des professions, des destinées. Reprenant un album de portraits de la toute jeune Sherman, elle inscrit ainsi, à chaque page «That’s me», comme pour mieux souligner que se reconnaître soi-même, bambin, enfant, ado, est loin d’être une évidence. A 66 ans (elle ne fait son âge sur aucune photo), elle n’a pas changé sa manière de travailler : seule dans son atelier new-yorkais, elle fait tout toute seule. Aujourd’hui, tandis que la plupart des artistes de son rang (une superstar) s’entourent d’équipes techniques et délèguent, elle endosse tous les rôles : maquilleuse, costumière, accessoiriste, metteuse en scène, photographe, technicienne photo, sans oublier ceux de modèle et d’actrice. Son œuvre est un jeu de bricolage, qu’elle monte et démonte, sans se répéter comme elle monte et démonte les apparences, dynamitant l’assignation sociale et politique des genres et des identités. Mais, d’abord, sans doute, celle qui pèse sur les femmes. Marie Darrieussecq l’écrit ainsi au catalogue : «Cindy Sherman sait que toute femme est d’abord déguisée en femme… elle joue ces femmes… qui jouent le jeu… où la joueuse ne cesse de perdre».

Que devant chaque photographie, on croie ressentir le plaisir simple pris par l’artiste à échafauder ses mises en scène, n’empêche pas en effet d’éprouver un malaise bienvenu. Car là réside l’autre secret du génie de Sherman : nourrir ses photos d’une ambiguïté, sans cesse renouvelée, qui crispe et dérange, fait rire jaune et fait peur, révulse et attendrit, fait fuir et puis y retourner. Un exemple parmi tant d’autres avec la série «History Portraits» (1989-1990) dans laquelle Sherman se moule dans la posture hiératique et le luxueux apparat des modèles de la peinture classique. Pour incarner une Vierge à l’enfant aux seins carrossés comme des roues de secours, un bourgeois assis, replet et satisfait ou bien un seigneur de principauté italienne à la Renaissance affectant la bienveillance, elle fait au mieux (chinant aux puces les tissus dont elle confectionne les vêtements d’apparat, s’affublant de perruques, de prothèses et d’accessoires divers).

Déviants

Elle fait l’impossible. Car, comment une photo pourrait-elle reproduire une peinture ancienne, et une femme du XXe siècle ces versions du pouvoir ou de l’Immaculée Conception, sans que ça grince et que ça coince ? Les êtres qu’on voit poser ne sont d’aucun temps ni d’aucune chair. A la fois très ressemblants à ceux qu’on admire en peinture, et pourtant complètement déviants. On pourrait dire qu’en vivant leur vie, le temps d’une pose, Sherman rend service aux gens, archétypes d’une classe sociale, d’une tranche d’âge, d’un genre (sexuel ou artistique), d’un lifestyle, en démontrant que ça ne peut pas coller. Que la photo qu’ils donnent d’eux-mêmes n’imprime pas. Ainsi, ces femmes riches et âgées, mondaines amatrices d’art, de la série «Society Portraits» peuvent bien afficher leur plus beau sourire, perce derrière, dans leurs yeux, et leurs rides récalcitrantes à la chirurgie esthétique, l’angoisse de vieillir, de se flétrir et de voir son image, sa place dans le cadre public ou privé, dans la sphère amoureuse, familiale, amicale, partout, se rétrécir. Cette angoisse, la mieux partagée du monde peut-être, l’est en tout cas par l’artiste qui, même si ellea beau se marrer en se déguisant, l’avoue sans ambages : «Pour moi, c’est un peu effrayant de me voir. Et c’est encore plus effrayant de me voir dans ces femmes âgées.»

Cindy Sherman Une rétrospective (de 1975 à 2020) Fondation Louis Vuitton, 75016. Jusqu’au 3 janvier 2021.

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