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Jours tranquilles à Paris
25 septembre 2020

« La photographie sait très bien mentir »

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Propos Recueillis Par Philippe Dagen

L’Américaine Cindy Sherman, célébrée à la Fondation Louis Vuitton, parle d’influence, d’inspiration, de méthodologie et de genre

ENTRETIEN

Cet entretien a été réalisé le 25 février. La rétrospective Cindy Sherman de la Fondation Vuitton était supposée ouvrir trois semaines plus tard. On connaît la suite. Rentrée chez elle peu après la rencontre, la photographe américaine, 66 ans, est depuis demeurée confinée à New York, ce qu’elle nous a raconté ainsi : « J’ai fait avec, comme n’importe qui, cuisant mon pain, mangeant et buvant trop, sans m’habiller avant 2 heures de l’après-midi. Je n’ai rien fait du tout, mais je n’en avais pas l’intention, puisque je viens de finir un gros travail. » Son exposition débute finalement le 23 septembre.

En 2012, le MoMA de New York a présenté une rétrospective de votre œuvre qui était très complète. En quoi celle qui a lieu à Paris est-elle différente ?

Elle est encore plus grande, avec des œuvres très récentes et d’autres des tout débuts qui n’avaient pas été montrées à New York. Je suis peu intervenue sur le projet parisien. Peut-être ai-je déconseillé ou ajouté une ou deux images… Les commissaires font leur travail. Personnellement, je ne saurais pas comment faire si je devais organiser une exposition de mon propre travail.

Pourquoi ?

Pour moi, tout ce que j’ai fait va ensemble et se tient. Comme il y a eu déjà plusieurs rétrospectives, il faudrait que je me demande comment présenter quelque chose de différent. Il vaut mieux qu’un regard extérieur intervienne.

Comment raconteriez-vous vos débuts, aujourd’hui, un demi-siècle plus tard ?

Je dirais que, contrairement à ce que l’on a pu dire sur l’influence de Warhol, Duchamp a été plus important pour moi, avec son idée essentielle que tout peut devenir art. Ce qui m’intéressait dans Warhol venait de Duchamp. Et le côté portraits, Polaroid et glamour de Warhol, ça ne me concernait pas vraiment. Ou alors comme objet d’analyse, à envisager avec une distance un peu ironique ; mais pas comme direction à suivre. Par ailleurs, il apparaissait comme une sorte de dieu de l’art, de roi du pop… Je ne me considère pas du tout comme une artiste pop.

N’avez-vous alors jamais senti d’opposition, parce que vous étiez une femme dans un milieu artistique très masculin ?

C’est de toute façon plus simple d’être un homme. Est-ce que ç’aurait été plus simple si j’avais été un artiste masculin ? Peut-être, mais ç’aurait été fonction de ce que cet artiste aurait fait… Je débutais, je n’avais pas des attentes très élevées, je n’essayais pas de me pousser en avant. Je n’étais pas du genre jeune artiste agressive, mais plutôt passive. Peut-être que, dans le cas inverse, je me serais heurtée à plus de résistance.

Les refus que j’ai subis venaient de collectionneurs me disant : « J’aime bien ce que vous faites, mais je n’achète pas de photographies. » Je pense aussi que si nombre de femmes artistes ont choisi de travailler par la photographie, c’est parce que ce territoire-là, au contraire de la peinture, n’était pas sous domination masculine.

Pensez-vous que c’était une situation spécifiquement américaine, ou plus générale ?

C’était plutôt général. Je dois tout de même dire que, même si je n’y ai pas séjourné longtemps, j’ai eu le sentiment que la situation était encore plus dure en Allemagne.

Je me souviens y avoir plus fortement ressenti une forme de machisme… Quoique, à New York aussi, il y avait une sorte de patriarcat machiste. La plupart des conservateurs étaient des hommes. A l’inverse, il est vrai qu’il y avait déjà beaucoup de femmes galeristes.

Et aujourd’hui ?

La situation a changé, bien sûr, en cinquante ans. C’est moins fort. Il y a davantage de femmes artistes qui sont exposées et ont du succès. Cela étant, si vous vous placez du point de vue du marché, vous voyez que leurs œuvres obtiennent des prix moins élevés que celles de leurs confrères dans les ventes aux enchères. Il est évident qu’il y a une grande disparité.

Même pour vous ?

Oui.

Pouvez-vous expliquer la genèse d’une de vos œuvres ?

Difficilement, parce que c’est variable. Les idées peuvent venir de partout. Si je prends la série des Flappers, elle a commencé avec un livre qui présentait des photos de tournage de films muets et des portraits, en Allemagne, dans les années 1920. J’avais été frappée par les maquillages, les sourcils très fins, les rouges à lèvres et les mascaras très sombres – d’autant plus sombres en raison des pellicules en noir et blanc. Cet usage extrême du maquillage m’avait fascinée. Et c’est parti de là.

Les maquillages, je pouvais les travailler avec Photoshop, ce n’était pas un problème. J’ai trouvé un loueur de perruques qui en avait dans le style de ces films. J’ai commencé à les essayer dans mon atelier et à voir ce qui pourrait aller avec elles. J’ai fait des images rapides, je les ai mises sur l’ordinateur pour voir comment en jouer – jouer avec le miroir et jouer avec l’appareil photo. Il y a beaucoup de ce jeu. Puis, sur l’ordinateur, je regarde les résultats et je procède par ajustements successifs.

Le point de départ peut aussi se trouver dans une idée de vêtement ou être une longue histoire : ainsi la série des hommes était-elle dans un coin de ma tête depuis dix ou quinze ans, inemployée. Puis j’ai appris qu’une amie avait une ligne de vêtements masculins, que je pouvais lui emprunter. En fait, je ne sais pas toujours quel est le sujet quand je travaille. Je le découvre ensuite.

Comment réglez-vous la question des décors ?

Avec le numérique, ce n’est plus un problème. Pour le mobilier, je peux introduire des arrière-plans digitaux et composer l’image en plusieurs phases, en ajoutant et en ajustant. Avant, c’était infiniment plus compliqué. Il fallait trouver des meubles, des rideaux… Tout cela prenait beaucoup de temps. Je fixais des tissus pour faire le fond, ou pour couvrir une chaise et la déguiser… Ce n’était pas plus simple pour la lumière.

Aujourd’hui, il me suffit de quatre projecteurs, deux pour le fond vert sur lequel viendront les éléments de décor numérique et deux sur moi. Dans le passé, j’employais beaucoup plus de lumières et des gélatines de toutes les couleurs. C’était très lent et pas du tout fiable. Il fallait faire et refaire ; et refaire était souvent très difficile.

Par exemple, je trouvais que le maquillage de la première prise était bien et je n’arrivais pas à le retrouver pour une deuxième prise. C’était très frustrant.

C’étaient des problèmes de peintre, non ?

En un sens, oui.

Commencez-vous par des croquis ?

Rarement… Parfois, pour fixer une composition, quand il y a plusieurs figures dans l’image, il m’est arrivé de faire des petits dessins pour préparer les proportions et les emplacements des visages. Je fais plutôt des listes de tout ce dont j’ai besoin pour un projet. C’est de la logistique, en fait.

Pourquoi n’employez-vous jamais de modèles ?

J’ai essayé avec un assistant, avec des membres de ma famille. Mais ça n’allait pas. Je ne pouvais pas leur demander ce que je peux obtenir de moi-même.

Donc, si vous voulez introduire des figures masculines, c’est à vous de les interpréter…

Jusqu’à récemment, cela ne m’était arrivé que très rarement. Mais il y a, dans l’exposition, les Men, quelques œuvres très récentes, où j’apparais en homme. J’en ai peu montré jusqu’ici et je suis donc très curieuse de l’accueil qui leur sera fait, y compris par la communauté trans. Je voulais depuis longtemps faire une série d’hommes, mais c’est une difficulté.

Pourquoi ?

Parce qu’il faut que les vêtements tombent bien sur moi, parce qu’il y a la question des perruques – j’ai longtemps travaillé avec des perruques bon marché, dont on voit immédiatement que ce sont des faux grossiers.

Désormais, je travaille avec des accessoires de meilleure qualité. Mais ce n’est pas le principal. A mes débuts, dans les Film Stills, j’avais tenté d’introduire des figures masculines et ce n’était pas du tout convaincant. Je n’arrivais pas à dépasser les stéréotypes du masculin. Bien sûr, les figures féminines étaient elles aussi stéréotypées, mais j’étais bien plus à l’aise avec elles.

Alors qu’avec les hommes je tombais tout de suite dans la caricature du macho [Cindy Sherman fait mine de montrer ses muscles et de retrousser ses manches, genre Popeye ou Stallone, et se met à parler d’une voix grave], comme dans les films, le gros dur idiot. Je n’arrivais pas à mieux. C’était dur, vraiment. Et c’est toujours dur. J’en ai fait l’expérience avec Men. Même si je crois que j’ai réussi à introduire plus d’ambiguïté dans ces personnages.

Alors que la nudité est fréquente dans la photographie, vous faites exception. Pourquoi ?

Je crois que c’est juste à cause de ma personnalité. Sans doute suis-je un peu prude… Sérieusement, le propos de mon travail n’est pas de m’exposer moi-même. En fait, j’essaie de disparaître, de me cacher sous les déguisements. Me montrer nue aurait été totalement contradictoire avec ce que je fais, avec l’idée de mon travail. Mais il existe une série de moi nue de 1975 et elle sera dans l’exposition, ce qui m’embarrasse… J’étais étudiante et je n’avais pas encore trouvé ma voie.

Quand la sexualité est le sujet, vous employez des mannequins. Et les images sont d’une grande crudité…

En effet. Les mannequins, c’était évidemment proche du surréalisme, et tout le monde me l’a dit. Mais l’origine de leur usage est ailleurs, dans une sorte de catalogue, qui était, je pense, destiné aux études de médecine : des mannequins, complets ou partiels, pour s’entraîner à poser un cathéter, à faire une piqûre ou à accoucher.

Pour celui-ci, le vagin était une pièce en plastique avec une fente au milieu, pour apprendre à faire passer une poupée en poussant, afin de s’entraîner à recevoir l’enfant. C’était fou, ce livre… Les pièces, en plastique grossier, étaient envoyées par la poste. Je devais les peindre pour pouvoir les utiliser dans les photos.

Ce qui veut dire que ce sont des images entièrement fabriquées. Ce qui est le cas de toutes vos œuvres…

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