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Jours tranquilles à Paris
9 septembre 2020

Récit - Au procès des attentats de janvier 2015, les mots des survivants, remplis de morts

charlie proces

Par Henri Seckel, Pascale Robert-Diard - Le Monde

Avec force, douleur, tendresse, détresse et même humour, ces femmes et hommes ont témoigné, mardi, devant la cour d’assises spéciale de Paris.

Seuls comptent leurs mots. Le miracle de ces mots prononcés par des femmes et des hommes debout, là, parmi nous, au milieu du prétoire de la cour d’assises spéciale de Paris, mardi 8 septembre. Des survivants, des revenants, avec leurs mots qui disent l’horreur en sujet verbe complément. Avec force, douleur, tendresse, détresse et même drôlerie. Oui, aussi la drôlerie. Avec leur souffle qui cogne si fort dans le micro quand les mots jaillissent et leurs silences suspendus quand ils ne viennent plus.

Pour chacun d’eux, Corinne Rey, Angélique Le Corre, Sigolène Vinson, Laurent Léger, Cécile Thomas, Gérard Gaillard, s’ajoute la culpabilité du survivant. La seconde où l’un s’est jeté sous une table, où un autre s’est laissé glisser, un troisième a reculé, une quatrième a eu peur plus tôt et a eu le temps de disparaître, un cinquième n’a pas été repéré, une sixième a été épargnée. Le hasard qui a fait que ce jour-là, Cécile Thomas a changé de place pendant la conférence de rédaction parce que sa chaise, au deuxième rang, juste derrière Elsa Cayat, était coincée contre le mur et qu’elle est allée s’installer un peu plus loin, à l’extrémité de la salle de rédaction. La volonté des deux terroristes qui ont écarté Angélique Le Corre – « Toi, tu restes là » – quand ils ont remonté l’escalier en prenant Corinne Rey en otage. L’échange de regards entre Cherif Kouachi et Sigolène Vinson, qui a fait baisser son arme au terroriste et lui a fait dire « On ne tue pas les femmes », alors qu’il venait de tirer sur Elsa Cayat assise autour de la table avec les autres. Le réflexe de Laurent Léger qui s’est recroquevillé sous un bureau.

En les appelant tour à tour à la barre, le président Régis de Jorna avait dit maladroitement : « Nous entendons aujourd’hui les témoins qui n’ont pas été blessés dans l’attentat du 7 janvier. Nous entendrons demain les blessés. »

« Victimes sans blessure apparente », selon les mots de Cécile Thomas, ils sont survivants, mais remplis de morts. Sur son bras gauche, Corinne Rey s’est fait tatouer la baleine de Moby Dick, entourée de barques. « Et dans les barques, il y a douze personnes. Frédéric Boisseau [le technicien de maintenance qui est le premier tué au 10, rue Nicolas-Appert] et Ahmed Merabet [le policier abattu dans la rue après la fusillade chez Charlie Hebdo] y sont. En faisant ça, je me suis dit que c’était une cicatrice qui allait quitter ma tête pour aller dans mon avant-bras. Ce tatouage me constitue autant que la couleur de mes yeux, la carnation de ma peau. Il fait partie de moi », dit-elle.

Ils nous racontent ces secondes, leur éternité, où Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré, Elsa Cayat, Mustapha Ourrad, Bernard Maris, Franck Brinsolaro et Michel Renaud, ont perdu la vie. Ils parlent mais eux revoient. Nous écoutons, ils revivent. Toute la violence de ces dix heures de témoignages est dans cette infranchissable distance.

Corinne Rey, dite Coco

Arrivée pour un stage de dessin à Charlie Hebdo en 2007, Corinne Rey y est revenue après ses études en 2008, comme pigiste. « Je voulais juste dessiner et quand j’ai rencontré cette rédaction, ça a été comme une révélation. C’est bizarre ce mot pour une athée comme moi », dit-elle. Elle dessine toujours pour le journal. Elle a 38 ans.

Ce 7 janvier j’ai déposé ma fille à la crèche, je suis passée chez Franprix acheter un paquet de galettes parce qu’il y a beaucoup de gourmands autour de la table, et je suis arrivée rue Nicolas-Appert. C’était une rue où les gens amenaient leur chien faire caca, c’était la rue idéale pour faire ça tellement c’était désert.

Quand je suis arrivée, Simon Fieschi s’affairait, j’ai chambré Tignous parce qu’il était un peu en avance, Charb dessinait déjà. Cabu discutait avec ses deux invités [Michel Renaud et Gérard Gaillard] qui lui avaient apporté un jambon. La réunion a commencé. On parlait du livre de Houellebecq [Soumission] qui faisait la couverture ce jour-là, et de ces jeunes qui partaient faire le djihad en Syrie. Il y a eu un débat entre Tignous et Bernard Maris sur le sujet. La réunion allait se terminer, je devais partir chercher ma fille à la crèche à 12 h 30. J’étais installée entre Honoré et Tignous, j’ai mis ma main sur l’épaule de Tignous et je suis partie discrètement. Je suis allée chercher Angélique pour lui demander de descendre fumer une cigarette avec moi.

Je sais pas si c’est le choc, mais dans ma tête, les terroristes sont arrivés au moment où on sortait de l’immeuble. Or, ils sont arrivés quand on était dans la cage d’escalier. Ils ont surgi du couloir en m’appelant « Coco ! Coco ! ». J’étais stupéfaite. Ça a été d’une fulgurance dingue. L’un m’a immédiatement attrapée par le bras pour me pousser dans la cage d’escalier, l’autre a repoussé Angélique en lui disant : « Toi tu restes là ! » Dans l’escalier, l’un des deux hommes s’est mis juste derrière moi avec sa kalachnikov. Charb dessinait tellement bien les armes que je savais que c’était une kalachnikov. On a monté les escaliers, ils m’ont dit : « On veut Charlie Hebdo, on veut Charb. » J’ai ressenti une détresse absolue.

J’étais incapable de réfléchir, j’ai poussé une porte, mais on n’était pas au bon étage. Je me suis rendu compte de mon erreur et, pensant que ça me serait fatal, je me suis mise comme ça [elle s’accroupit, les mains au-dessus la tête] en disant : « Pardon pardon, je me suis trompée d’étage. » Ils m’ont dit : « Pas de blague, sinon on te descend ! » J’ai fait demi-tour, ils m’ont suivie avec leurs armes. [Silence] C’était l’effroi en moi. Ils ont dit : « Vous avez insulté le prophète, on est Al-Qaida Yémen. » Nous sommes montés au deuxième étage. Ils disaient : « On veut Charb, on veut Charb. »

J’ai eu une pensée fulgurante pour ma petite fille, j’étais dans la détresse la plus totale. Dévastée. J’ai avancé vers le code et je l’ai tapé. Je sentais l’excitation des terroristes, ils avaient atteint leur but. L’un d’eux m’a poussée à l’intérieur de la rédaction, j’ai avancé comme un automate, tout droit. J’ai entendu un tir, j’ai vu Simon tomber de son siège. Ma première pensée, absurde, ça a été de me dire : « C’est nul, le bruit d’une arme. Tac. Tac. »

J’ai entendu Luce [Lapin] dire : « Qu’est-ce que c’est ça, c’est des pétards ? » La porte de la rédaction était fermée, personne ne pouvait voir ce qui se passait à quelques mètres. J’ai couru vers le bureau de Riss pour me cacher dessous, un terroriste est rentré dans la salle de réunion, j’ai entendu des bruits de chaise, tout le monde qui se levait, puis des tirs saccadés. Ils ont dit : « Allah Akbar, on a vengé le prophète. »

Après les tirs, il y a eu silence, un silence de mort. Et puis ils sont partis. J’ai entendu des tirs beaucoup plus lointains. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir.

Je suis sortie de ma cachette et j’ai vu un homme à terre. Je me suis penchée. C’était Mustapha [Ourrad], il avait les yeux ouverts, mais cette expression, c’était tellement pas lui que je ne l’ai pas reconnu tout de suite. J’ai dit : « Mustapha, Mustapha ! », mais il ne bougeait plus, le sang était déjà comme une pâte marron.

J’ai vu Jean-Luc [un graphiste du journal] et Eric [Portheault, directeur administratif et financier] sortir de leur cachette. J’ai vu Franck [Brinsolaro, le garde du corps de Charb] à terre dans beaucoup de sang, lui aussi. Et puis j’ai vu l’étendue du massacre dans la rédaction. J’ai vu les jambes de Cabu, je l’ai reconnu parce que des miettes de pain sortaient de son manteau, et qu’il mange des tartines pendant la réunion. J’ai vu les jambes d’Elsa [Cayat], elle ne bougeait plus. J’ai vu Charb, le côté de son visage, qui était d’une pâleur extrême.

J’ai vu Riss, il était blessé. J’ai dit : « J’aimerais t’aider mais je sais pas faire un point de compression, j’ai peur de te faire mal. » J’avais pris des cours de secourisme un an avant, mais là c’était tellement la détresse que je n’ai plus rien su. Riss m’a dit : « T’inquiète pas Coco. » Sigolène [Vinson] est venue, elle m’a dit : « Il y a Philippe [Lançon] au fond de la salle, j’arrive pas, vas-y si tu peux. » J’ai enjambé Charb, puis des jambes qui étaient vraisemblablement celles de Tignous et d’Honoré, et quand j’ai vu Philippe, j’ai pensé : « Il n’a plus de visage. »

C’est fou, mais je savais que ce n’était pas un point vital et j’ai pu garder un peu de sang-froid. Il avait un os de la main cassé, il a essayé de m’écrire des choses je crois. Que j’appelle sa mère, son frère. C’est vraiment étrange, comme coup de téléphone : « Allô, il y a eu un attentat à Charlie Hebdo, votre fils est vivant. Il est à côté de moi. » J’entends sa mère qui ne sait pas si c’est vrai, pas vrai. Un peu brutalement, je lui dis : « Votre fils est vivant, mais il est défiguré. » C’est ce que j’ai trouvé pour pouvoir lui faire entendre des choses.

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Patrick Pelloux est arrivé, il a crié : « Charb ! Charb, mon frère ! » et il s’est mis à côté de lui. Les pompiers sont arrivés à ce moment-là. Et puis, et puis voilà.

Les menaces, on les connaissait mais on ne les entendait pas trop. On faisait un journal. On était là pour faire rire. C’est le talent qu’on a assassiné ce jour-là. L’intelligence. Des gens d’une extrême gentillesse, qui avaient une manière d’être drôles. C’est pas facile d’être drôle. Toute cette rédaction était à la fois joyeuse et sérieuse.

Après, comme un réflexe de défense, j’ai voulu dessiner et m’occuper l’esprit le plus possible. Ça me crevait le cœur de voir qu’en plus, ce journal pouvait s’arrêter à cause de ça. Ce journal, c’était la chose précieuse qui restait. Se remettre à dessiner, refaire le journal, c’était une manière de résister à ce qui s’était passé le 7 janvier. Je n’ai pas été suivie tout de suite sur le plan psychologique. On manquait de dessinateurs, je n’avais pas le temps de faire autre chose que le journal.

C’est difficile de parler de soi devant des gens qui ont perdu un père, un frère. Je n’ai pas été tuée, je n’ai pas été blessée. Je me suis sentie impuissante. Je me suis sentie coupable. Ça a été très dur de traverser ça.

Je n’ai pas pu beaucoup en parler, c’est une solitude extrême, je crois que personne ne peut se mettre à ma place. Parfois, j’aurais aimé qu’on me pose des questions, mais personne ne peut imaginer cette fulgurance, ces armes, ce sang-froid qu’ils avaient. Ils étaient portés par une idéologie, ils voulaient tuer, ça se sentait dans leurs gestes, leur façon de me parler, leur façon de dire « Charb ! ».

Je me suis sentie très longtemps coupable. J’ai travaillé avec un psychologue de « Paris aide aux victimes » que je vois encore régulièrement, et au bout de deux ans, j’allais mieux, suffisamment pour me rendre compte que ce n’est pas moi la coupable là-dedans. Les seuls coupables, ce sont les terroristes islamistes, les Kouachi et leurs complices et ceux qui les ont aidés. Et ceux qui, dans la société, baissent leur froc devant l’islamisme. Si j’ai voulu parler à ce procès, c’est aussi parce qu’il y a un problème de société, et je voulais le dire ici.

Sigolène Vinson

OLIVIER DANGLA POUR LE MONDE

Avocate en droit du travail, elle avait été repérée par Patrick Pelloux qui avait lu un de ses livres et l’avait recommandée à Charb. Il lui avait confié la chronique judiciaire au journal. Après les attentats, elle a quitté Paris et vit dans le sud de la France. Elle a 46 ans.

Le 7 janvier, il faisait froid et gris, et j’aime pas quand il fait froid et gris. J’ai proposé à mon compagnon de passer à la réunion de la rédaction pour qu’il rie, parce que c’est bien de rire en hiver. Finalement, quand on est arrivés boulevard Richard-Lenoir, il m’a dit : « Je vous laisse entre vous. »

J’ai croisé Cécile [Thomas], l’éditrice, j’ai demandé si elle connaissait une boulangerie, parce que c’était l’anniversaire de Luz et je voulais marquer le coup avec autre chose que les chouquettes que j’apportais habituellement. A la boulangerie, il n’y avait plus que du gâteau marbré, je n’ai jamais trouvé ce gâteau joli et bon, mais comme il ne restait que ça, je l’ai pris.

Je suis arrivée à Charlie, dans la cuisine Cabu était hilare avec ses invités, Tignous préparait un café, c’était tellement joyeux. Il m’a réclamé une bise. Charb était à son bureau. La réunion a commencé. Depuis octobre 2012, je n’ai jamais raté une… [elle craque] conférence de rédaction.

Bernard Maris et Philippe Lançon discutaient de Soumission de Houellebecq, ils avaient tous les deux aimé le livre, et voulaient savoir ce qu’on en pensait. Bernard m’a recommandé un livre d’Alexis Corbière, j’ai noté la référence sur le livre de Zola que j’avais avec moi. Et puis on a parlé des banlieues et de certains jeunes qui partaient faire le djihad. Tignous disait qu’il pouvait les comprendre et essayait d’expliquer. Le ton est monté, et comme je n’aime pas le conflit, je suis allée dans la cuisine préparer un café pour Cabu. Quand je suis revenue, Philippe [Lançon] était prêt à partir. Il s’arrête, sort de son sac un beau libre sur le jazz et le montre à Cabu, qui sourit à chaque page.

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Et puis Bernard Maris a dit à Philippe : « Ce serait bien que tu fasses un papier sur Soumisision. » Il a répondu : « J’en ai déjà fait un pour Libé, je peux pas faire une resucée. » Charb a dit : « Oh si Philippe, resuce-nous ! » Et là, on a entendu les premiers coups de feu.

Luce a dit : « C’est des pétards ? » Riss a dit : « C’est un radiateur ? » Moi j’avais compris que c’était des coups de feu. J’ai vu le regard de Charb, je pense qu’il avait compris aussi. Franck [Brinsolaro] s’est levé. Il a dit : « Il ne faut pas bouger de façon anarchique. » Et à ce moment-là, moi, j’ai bougé de façon anarchique.

J’ai senti derrière moi la porte qui s’ouvrait, quelqu’un qui cherchait Charb et disait « Allah Akbar ». Ça tirait, ça tirait. Des coups secs, pas des rafales. J’ai eu très mal dans le dos, j’ai pensé que j’avais été touchée, je suis tombée violemment. J’ai rampé derrière un petit muret du bureau des correcteurs en pensant que les secours viendraient peut-être à temps pour me sauver. Je me suis recroquevillée, et j’ai vu Jean-Luc, le graphiste, recroquevillé aussi, les mains sur la tête.

Le silence s’est fait, un silence de plomb comme j’en avais jamais entendu. J’ai entendu des pas, j’ai compris que le tueur m’avait vue partir et me suivait. Et me suivant, forcément, il est tombé sur Mustapha. J’ai senti le corps de Mustapha tomber comme un fusillé. Le tueur a contourné le muret, il me surplombait, il avait son arme contre mon front. Je crois qu’il a secoué la tête comme s’il sortait d’un mauvais rêve, et qu’il avait l’impression de s’être trompé sur qui j’étais.

Il a mis son arme de côté et a levé le doigt à la place. J’avais accepté de mourir, je pensais que c’était mon tour. Je pensais à mes proches qui seraient tristes que je sois morte comme ça. J’ai pensé qu’une balle dans la tête, c’était très rapide. Quand il s’est penché vers moi, j’ai trouvé qu’il avait le regard doux, des yeux veloutés. J’ai cru qu’il me consolait. Il disait qu’il ne me tuerait pas, et il me demandait de me calmer. Vraiment, je suis désolée d’avoir cru qu’il était doux, mais c’est ce qui m’a semblé.

Il m’a dit que ce que je faisais, c’était mal, mais je ne comprenais pas. J’écrivais des chroniques prud’homales, je défendais toujours les salariés, je me disais que j’étais du bon côté. A un moment je me suis dit que j’allais lui dire ça, en pensant que ça pourrait me sauver, de défendre les salariés.

Et c’est là qu’il me dit qu’il ne tue pas les femmes. Je trouve ça injuste, mais je comprends que s’il ne tue pas les femmes, il tue les hommes, et j’ai toujours Jean-Luc dans mon dos. Je ne quitte pas le regard de Kouachi, je me dis que si Jean-Luc est tué là, dans mon dos, je m’en remettrai pas. Ça n’est pas une pensée altruiste. C’est pas pas pour sauver Jean-Luc, c’est pour me sauver moi.

Ensuite, il me dit que, puisqu’il ne me tue pas, il faut que je lise le Coran. Je n’ai pas le temps de lui dire que j’ai grandi au pied d’un minaret [à Djibouti] et que j’entendais les cinq prières par jour. Il a dit « Al-Qaida Yémen », et moi j’habitais à 3 km du Yémen par la mer, et ça me fait d’autant plus mal. Puis ils s’en vont.

Je me relève. Je vois le corps de Mustpaha, je vois Lila, le cocker roux de Portheault qui passe dans le sang de Mustapha. Il y a un nuage de poudre en suspension, une odeur de poudre très forte. Je passe une jambe par la fenêtre pour m’échapper, mais c’est trop haut pour sauter. Je repasse par-dessus le corps de Mustapha, je vois le corps de Brinsolaro, Tignous, Cabu, Elsa [Cayat]. Très vite, je vois Philippe [Lançon], il a sa joue dans sa main. Il me regarde, avec un regard d’enfant qui a fait une bêtise. Il me dit : « T’as vu ? » Et je voyais, oui.

J’ai vu les corps d’Honoré et de Bernard Maris emmêlés. Maris, ce jour-là portait un costume pied-de-poule que j’aimais pas, je trouvais que la veste et le pantalon, ça faisait trop de pied-de-poule pour un seul homme. J’ai vu des éclats d’os, c’était des paillettes partout qui brillaient. Et de la matière que j’ai identifiée comme de la cervelle. Quelques instants avant, c’était de la générosité, de l’intelligence, de l’humanisme. Parce que l’humour, c’est de l’humanisme, faire comprendre l’économie, c’est de l’humanisme. Je me suis reculée, j’ai enjambé les corps, le corps de Wolinski. J’ai appelé les pompiers, j’ai dit : « Ils ont tous morts », et au fond de la salle, j’ai entendu : « Non, je suis pas mort. » C’était Riss.

J’ai vu le corps de Charb avec sa marinière bleue et rouge, et son visage, c’était comme le passe muraille, il était absorbé par le sol. Comme si le sol avait bu le visage de Charb. Je me suis dit qu’il manquait une partie de sa face.

A côté, il y avait Fabrice Nicolino, et je me suis dit que c’était plus facile de m’occuper de lui que de Philippe Lançon, parce qu’il était blessé aux jambes. Il voulait quelque chose de frais. J’ai mouillé un torchon, je lui ai caressé le visage avec, et le torse pour savoir s’il était blessé au torse. Ses jambes, il y avait les os qui sortaient. Il y avait la chair, et l’os, perpendiculaire. J’ai dit : « C’est bon, tu n’es blessé qu’aux jambes. » A un moment, j’ai vu une jeune femme dans l’encadrement de la porte. J’ai appris ensuite qu’elle s’appelait Suzy. Elle dira plus tard que cette scène, c’était Le Radeau de la méduse de Géricault.

Le 7 janvier, j’ai pensé qu’on avait ouvert le bal. Je me suis dit : « Si des hommes sont capables de faire ça à Paris à 11 heures du matin, c’est parti. »

Laurent Léger

Journaliste d’investigation, il est entré en 2009 à Charlie Hebdo, où il rédigeait de grandes enquêtes. Il en est parti en 2018, et travaille désormais à L’Express. Il a 54 ans.

Le 7 janvier 2015, je rentre de vacances, c’était la première réunion de rédaction de l’année. On a beaucoup ri, comme souvent, beaucoup discuté, on s’est écharpé sur les banlieues, et Cabu, qui est pourtant plutôt quelqu’un de discret, était très en colère contre Houellebecq.

A la fin de la réunion, quelqu’un autour de la table entend des bruits de pétards qui se rapprochent. Tout d’un coup, une odeur de pétard. La porte derrière moi s’ouvre très brutalement, et ça va très, très vite, quelques nanosecondes. Je vois un type très massif dans toute l’embrasure de la porte, tout en noir, on aurait dit quelqu’un du GIGN. Quelque chose de blanc était écrit sur son gilet noir, j’ai même cru qu’il y avait écrit « police ».

En réalité, il crie « Allah Akbar » et là, je comprends qu’on est attaqués. Très vite, je me retrouve par terre sous une table, complètement recroquevillé sur moi-même. Une image m’apparaît régulièrement depuis cette date : le dessus du crâne de Wolinski qui gît devant moi. Il murmure, il souffle un peu, il a de petites taches de sang en haut du crâne. Un peu plus loin, je vois passer les jambes d’un terroriste.

Toute ma vie défile dans ma tête, un kaléidoscope d’images, de sensations, de souvenirs, comme si tout explosait. Je suis terrorisé, dans un état second. J’essaie d’analyser ce qui se passe, je n’y arrive pas, et il y a ces bruits, les coups secs qu’on vous a déjà racontés. « Tac, tac, tac. » Des tirs séparés, comme s’ils essayaient de viser les uns et les autres. Je me prépare à être tué moi aussi.

Un terroriste dit : « On les a tous tués. » Puis : « On tue pas les femmes. » Pourtant, quand ils ont fait irruption dans la salle, j’avais vu qu’Elsa Cayat s’était levée en même temps que tout le monde, et dans un éclair, j’avais vu son corps tomber.

Petit à petit, le silence revient. Je reste immobile. Je me dis qu’ils sont peut-être toujours là. Je ne sais pas combien ils sont. Quand j’entends des détonations lointaines, je comprends qu’il n’y a plus de terroriste dans la salle. Je me lève, et là… C’est épouvantable. C’est un amas de tables renversées, de corps enchevêtrés… Je me rue vers mon bureau pour téléphoner à mon compagnon, je lui dis d’appeler la police. Ensuite, seulement, je fonds en larmes.

Luce est là, elle me caresse l’épaule. Je croise ceux qui sont encore vivants. On est tous hébétés, sidérés, comme des zombies, complètement figés, n’ayant plus aucune capacité de réagir. Je vois Simon [Fieschi] qui gît sur son fauteuil, je lui prends la main et je lui parle, je ne sais plus ce que je lui dis. Il n’a pas perdu connaissance. Je crois qu’il a soif, j’essaie de l’aider, mais je culpabilise parce que je ne sais pas quoi faire.

Un policier de la brigade criminelle me demande si je peux l’aider à identifier les corps dans la salle de rédaction. Je vois les corps réunis une dernière fois, tous ensemble, comme une sorte de famille qu’ils avaient été. J’ai mis un nom sur chacun des personnages qui étaient par terre.

En partant, je vois mon téléphone éclaboussé de sang, je décide de ne pas le prendre. Quand je l’ai récupéré quelques semaines plus tard, je me suis rendu compte qu’il n’avait pas du tout été tâché de sang. Mon esprit l’avait recouvert de rouge alors qu’il était noir.

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8 septembre 2020

Tout est rouge, un enchevêtrement de corps : au procès des attentats de janvier 2015, le cheminement vers l’horreur

Récit - Par Pascale Robert-Diard

Des images de la tuerie de « Charlie Hebdo », le 7 janvier 2015, ont été projetées, lundi, lors de la deuxième semaine d’audience à la cour d’assises spéciale de Paris.

« Je vous propose qu’on clique sur le plan pour suivre la flèche, énonce d’une voix calme Christian Deau, enquêteur de la section antiterroriste de la brigade criminelle, qui dépose à la barre de la cour d’assises spéciale de Paris, lundi 7 septembre. Quand on entre, la première scène de crime est celle-ci. » Du sang, une longue flaque de sang sous une chaise à roulettes. Ici était assis Simon Fieschi, le 7 janvier 2015 à 11 h 33 minutes et 50 secondes. Grièvement blessé, il a déjà été évacué des locaux de Charlie Hebdo.

« Le principe du panoramique, c’est qu’on peut tourner », poursuit Christian Deau. L’image tourne, la flèche avance. De la même voix calme, l’enquêteur donne une autre indication : « Si on clique sur un petit cavalier [les repères jaunes installés par la police sur les scènes de crime], il apparaît en gros. » Il clique, pour l’exemple. Une douille apparaît en gros plan. « Ce qui est vrai pour une douille le sera pour un corps. » On s’accroche à cette voix qui guide vers l’horreur.

« On va donc cheminer pour comprendre. On arrive dans le couloir. » La voix précise : « En tout, 36 étuis seront trouvés. Ils proviennent en majorité de l’arme de Chérif Kouachi. » Au vol, on saisit l’image de rangées d’archives cartonnées sur des étagères. Au sol, une longue flaque de sang, un premier corps. Celui de Mustapha Ourrad, correcteur du journal. On avance. Un deuxième corps. Celui de Franck Brinsolaro, le garde du corps de Stéphane Charbonnier, dit Charb. « Son arme est sous lui, dit la voix. Et là, nous arrivons dans la salle principale… »

Tout est rouge. Un enchevêtrement de corps. La voix égrène, on note, on note, on se cramponne à sa régularité, à sa technicité. « Le premier corps que nous voyons est celui de Monsieur Verlhac. » Bernard Verlhac, dit Tignous. Ses cheveux noirs frisés, son éternel jean. « La balistique estime que la distance de tir est inférieure à 10 centimètres. Le cavalier F correspond au corps de Monsieur Maris. Le corps marqué D est celui de Madame Cayat. Un seul tir au niveau de l’œil droit. » On note encore. H, le corps de Cabu. C, le corps de Wolinski. E, celui d’Honoré.

Nuage de fumée

Tourne l’image. « L’autre partie de la scène de crime. Le cavalier B indique le corps de M. Charbonnier. Trois tirs de kalachnikov au niveau du crâne. A une distance inférieure à 10 centimètres. En zoomant, là, on voit que le sang a atteint le plafond. » On obéit à la voix et on voit. « Et là, le cavalier A correspond à Monsieur Renaud », coincé derrière un bureau dans un coin. Au-dessus d’eux, un drapeau du Kurdistan, des photos accrochées au mur, un grand tableau avec le « chemin de fer » du numéro de Charlie Hebdo en cours de préparation. Ce qui reste de la vie d’un journal.

Le président de la cour annonce une courte suspension d’audience. Dix minutes plus tard, l’écran se rallume. Une première vidéo muette enregistrée par la caméra de surveillance est diffusée. « Là, on est juste avant l’attaque », annonce Christian Deau. La porte s’ouvre, Corinne Rey, dite Coco, apparaît à l’écran, la kalachnikov de Chérif Kouachi pointée dans son dos. Elle vient de composer le code d’entrée des bureaux de Charlie Hebdo. Juste derrière entre Saïd Kouachi.

Un nuage de fumée. Chérif Kouachi vient de tirer sur Simon Fieschi qui s’effondre lentement vers la droite. La fumée s’épaissit. « Elle est provoquée par les tirs dans la salle principale », dit la voix. A l’écran, on ne distingue plus que le sommet de la tête de Saïd Kouachi qui monte la garde pendant que son frère massacre dans la pièce d’à côté. Passent les secondes. Chérif Kouachi revient de la salle principale, lève le poing vers le ciel.

Deuxième vidéo, autre plan. Retour en arrière. Mustapha Ourrad est assis à son bureau, les yeux rivés à son écran, la souris dans la main. Nouveau tir. Chérif Kouachi se penche au-dessus d’un muret, aperçoit Sigolène Vinson, l’invective, index pointé. On n’entend pas mais on sait qu’il lui dit à cet instant qu’il ne tue pas les femmes et lui intime l’ordre de lire le Coran. Elle glisse lentement vers le sol. Quelques secondes plus tard, elle se relève. Les deux terroristes sont partis. Ses yeux s’écarquillent, sa bouche s’ouvre. L’image fige l’effroi.

2 septembre 2020

Procès des attentats de « Charlie Hebdo » et de l’Hyper Cacher : Hayat Boumeddiene et les frères Belhoucine, les grands absents

Par Elise Vincent

L’épouse religieuse du terroriste Amedy Coulibaly, en cavale, et ses soutiens opérationnels, présumés morts, seront jugés en leur absence.

Parmi les quatorze personnes renvoyées devant la cour d’assises spéciale de Paris pour le procès des attentats de janvier 2015, trois devraient être jugées en leur absence et cruellement manquer à l’appel, mercredi 2 septembre, à l’ouverture des audiences.

Comme souvent dans les affaires de terrorisme, ce sont les petites mains qui se retrouvent devant la justice. Le dossier des attaques de Charlie Hebdo, de Montrouge, et de l’Hyper Cacher ne devrait pas échapper à la règle. D’autant que le sort d’un des commanditaires présumés des tueries, Peter Cherif, arrêté fin 2018, a été disjoint.

Les trois grands absents de ce procès historique sont ainsi deux hommes et une femme, tous présumés morts, disparus, ou en cavale dans la zone irako-syrienne. Hayat Boumeddiene, 32 ans, est la figure la plus connue de ce trio. Cette enfant de Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne), était l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher, mort lors de l’assaut des forces de l’ordre. Longtemps présumée morte, elle est réapparue il y a quelques mois sur les radars de la justice après qu’une djihadiste française de retour de Syrie a assuré l’avoir vue vivante dans un camp géré par les Kurdes.

Bien qu’elle se soit envolée pour la Syrie une semaine avant les attentats, la justice accuse Hayat Boumeddiene d’avoir été l’un des soutiens logistiques clé de son mari. Que ce soit en couvrant ses nombreux préparatifs – en prêtant par exemple sa ligne téléphonique – ou en montant, à son nom, des demandes de faux prêts à la consommation pour financer l’achat d’armes ou autres équipements. Plus rigoriste encore qu’Amedy Coulibaly, la jeune femme aujourd’hui en fuite, remariée et mère de plusieurs enfants, a eu, avant les tueries, un rôle moteur dans la radicalisation du couple.

« Ne vous inquiétez pas »

Les deux autres absents majeurs du procès seront les frères Belhoucine. A la différence d’Hayat Boumeddiene, tous les deux sont présumés morts. Depuis cinq ans, aucune preuve de vie n’a filtré à leur sujet.

Mohamed, l’aîné, 27 ans lors des faits, est celui qui est renvoyé avec la plus lourde charge : « complicité » dans l’attaque de l’Hyper Cacher. Cet ancien élève de l’Ecole des mines d’Albi est considéré comme ayant été à la fois le mentor religieux et le soutien opérationnel le plus décisif auprès d’Amedy Coulibaly. C’est à lui que des expertises graphologiques attribuent la rédaction du serment d’allégeance du djihadiste à l’organisation Etat islamique. C’est aussi lui qui aurait fourni l’aide informatique nécessaire aux échanges avec un donneur d’ordre, probablement situé à l’époque hors de France.

Mehdi Belhoucine, le cadet, sera pour sa part jugé en son absence en raison du rôle qu’il a eu dans l’exfiltration d’Hayat Boumeddiene vers la Turquie, puis la Syrie, début janvier 2015. C’est lui qui a notamment été chargé de jouer les compagnons de route auprès de la jeune femme depuis Madrid, où ils ont ensemble pris un vol pour la Turquie, le 2 janvier. Les caméras de vidéosurveillance des aéroports ont permis formellement de l’identifier. La veille, ce garçon de 23 ans était passé chez ses parents pour dire qu’il partait en Egypte « étudier la religion ». Son frère, Mohamed, a pris le même jour un vol pour la Turquie avec sa femme et son fils de 4 ans.

Après avoir fait de l’aide aux devoirs à la mairie d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) jusqu’en septembre 2014, tous les deux étaient sans emploi lors des attentats. Ils pratiquaient aussi de longue date un islam très rigoriste.

Mohamed aimait s’improviser professeur de morale islamique et assumait même ses sympathies djihadistes auprès de son entourage familial. En juillet 2014, il avait été condamné à deux ans de prison dont un ferme – effectué lors de sa détention provisoire – pour son rôle dans une filière d’acheminement de djihadistes vers la région afghano-pakistanaise. « Maman/Papa, ne vous inquiétez pas, on a rejoint le califat. Ne vous inquiétez pas, on préfère vivre dans un pays régi par la charia et pas les lois inventées par les hommes », a-t-il notamment écrit à ses parents après son départ.

Pièce manquante

Celui dont l’absence devrait se faire le plus sentir lors des audiences est Peter Cherif, 37 ans, commanditaire présumé de l’attaque contre Charlie Hebdo. Ce proche des frères Kouachi – auteurs de la tuerie contre l’hebdomadaire satirique – est un vétéran du djihad, et un ex-cadre d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) au nom duquel les Kouachi ont revendiqué leur attaque. Il a été interpellé fin 2018 à Djibouti, puis extradé après plusieurs années de cavale et incarcéré en France. Mais, à cette date, l’enquête principale sur les attentats de janvier 2015 était close. Un nouveau volet des investigations a donc été ouvert.

Peter Cherif est, depuis le début, la pièce manquante du dossier des attentats de janvier 2015. C’est lui qui est soupçonné d’avoir facilité, à l’été 2011, à l’occasion d’un périple au sultanat d’Oman, pays voisin du Yémen, base arrière de l’organisation terroriste, l’intégration de Chérif Kouachi dans les rangs d’AQPA. Or, c’est lors de ce voyage que, soupçonne la justice, Chérif Kouachi a pu être formé au maniement des armes et a pu recevoir pour mission de s’en prendre à Charlie Hebdo.

Elise Vincent

Dates-clés des attentats de janvier 2015

7 janvier 2015. Les frères Chérif et Saïd Kouachi attaquent la rédaction de Charlie Hebdo en fin de matinée. Parmi les morts, huit font partie de la rédaction : Cabu, Charb, Tignous, Honoré, Wolinski, Bernard Maris, Mustapha Ourrad et Elsa Cayat. Les autres victimes sont : Frédéric Boisseau (agent d’entretien de l’immeuble), Michel Renaud (ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, invité par la rédaction ce jour-là), Franck Brinsolaro ( un des deux policiers qui assurait la sécurité de Charb) et Ahmed Merabet ( un gardien de la paix assassiné dans la rue).

8 janvier 2015. Un homme déclenche une fusillade à Montrouge (Hauts-de-Seine) et tue Clarissa Jean-Philippe, une policière municipale. La police identifiera le lendemain Amedy Coulibaly comme l’auteur de cette fusillade.

9 janvier 2015. Amedy Coulibaly prend en otage, vers 13 heures, une vingtaine de clients d’un supermarché cacher, l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes (Paris 20e). Il tue quatre personnes : un employé, Yohan Cohen, et trois clients, Philippe Braham, François-Michel Saada et Yoav Hattab. Il est abattu par les policiers de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) vers 17 heures. Chérif et Saïd Kouachi sont tués par les militaires du GIGN devant l’imprimerie CTD de Dammartin-en-Goële, en Seine-et-Marne, dans laquelle ils s’étaient réfugiés, à 16 h 50.

1 septembre 2020

Attentats de janvier 2015 : plus de cinq ans après, un procès historique intégralement filmé

Par Pascale Robert-Diard - Le Monde

Du 2 septembre jusqu’au 10 novembre, devant la cour d’assises spéciale de Paris, se tiendra le procès intégralement filmé des attentats de « Charlie Hebdo », de Montrouge et de l’Hyper Cacher, en janvier 2015. Quatorze personnes seront jugées.

« Il y avait une sorte de brioche devant Cabu. Wolinski dessinait sur son carnet tout en regardant d’un air amusé tel ou tel intervenant. En général, il dessinait plutôt une femme, plutôt nue, aux rondeurs plutôt minces, et il lui faisait dire quelque chose de drôle, d’inattendu, d’absurde, qui lui avait été inspiré par ce que venait de dire quelqu’un qui, drôle, l’était moins. (…) J’insiste, lecteur : ce matin-là comme les autres, l’humour, l’apostrophe et une forme théâtrale d’indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et les mauvais génies, dans une tradition bien française qui valait ce qu’elle valait, mais dont la suite allait montrer que l’essentiel du monde lui était étranger », écrit le journaliste Philippe Lançon dans Le Lambeau, (Gallimard, 2018), son roman-témoignage sur l’attentat de Charlie Hebdo.

La suite, c’est l’arrivée des frères Chérif et Saïd Kouachi, le mercredi 7 janvier 2015, au 10, rue Nicolas-Appert, dans le 11e arrondissement de Paris. Vêtus de noirs, cagoulés et armés de fusils d’assaut, ils cherchent les locaux de Charlie Hebdo, où se tient la conférence de rédaction hebdomadaire. Se trompent une première fois d’adresse, entrent dans la loge du gardien où se trouvent des agents de maintenance et tirent mortellement sur l’un d’eux, Frédéric Boisseau. Croisent la dessinatrice Corinne Rey, dite Coco, descendue fumer une cigarette et exigent d’elle qu’elle les conduise jusqu’aux bureaux de Charlie et qu’elle compose le code d’accès de la porte. Il est 11 heures, 33 minutes et 50 secondes. Le carnage dure moins de deux minutes.

Trente-quatre balles de kalachnikov. Dix morts. Stéphane Charbonnier, dit Charb, atteint de sept balles dont quatre dans la tête. Franck Brinsolaro, le policier chargé de sa sécurité qui n’a pas eu le temps de riposter, touché par quatre à cinq projectiles. Elsa Cayat, une balle. Bernard Maris, une balle. Philippe Honoré, cinq à six balles. Jean Cabut, dit Cabu, deux balles. Georges Wolinski, quatre balles. Bernard Verlhac, dit Tignous, dont le stylo est resté planté entre ses doigts, deux balles. Mustapha Ourrad, correcteur, quatre balles. Michel Renaud, ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, qui avait été invité par la rédaction, trois balles. Et quatre blessés graves : Simon Fieschi, touché à la moelle épinière. Il remarche difficilement. Philippe Lançon, la mâchoire arrachée. Il a subi dix-sept opérations du visage. Laurent Sourisseau, dit Riss, blessé à l’épaule. Fabrice Nicolino, atteint à la jambe.

Automobilistes braqués

A 11 heures, 35 minutes et 36 secondes, Chérif et Saïd Kouachi quittent les lieux. Echangent des coups de feu avec un premier équipage de la brigade anticriminalité, montent à bord d’une Citroën C3 garée à proximité, parcourent quelques mètres, en ressortent, tirent sur le véhicule de police qui leur fait face, empruntent le boulevard Richard-Lenoir à contresens, tirent encore sur les policiers qui les pourchassent, redescendent de leur voiture et abattent de deux balles le gardien de la paix Ahmed Merabet qui était tombé au sol. Repartent en direction du nord de Paris, percutent un véhicule place du Colonel-Fabien, abandonnent la C3, braquent un automobiliste et s’enfuient à bord de sa Renault Clio en direction de la porte de Pantin.

La police perd leur trace jusqu’au lendemain 8 janvier, à 9 h 20, où les deux frères, armés de fusils d’assaut et d’un lance-roquettes, sont repérés dans une station-service près de Villers-Cotterêts (Aisne) où ils volent des gâteaux et des bouteilles d’eau. Disparaissent à nouveau jusqu’au 9 janvier vers 8 heures où, après avoir bivouaqué dans une forêt domaniale qui longe une route départementale de l’Oise, ils contraignent une automobiliste à leur abandonner sa 206. Parcourent 15 kilomètres jusqu’à la zone artisanale de Dammartin-en-Goële, en Seine-et-Marne. Entrent dans les locaux de l’imprimerie CTD et prennent en otage son directeur, Michel Catalano, auquel ils demandent d’appeler la police. S’entretiennent au téléphone avec un journaliste de BFM-TV. Sortent brusquement des locaux et ouvrent le feu sur les militaires du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) qui ripostent et les tuent. Il est 16 h 50.

Prise d’otages

Ce même vendredi 9 janvier, à 13 h 05, Amedy Coulibaly, proche des frères Kouachi, pénètre à visage découvert dans le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris, une caméra GoPro fixée sur son torse par un harnais, deux fusils d’assaut dans son sac de sport. Il tire mortellement sur un employé, Yohann Cohen et blesse au bras Patrice Oualid, le directeur du magasin qui parvient à s’enfuir. Exécute un premier client, Philippe Braham, après lui avoir fait décliner son identité. Exige de la caissière Zarie Sibony qu’elle abaisse le rideau métallique et tue un deuxième client, Michel Saada, qui venait tout juste d’entrer et tentait de faire demi-tour. Enlève son manteau, enfile un gilet tactique sur son gilet pare-balles et ouvre son ordinateur. Donne l’ordre à la caissière d’aller chercher les clients qui se sont réfugiés au sous-sol. Ouvre le feu sur Yoav Hattab, quand celui-ci tente de le neutraliser en s’emparant de l’un de ses fusils d’assaut. Retient en otage pendant quatre heures dix-huit personnes – dont neuf femmes et un enfant de 2 ans –, auxquelles il demande leurs papiers d’identité pour vérifier si elles sont juives. Appelle BFM-TV puis répond à un journaliste de RTL. Tire une dernière rafale sur les policiers de la brigade de recherche et d’intervention (BRI) qui donnent l’assaut, et meurt sous leurs balles. Il est 17 h 10.

La veille, aux environs de 8 heures à Montrouge (Hauts-de-Seine), Amedy Coulibaly avait tiré mortellement sur la policière municipale Clarissa Jean-Philippe, qui intervenait sur un accident de la circulation, à proximité immédiate d’une synagogue et d’une école juive.

Un lien devait être fait plus tard avec deux autres événements : la tentative de meurtre sans raison apparente commise dans la soirée du 7 janvier contre Romain Dersoir, qui faisait un footing à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) à proximité du domicile d’Amedy Coulibaly. Romain Dersoir a perdu l’usage d’une main. Et l’explosion à Villejuif (Val-de-Marne) le 8 janvier vers 20 h 30, d’un véhicule Renault Kangoo, qui n’a pas fait de victimes.

Sinistre partie d’échecs

Seconde par seconde, minute par minute, ces trois effroyables journées d’attentats de janvier 2015, revendiqués par Al-Qaida pour Charlie Hebdo et par l’organisation Etat islamique (EI) pour l’Hyper Cacher et le meurtre de Clarissa Jean-Philippe, vont être racontées et revécues par les témoins survivants et par les parties civiles, au procès qui s’ouvre le 2 septembre et jusqu’au 10 novembre devant la cour d’assises spéciale de Paris, présidée par Régis de Jorna. Ils seront pour l’histoire les visages et les mots de ce procès qui, à la demande du parquet général antiterroriste, sera intégralement filmé.

De pâles figures les écouteront depuis le box. Comme dans une sinistre partie d’échecs, dont ne subsisteraient que les pions. Sur les quatorze accusés renvoyés devant la cour, trois manqueront à l’appel : Hayat Boumeddiene, 32 ans, l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, et les frères Mohamed et Mehdi Belhoucine, âgés de 33 et 29 ans, qui sont sous mandat d’arrêt international depuis leur fuite commune en Syrie dans les jours précédant les attentats.

Ancien élève ingénieur, l’aîné des frères Belhoucine, Mohamed, est considéré par les enquêteurs comme le mentor religieux d’Amedy Coulibaly. Des expertises graphologiques lui attribuent la rédaction du serment d’allégeance à l’EI, lu par le tueur de l’Hyper Cacher dans sa vidéo de revendication. C’est aussi lui qui aurait fourni toutes « les adresses de messagerie électronique destinées à des contacts opérationnels » avec le donneur d’ordre – resté non identifié.

Parmi les onze présents, un seul, Ali Riza Polat, 33 ans, encourt la réclusion criminelle à perpétuité, pour complicité des crimes et délits commis par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Ce Franco-Turc est accusé d’avoir été en relation constante avec Amedy Coulibaly entre décembre 2014 et le 7 janvier 2015, d’avoir recherché, stocké et transporté les armes, munitions et explosifs utilisés lors des attentats, alors même que, selon l’ordonnance de renvoi, « il connaissait et partageait l’adhésion des auteurs principaux à l’idéologie du djihad armé et à l’organisation terroriste Etat islamique et ce, en ayant eu connaissance au préalable de la nature terroriste des projets criminels en préparation ».

Neuf autres accusés, âgés de 31 à 68 ans, sont renvoyés pour participation à une association de malfaiteurs terroriste et risquent vingt ans de réclusion criminelle. Un seul, qui comparaît libre, n’est poursuivi que pour association de malfaiteurs de droit commun, sans caractère terroriste, un délit passible de dix ans d’emprisonnement. Il leur est reproché d’avoir participé à des degrés divers au soutien logistique des auteurs des attentats, en entretenant des relations téléphoniques avec les frères Kouachi ou Amedy Coulibaly, en participant à la recherche ou à l’acquisition d’armes, en fournissant des véhicules, du matériel ou de l’argent.

Certains sont des petits délinquants de la région parisienne, déjà condamnés pour trafic de stupéfiants, qui avaient été incarcérés dans la même maison d’arrêt qu’Amedy Coulibaly, à Villepinte (Seine-Saint-Denis), et affectés comme lui à la buanderie. D’autres, plus expérimentés, gravitaient autour de garages en Belgique ou à Charleville-Mézières, où vivait Saïd Kouachi. L’ADN de deux d’entre eux a été identifié sur les armes retrouvées au domicile du tueur de l’Hyper Cacher.

Attaques coordonnées

Après trois ans d’enquête, les juges qui ont signé l’ordonnance de renvoi devant la cour d’assises ont acquis la conviction que les attaques perpétrées par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly avaient été minutieusement coordonnées, ce dernier ayant joué un rôle d’intermédiaire indispensable pour la fourniture de l’argent et des armes. Mercredi 7 janvier, juste avant de passer à l’attaque, Cherif Kouachi avait adressé un SMS à Amedy Coulibaly, sur la ligne dédiée à leurs échanges.

Une autre conviction glaçante apparaît dans l’ordonnance de renvoi : celle selon laquelle les frères Kouachi avaient d’autres projets criminels ce 7 janvier, auxquels ils auraient dû renoncer après l’accident de leur C3 près de la place du Colonel-Fabien. A l’intérieur du véhicule se trouvaient, outre un chargeur et des cartouches de kalachnikov, des gants en latex, des cagoules, deux talkies-walkies, une caméra GoPro, du ruban adhésif, un gyrophare bleu, un pare-soleil « Police », un nécessaire de survie, dix bouteilles en verre, un bidon de 10 litres d’essence, des bouteilles en plastique « contenant un liquide épais », le tout étant destiné à la fabrication de cocktails Molotov.

Quant à l’arsenal trouvé au domicile et dans un véhicule de Coulibaly – quatre pistolets semi-automatiques, quatre détonateurs pyrotechniques, deux gilets pare-balles, deux gilets tactiques, un couteau – en plus des deux fusils d’assaut qu’il portait à l’Hyper Cacher, il fait dire aux juges que le tueur « ne devait pas passer seul à l’action terroriste ».

Pour l’EI, le relais est déjà pris. Une semaine après les attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher, le 15 janvier 2015, la police belge lance l’assaut contre une maison de Verviers, où conspirent trois djihadistes, dont deux viennent de rentrer de Syrie. Des écoutes téléphoniques ont révélé que la cellule s’apprêtait à commettre des attentats le lendemain. Deux suspects sont tués, un troisième arrêté.

Un certain Abdelhamid Abaaoud se vante dans le magazine de propagande de l’EI d’avoir échappé au coup de filet de Verviers. Il passera les mois suivants à mettre sur pied le nouveau projet de l’organisation terroriste : les attentats simultanés qui, en novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, feront 130 morts et plus de 350 blessés.

21 janvier 2020

Coup de filet antiterroriste à Brest : ce que l’on sait des interpellés

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Photo d’illustration.Photo d’illustration. (EPA)

Une opération antiterroriste a permis l’interpellation de sept hommes, lundi, à Brest et dans ses environs. Voici ce que l’on sait des personnes arrêtées.

Sept hommes ont été interpellés, lundi, à Brest et dans ses environs, lors d’un coup de filet antiterroriste mené par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Pour le moment, le parquet refuse de communiquer sur l’enquête. Selon nos informations, l’un des hommes interpellés est loin d’être un inconnu des services, ni même de la justice à Brest.

Wahid B., la trentaine, tient un commerce de bouche hallal, en haut de la rue Jean-Jaurès. Fiché S, il était dans le viseur de la DGSI depuis septembre 2014, alors qu’il avait été repéré, en compagnie de sa femme Donia et de leurs deux enfants mineurs, à la frontière serbo-bulgare, chemin habituel pour rejoindre le jihad en Syrie. Finalement, les autorités turques les avaient renvoyés en France, où ils avaient été interrogés par les services, et où Wahid B. avait nié son intention de rejoindre les combattants de l’État islamique en Syrie.

Mise en examen pour apologie de terrorisme

Mais au lendemain des attentats à Paris, le 14 novembre 2015, il s’était à nouveau fait repérer et arrêter, cette fois, par la police brestoise : au passage d’un équipage de fonctionnaires, il avait laissé éclater sa joie, avant de mimer des tirs d’arme automatique en direction du véhicule de police. Un comportement qui lui avait valu une mise en examen pour apologie de terrorisme, et une perquisition à son domicile, lors de laquelle les enquêteurs avaient mis la main sur 15 000 euros en liquide et des images de propagande islamiste, sur une clé USB.

Laissé libre sous contrôle judiciaire, il avait interdiction de quitter le département mais aussi obligation de pointer régulièrement au commissariat en attendant son procès. Le 29 mai 2018, le tribunal de Brest l’avait condamné à trois ans de prison avec sursis, à l’interdiction d’exercer une activité commerciale pendant trois ans, et trois contraventions de 500 euros chacune. Une peine confirmée, en février 2019, par la cour d’appel de Rennes.

Une autre interpellation en dehors de Brest

De sources concordantes, les sept hommes interpellés ont été placés en garde à vue dans trois commissariats différents du Finistère, à Brest, Quimper et Morlaix. Au moins une autre interpellation a eu lieu en dehors de Brest, en zone gendarmerie du Finistère-Nord.

Parmi les personnes interpellées, outre Wahid B., figure un lycéen brestois, âgé de 16 ans, fils d’un boucher hallal de la rue Jean-Jaurès à Brest. Pendant plusieurs années, son père a fait partie des proches de l’imam de Pontanézen, Rachid Eljay, avant de voir leurs liens se distendre.

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13 janvier 2020

Belloubet émet l’hypothèse d’un rapatriement des djihadistes français en Syrie et en Irak

Pour la première fois, la ministre de la justice évoque dans « Libération » la possibilité de juger en France les ressortissants emprisonnés. Mais son entourage réfute toute rupture avec la position de Paris sur ce dossier.

La ministre de la justice, Nicole Belloubet, a évoqué, samedi 11 janvier, l’hypothèse d’un rapatriement des djihadistes français détenus par les Kurdes en Syrie, son entourage réfutant toutefois une rupture avec la position de Paris sur ce dossier sensible.

« Jusqu’aux récentes évolutions, nous pensions à la possibilité de mettre en place avec d’autres Etats européens un tribunal mixte en Irak » pour juger les djihadistes étrangers que leurs pays ne veulent pas reprendre, un tribunal « que nous aurions appuyé », a expliqué la ministre dans les colonnes de Libération.

Mais « la donne a changé, a-t-elle souligné sans plus de détails. Dans ce cas-là, s’il n’est plus possible de les juger sur place, je ne vois pas d’autre solution que de rapatrier ces gens en France. Tout combattant terroriste qui serait rapatrié serait judiciarisé comme nous l’avons toujours fait ».

« On ne peut prendre le risque d’une dispersion dans la nature, a souligné Mme Belloubet. On ne va pas avoir cinquante solutions : soit on va les rapatrier car on considère qu’il vaut mieux qu’ils soient sous contrôle français, soit ils s’évaporeront… Avec les risques que cela suscite. »

« Ce gouvernement revient à la raison »

Pour Marc Lopez, membre du collectif Familles Unies, qui milite pour le rapatriement des djihadistes pour les juger en France et de leurs enfants, c’est une inflexion : « La ministre ne l’avait pas dit comme ça » jusqu’alors. « Il n’y a pas d’autre solution » que le rapatriement, a-t-il souligné. « Depuis le mois d’août, aucune famille n’a de nouvelle des hommes emprisonnés en Syrie », a ajouté M. Lopez, qui estime que « ce que dit Mme Belloubet sur le risque de dispersion [des djihadistes] est vrai ».

« La garde des sceaux en appelle enfin à la responsabilité et à la raison et il était temps », a réagi pour sa part Marie Dosé, avocate de familles d’enfants et de mères détenus en Syrie. « Nous attendions depuis plus de deux années que ce gouvernement revienne enfin à la raison. Qu’il entende l’urgence humanitaire et sécuritaire à rapatrier ces enfants et à judiciariser leurs parents en France », a-t-elle souligné.

Samedi midi, l’entourage de la ministre a néanmoins assuré que sa ligne n’a pas changé. « Notre position est constante, nous considérons que les djihadistes doivent être jugés dans les endroits où ils ont commis leurs exactions. C’est pourquoi nous appuyons, avec d’autres Etats européens, le principe de leur jugement en Irak avec l’ensemble des garanties qui s’imposent », a indiqué son entourage à l’Agence France-Presse (AFP).

Des enfants rapatriés au cas par cas

Mi-décembre, le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, avait reconnu que la question d’un jugement en Irak n’était « pas réalisable à court terme », en raison notamment de la révolte qui secoue ce pays. Depuis, l’Irak est également devenu un théâtre de l’affrontement entre l’Iran et les Etats-Unis.

Le chef de la diplomatie avait déclaré qu’en l’absence de procès réalisables en Irak à court terme, le sort des djihadistes étrangers détenus par les Kurdes relèvera du processus de règlement politique en Syrie sous l’égide de l’ONU.

Il avait rappelé la position intangible de la France concernant le sort de ses ressortissants membres du groupe Etat islamique – leur jugement sur le théâtre où ils ont combattu – et souligné qu’elle était partagée par nombre de pays européens. Contacté par l’AFP, le Quai d’Orsay n’avait pas réagi dans l’immédiat.

Nicole Belloubet juge par ailleurs dans Libération qu’il n’est « pas acceptable » que de très jeunes enfants de djihadistes français soient retenus dans des camps au Kurdistan. Jusqu’ici, le gouvernement français n’a accepté de rapatrier des enfants de ces camps qu’au « cas par cas ». Après des mois de tergiversations dans un contexte de forte hostilité de l’opinion, Paris a ainsi, en juin 2019, rapatrié douze enfants, dont la majorité étaient des orphelins, après cinq rapatriements en mars 2019.

8 janvier 2020

Le dossier « Charlie », symbole d’une justice antiterroriste sous pression

Par Elise Vincent

Cinq ans après les attentats contre « Charlie Hebdo », juges et enquêteurs sont soumis à un rythme soutenu d’enquêtes et de procès.

Il a fallu du temps, des centaines d’écoutes téléphoniques et des milliers de procès-verbaux. Mais, cinq ans après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, qui ont causé la mort de 17 personnes et brutalement fait entrer, entre le 7 et le 9 janvier 2015, la France dans sa plus importante vague de terrorisme d’après-guerre, l’enquête est officiellement close. Les dates du procès sont fixées. Les audiences auront lieu du 4 mai au 10 juillet 2020. Et le dossier « Charlie » incarne, à sa façon, beaucoup des nouveaux enjeux de la justice antiterroriste.

Quatorze personnes sont renvoyées aux assises, chiffre considérable. La plupart sont accusées d’« association de malfaiteurs terroriste ». Certaines devront se défendre du chef encore plus grave de « complicité », chose rare. Sur la liste officielle des accusés, on trouve notamment Hayat Boumedienne, l’épouse religieuse d’Amedy Coulibaly, l’auteur de l’attaque contre l’Hyper Cacher. Présumée morte dans la zone irako-syrienne, elle était, en 2015, l’un des premiers visages féminins du djihad hexagonal…

Le dossier « Charlie » demeure aussi une énigme partiellement non résolue. Alors que les attaques ont été revendiquées à la fois par Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et par l’organisation Etat islamique (EI), l’enquête concernant le commanditaire présumé des attentats a dû être disjointe. Peter Cherif, vétéran du djihad de 37 ans, et ex-cadre d’AQPA, a été interpellé fin 2018 à Djibouti, puis extradé. Mais, à cette date, l’enquête principale était déjà close, un nouveau volet des investigations a donc été ouvert.

Peter Cherif est, depuis le début, la pièce manquante du dossier. Considéré comme l’un des mentors des frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, il est soupçonné d’avoir facilité, à l’été 2011, l’intégration de l’un d’entre eux dans les rangs d’AQPA. En juillet, il a été mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle », mais le volet de l’enquête le concernant risque de ne pas être achevé d’ici au procès prévu cet été. Au mieux, il pourra être entendu comme témoin, au grand dam des parties civiles.

Explosion des saisines

Pour le nouveau Parquet national antiterroriste (PNAT), créé à l’été 2019, le dossier « Charlie » est à ce titre l’un des principaux ­événements à l’agenda 2020. Le tout dans un contexte tendu. Après cinq années marquées par une explosion des saisines, le PNAT doit désormais mener à bien tous les procès des dossiers accumulés depuis 2014-2015. Au mois de novembre, selon des chiffres que Le Monde a pu se procurer, plus de 417 informations judiciaires étaient encore en cours, ainsi que 221 enquêtes préliminaires, ce qui couvrait environ 500 personnes mises en examen.

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Sur l’année 2019, plus de 75 dossiers ont par ailleurs été jugés en correctionnelle. Sans compter 12 affaires jugées aux assises entre l’automne 2019 et la fin d’année. « Du jamais-vu », confiait un ­magistrat avant la trêve de Noël. Ce rythme soutenu mêlant de front enquêtes et procès devrait se poursuivre tout au long de 2020. Au premier semestre, plus de dix dossiers sont d’ores et déjà programmés aux assises. Pour le PNAT, l’enjeu plus discret des « sortants de prison » s’avère aussi une charge croissante : selon nos informations, 42 individus doivent être remis en liberté en 2020, et 55 en 2021.

Le nouveau PNAT bénéficie toutefois de l’expérience accumulée ces dernières années par l’ensemble de la chaîne judiciaire. Entre 2015 et 2017, au moins trois lois renforçant les moyens des services d’enquête ont été votées, sans compter – malgré les débats suscités – l’état d’urgence. Ces textes ont systématiquement été adossés à des hausses budgétaires et d’effectifs. La coopération entre le monde judiciaire et celui du renseignement a par ailleurs connu une révolution de palais. Alors que la méfiance régnait, les échanges ont été nettement améliorés.

L’UNE DES DIFFICULTÉS ACTUELLE EST LA MULTIPLICATION DES DOSSIERS CONCERNANT DES VELLÉITÉS DJIHADISTES DE FAIBLE ENVERGURE

L’une des difficultés actuelle pour la justice et les services ­enquêteurs est la multiplication des dossiers concernant des velléités djihadistes de faible envergure. En cinq ans, les projets de départs pour la zone irako-syrienne ont presque disparu. Le démantèlement de cellules terroristes n’est plus vraiment à l’ordre du jour, et les gros dossiers d’attentats déjoués ou réussis sont en fin d’instruction.

Les profils des mis en cause ont beaucoup évolué, et la frontière entre apologie du terrorisme, crime inspiré par le rigorisme religieux ou troubles psychiatriques est devenue parfois délicate. Le cas de l’attaque au couteau, vendredi 3 janvier à Villejuif (Val-de-Marne), entre dans cette catégorie, tout comme celle de Mickaël Harpon, à la Préfecture de ­police de Paris, le 3 octobre 2019.

Ce constat s’adosse depuis 2018 à une réorientation progressive de la politique de prévention de la radicalisation. Une prévention qui se veut à la fois sécuritaire et sociale. Fin novembre, le ministère de l’intérieur a aussi officialisé sa volonté de lutter contre « l’islamisme », vocable désormais utilisé pour désigner le militantisme religieux (salafiste, frériste ou tablighi) soutenant la charia, dans lequel les services de renseignement redoutent que le djihadisme trouve un nouveau point d’appui.

30 novembre 2019

Abou Bakr Al-Baghdadi, rattrapé par tous ses ennemis

Par Marie Jégo , Gilles Paris et Madjid Zerrouky

L’assaut des forces spéciales américaines, dans la nuit du 26 au 27 octobre, à Baricha, au nord-ouest de la Syrie, contre le chef de l’organisation Etat islamique est l’aboutissement d’une longue traque et de la collecte de renseignements au cœur du groupe djihadiste.

Les nuits sont d’ordinaire plutôt calmes à Baricha, hameau adossé à la frontière turque, dans le nord-ouest de la Syrie. Parmi les millions de Syriens forcés de fuir la guerre, beaucoup y ont trouvé refuge dans des tentes de fortune campées au milieu des oliveraies, loin des bombardements de l’aviation russe qui ravagent le sud de la province d’Idlib. Le calme a été rompu, dans la nuit du samedi 26 au dimanche 27 octobre, par le vrombissement des hélicoptères, le sifflement des balles, des explosions et des aboiements de chiens.

Un commando des forces spéciales de l’armée

Le théâtre des opérations se concentre autour d’une petite maison délimitée par un mur d’enceinte, à environ 300 mètres de Baricha. Les lieux sont isolés, sans témoin – sauf peut-être un berger, sommé de répondre quelques heures plus tard à des combattants fébriles d’Hayat Tahrir Al-Cham (HTS), le principal groupe djihadiste de la région et ennemi déclaré de l’EI. Aux miliciens venus « enquêter » après avoir investi Baricha et ses alentours, le berger raconte : « J’ai vu des soldats étrangers débarquer des hélicoptères. » Il pense que certains d’entre eux, qu’il a entendus parler dans sa langue natale, sont arabes. « Ils ont crié dans des haut-parleurs : “Abou Mohammed, rends-toi !” Puis ils ont tiré sur la maison, dit-il dans la vidéo mise en ligne par le groupe. Plus tard, ils sont repartis avec deux prisonniers. Ils m’ont aussi confié trois enfants, en me donnant l’ordre de m’

Aux Etats-Unis, c’est encore l’après-midi. Donald Trump a quitté, à bord de Marine One, l’hélicoptère présidentiel, Camp David où il a fêté la veille les dix ans de mariage de sa fille aînée, Ivanka, et de Jared Kushner. Il s’est rendu à son club de golf de Sterling, bordé par le Potomac, en Virginie. Le président golfe presque toujours le samedi. Revenu à 16 h 18 à la Maison Blanche, tiré à quatre épingles, il se dirige vingt minutes plus tard vers la situation room, la « salle de crise » située dans les sous-sols de l’aile ouest, pour assister en direct aux opérations.

Aussi évanescent qu’un « fantôme »

Dans un autre sous-sol, près de Baricha, Abou Bakr Al-Baghdadi est pris au piège. Dans la maison, cinq personnes sont tuées, parmi lesquelles quatre femmes et le fameux « Abou Mohammed », dont le berger avait entendu le nom et qui s’avérera être le propriétaire des lieux. Poursuivi par un chien, acculé dans un cul-de-sac, il actionne sa ceinture d’explosifs, tuant avec lui deux de ses jeunes enfants et provoquant un effondrement partiel du sous-sol. Le « calife » est mort. Deux hommes, dont on ignore l’identité, ont été capturés. Voilà ce que l’on sait du raid américain, d’après sa version officielle. Selon une hypothèse avancée par Hicham Al-Hachemi, chercheur irakien spécialiste de l’EI, le garde du corps personnel du chef de l’EI, Ghazouan Al-Raoui, et le responsable de la sécurité de l’organisation en Syrie, Abou Al-Yaman, étaient également présents. Ainsi qu’un certain Abou Saïd Al-Iraki, peut-être l’ultime compagnon de cavale, au bout de neuf années de traque durant laquelle le « calife » était devenu aussi évanescent qu’un fantôme.

Les soldats américains ont déblayé les décombres pour récupérer les restes des dépouilles. « Il ne restait pas grand-chose, mais ils ont ramené des morceaux de corps substantiels », dira Donald Trump. Un test ADN est pratiqué sur place pour le comparer à celui qui avait été prélevé dans le camp de prisonniers Bucca, à la suite de l’invasion américaine de 2003 : il s’agit bien d’Abou Bakr Al-Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Ali Al-Badri, né le 28 juillet 1971, à Falloujah, dans la province irakienne d’Anbar.

Pour venir à bout du « cerveau » de l’internationale djihadiste, Washington a déployé des moyens considérables : une centaine de soldats d’élite, des drones armés, des munitions à profusion – missiles air-sol JASSM, GBU, missiles Hellfire… Huit hélicoptères ont décollé de deux bases situées dans l’Irak voisin – d’Erbil, au Kurdistan, et d’Al-Asad, dans la province d’Anbar –, sans compter les avions de combat qui ont mené six frappes, une fois la mission accomplie, sur la maison vide, afin qu’elle « ne devienne pas un sanctuaire, ni ne soit mémorable sous aucune forme ».

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Dans la foulée, les forces spéciales américaines ont mené une seconde opération. Quelques heures après l’élimination d’Al-Baghdadi, un raid vise Abou Hassan Al-Mouhajir, le porte-parole de l’EI. L’homme détenait un poste stratégique, incarnant la propagande du groupe et sa diffusion, quand le « calife » ne s’exprime que de façon exceptionnelle. Al-Mouhajir est tué par un missile Hellfire, alors qu’il circulait, dissimulé à l’intérieur d’un banal camion, dans le village d’Ayn Al-Bayda, au nord de la province d’Alep. Le maître est mort, la voix de son maître aussi. En 2017, il avait qualifié le président Trump d’« affreux idiot qui ne sait pas ce qu’est la Syrie, l’Irak et l’islam ».

Contrairement à Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaida, friand d’apparitions et de déclarations médiatiques, Abou Bakr Al-Baghdadi a évolué dans l’ombre, se hissant dans la hiérarchie de la nébuleuse djihadiste, avant de rompre avec elle. Proclamé « calife de l’Etat islamique » par ses affidés, il apparaît pour la première fois en public le 4 juillet 2014, dans la grande mosquée Al-Nouri de Mossoul. Le prêche qu’il prononce ce jour-là marque le début de son règne. Vêtu d’une abaya et coiffé du turban noir, celui des descendants du Prophète, il déclare avoir été « désigné pour diriger les musulmans partout dans le monde ».

Une vie d’errance

Mossoul lui appartient. En quelques jours, ses hommes – 300 au total – se sont emparés de la deuxième ville d’Irak et des centaines de millions de dollars que recelaient les coffres de la Banque centrale. Neuf mois de combats acharnés, menés d’octobre 2016 à juillet 2017, par l’armée irakienne, les peshmergas kurdes, les milices chiites des Hachd Al-Chaabi et les forces de la coalition internationale seront nécessaires pour reconquérir ce bastion du « califat ».

Avec la perte de Mossoul commence pour Baghdadi une vie d’errance, d’une cache à l’autre, dans les zones désertiques ourlant la frontière entre l’Irak et la Syrie. L’accompagnent un cercle de fidèles qui rétrécit de jour en jour, ses femmes, ses enfants, ses esclaves. Parmi ces dernières, une adolescente yézidie, rare survivante de sa communauté exterminée par les combattants du « califat », a réussi à fuir en mai. Selon son témoignage, recueilli par l’agence Associated Press, le chef de l’EI avait déjà songé à partir pour Idlib, à la fin de 2017, avant de se raviser par prudence. Les fuyards se seraient ensuite cachés à Hajin, dans le sud-est de la Syrie, près de la frontière irakienne, puis à Dachicha, autre ville frontalière plus au nord. L’adolescente dit y avoir passé quatre mois chez Abou Abdoullah Al-Zoubai, beau-père d’Al-Baghdadi. Le « calife » lui rend fréquemment visite, la bat parfois, la viole systématiquement.

Image extraite d’une vidéo publiée par le ministère de la défense prise depuis un drone montrant les effets des munitions de précision détruisant la maison qui servit de dernier refuge au chef de l’EI, à Baricha, en Syrie, après le raid, le dimanche 27 octobre 2019. Département américain de la défense / AP

L’Irak, berceau de l’organisation, est devenu une terre brûlée pour l’EI. Services secrets irakiens et renseignements américains sont sur les traces du « calife », multipliant les coups de filet pour en démanteler les cellules. Début 2018, un prisonnier, Ismaïl Alwaan Al-Ithawi, va leur livrer des informations essentielles. L’homme était fiché par la CIA et les services irakiens comme l’un des cinq principaux collaborateurs d’Al-Baghdadi. Chargé des fatwas et de la sélection des cadres au sein de l’organisation, il avait l’oreille du « calife » et veillait à sa sécurité. En 2017, tandis que le « califat » vacille, il avait préféré prendre le large, direction le désert syrien, du côté de Deir ez-Zor.

Al-Ithawi parle et donne des détails sur les déplacements d’Al-Baghdadi. Il raconte ainsi que le chef a pour habitude de tenir ses réunions stratégiques dans des minibus bourrés de caisses de légumes

Il réapparaît en 2018, à Sakarya, localité turque située à 150 kilomètres à l’est d’Istanbul, où il semble couler des jours tranquilles sous une fausse identité, en compagnie de son épouse syrienne. Le 8 février 2018, l’intervention d’une unité antiterroriste de la police turque met fin à cette nouvelle existence sans histoire. Arrêté, il est remis huit jours plus tard aux autorités irakiennes qui n’ignorent rien de ce natif de Ramadi, dont la trajectoire ressemble beaucoup à celle d’Al-Baghdadi : titulaire d’un doctorat en sciences islamiques, l’homme est devenu membre de l’EI après son arrestation par les Américains et sa détention, en 2004, dans le Camp Bucca en Irak, où des milliers de combattants islamistes ont été emprisonnés, dont Al-Baghdadi.

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Al-Ithawi parle et donne des détails sur les déplacements d’Al-Baghdadi. Il raconte ainsi que le chef a pour habitude de tenir ses réunions stratégiques dans des minibus bourrés de caisses de légumes, sans cesse en mouvement sur les routes de Syrie, pour ne pas attirer l’attention. L’anecdote est imagée, mais l’information est capitale. Dans la clandestinité, le « calife » continue de diriger les opérations de son organisation. Al-Ithawi va surtout accepter de servir d’appât pour piéger des commandants de l’EI. Quatre « émirs » vont ainsi être capturés par les services irakiens, parmi lesquels le Syrien Saddam Al-Jamal, connu pour avoir orchestré l’exécution de 700 à 1 000 membres de la tribu des Chaitat au printemps 2014, dans la région syrienne de Deir ez-Zor, après que celle-ci s’est rebellée contre l’autorité.

« Un paquet de nerfs » accroché à sa ceinture explosive

Un autre témoin de la cavale d’Al-Baghdadi est son beau-frère et lieutenant, Mohammed Ali Sajid. Arrêté par les services irakiens en juillet, celui-ci va les conduire à de gros poissons de l’EI, provoquant des éliminations en cascade : Abou Abdoullah Al-Zoubai, le beau-père ; Ayoub Al-Zawi Abou Sabah, un « courrier » chargé de transmettre les ordres de la direction aux cellules et aux « katibas » de l’organisation ; les « émirs » de Mossoul et de la province irakienne de Salaheddin… Et finalement les mener jusqu’à la dernière planque irakienne connue du « calife », où le beau-frère avait lui aussi séjourné avec, probablement, son porte-parole Al-Mouhajir.

L’Irak affectionne les confessions télévisées des « terroristes » qu’il capture. Cette fois, l’« entretien » est donné à Al-Arabiya, une chaîne à forte audience dans la région. Le détenu, vêtu du costume jaune canari des prisonniers irakiens, décrit un Baghdadi agité et paranoïaque, « un paquet de nerfs » accroché à sa ceinture explosive, de jour comme de nuit. Souffrant de diabète, il doit constamment surveiller son taux de glycémie et s’injecter de l’insuline. Le stress n’arrange rien. Malgré les prières et les lectures du Coran, « son état de santé ne lui permettait plus de pratiquer le ramadan et il a invité son entourage à l’imiter », rapporte le beau-frère.

Idlib est tout sauf l’endroit idéal pour se cacher, mais ce dernier fief de la rébellion syrienne est a priori une terre hostile pour les Américains

Après diverses mésaventures, dont le vol d’une liasse de 15 000 dollars par un berger, le groupe finit dans une fosse de six mètres sur huit, creusée dans le désert rocailleux de la province d’Anbar. Le « calife » ne s’aventure plus dehors sans que ses proches n’aient au préalable scruté le ciel à la recherche d’un éventuel drone. Traqué et malade, Al-Baghdadi craint plus que tout d’être trahi. A son beau-frère, il confie alors que ses walis, les gouverneurs qu’il a nommés dans les provinces du « califat », ont tous retourné leur veste. « Tout n’est que trahison », lui dit-il. Ses craintes étaient fondées. Tout au long de son ascension, lui-même a pratiqué la trahison et les retournements d’alliances, multipliant ainsi le nombre de ses ennemis.

Lorsqu’elles inspecteront les lieux indiqués par Mohammed Ali Sajid, les forces irakiennes découvriront une kalachnikov à canon court, identique à celle que l’on aperçoit dans la seconde et dernière vidéo – diffusée en avril 2019 – du chef de l’EI. La cache est bel et bien authentique, mais elle est vide. Ses occupants l’ont quittée pour une destination a priori improbable : Idlib.

Idlib. Pourquoi Baghdadi est-il allé dans cette province, contrôlée par Hayat Tahrir Al-Cham (HTS), un groupe de djihadistes syriens hostiles à l’EI ? Pourquoi avoir choisi un village tout près de la frontière turque, quand Ankara garde l’œil affûté sur ce qui s’y passe ? L’examen des documents électroniques – une dizaine de téléphones portables, d’ordinateurs, de clés USB – et les papiers saisis par les forces spéciales américaines dans l’antre du chef de l’EI permettront peut-être un jour de reconstituer le puzzle.

Un « espion » animé par la soif de vengeance

Al-Baghdadi vit reclus dans la maison d’Abou Mohammed Al-Halabi dit « Salam Hadj Dib », un émir de l’EI originaire d’Alep, qui l’a précédé à Baricha. Discret, l’homme passe aux yeux de ses voisins pour un vendeur de vêtements, un déplacé syrien comme il y en a tant par ici. Aux yeux des combattants de HTS, c’est une autre affaire. Dans cette province syrienne, tout finit par se savoir et, si le groupe n’a jamais communiqué officiellement sur la question, l’un de ses membres – un Européen – assure que la « police » de HTS recherchait « des émirs [de l’EI] ». La semaine précédant l’assaut américain, elle avait même multiplié les ratissages dans la région.

Idlib est tout sauf l’endroit idéal pour se cacher, mais ce dernier fief de la rébellion syrienne est a priori une terre hostile pour les Américains, même si elle n’est pas non plus terra incognita. Plusieurs années durant, de 2013 à 2017, des groupes rebelles, armés et entraînés par la CIA, y ont opéré. Et l’agence américaine y a mené plusieurs raids pour éliminer des figures historiques du réseau Al-Qaida, à l’instar d’Abou Kheir Al-Masri, gendre d’Oussama Ben Laden, tué au début de 2017. Mais ce qu’Al-Baghdadi ignore, c’est que la CIA a été avertie de sa présence par un faisceau de renseignements humains, et qu’un réseau de surveillance par satellite et par drones a été installé au-dessus de la province, qui restera actif jusqu’à l’opération.

L’un des derniers maillons qui aurait guidé les Américains jusqu’à la maison de Baricha serait un cadre de l’organisation, chargé des déplacements du chef et familier de sa nouvelle planque. Un « espion » animé par la soif de vengeance, résumera Mazloum Abdi, le commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS), une force arabo-kurde alliée au Pentagone dans la région : « Il était sous pression (…). Ses proches ont été soumis à des traitements sévères de la part de l’EI (…). Il voulait se venger de l’organisation et d’Al-Baghdadi lui-même. » Prévenus peu avant l’assaut, dans un souci de déconfliction, les Russes ont laissé passer les hélicoptères américains. « Ils ont été OK », a commenté Donald Trump. Officiellement, les Turcs auraient été informés de la cible, après coup seulement. Le samedi, en quelques heures, les forces des opérations spéciales ont accompli leur mission.

Il est 17 h 05 à Washington. La photographe de la Maison Blanche, Shealah Craighead, immortalise l’instant. Le cliché montre cinq hommes, la mine austère : de part et d’autre du président des Etats-Unis sont assis le conseiller à la sécurité nationale, Robert O’Brien, le vice-président, Mike Pence, le ministre de la défense, Mark Esper, et le chef d’état-major, Mark Milley. La directrice de la CIA, Gina Haspel, suit l’assaut à distance au quartier général de l’agence, à Langley, en Virginie.

La photo ne peut pas ne pas évoquer celle qui fut prise en 2011, montrant Barack Obama, alors président, et son équipe assistant en direct à la mise à mort au Pakistan de l’ennemi numéro un de l’Amérique, Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaida. Et pour ceux qui l’auraient oublié, Trump risque la comparaison, avec un coup de pied de l’âne à son prédécesseur à la Maison Blanche : « Baghdadi, tout le monde le connaissait parce qu’il avait fabriqué ce monstre depuis longtemps, alors que personne n’avait jamais entendu parler d’Oussama Ben Laden avant le World Trade Center ! »

Ressorti transporté de la « situation room » , Donald Trump s’est exclamé : « C’était comme regarder un film ! », se félicitant qu’aucun soldat américain n’ait péri dans l’opération

« Nous avons enfin exercé la justice contre l’homme qui a décapité trois Américains [James Foley, Steven Sotloff et Peter Kassing] et [tué] une humanitaire », déclare Robert O’Brien. Il précise que l’opération a été nommée d’après cette dernière, Kayla Mueller, américaine de 24 ans kidnappée par l’EI dans les environs d’Alep, en août 2013, et morte en février 2015 près de Rakka, dans des circonstances non élucidées. Des compagnes de captivité, qui ont eu la chance d’en réchapper vivantes, avaient donné au New York Times un récit épouvantable des conditions de sa détention. Esclave sexuelle des djihadistes, elle aurait été l’une des épouses forcées du « calife » en personne, torturée et violée sans pitié. La mort d’Al-Baghdadi est désormais associée à son nom. « Le général Milley a baptisé cette opération “Kayla Mueller”, insiste O’Brien. C’est quelque chose que les gens doivent savoir. »

Ressorti transporté de la situation room, Donald Trump s’est exclamé : « C’était comme regarder un film ! », se félicitant qu’aucun soldat américain n’ait péri dans l’opération. Il a lui aussi évoqué les « Américains innocents » tués par l’organisation Etat islamique dont il a ainsi résumé l’existence : « Baghdadi et sa bande de losers n’avaient pas la moindre idée de ce dans quoi ils s’étaient embarqués. Dans certains cas, ils étaient comme des chiots apeurés. Dans d’autres, c’étaient des tueurs sanguinaires. Ils ont tué de nombreuses personnes. »

Il s’est aussi attardé sur les derniers instants d’Al-Baghdadi : « Il criait, il pleurait, il gémissait… » Des détails que ne confirmera pas Mark Esper qui, interviewé un peu plus tard sur la chaîne ABC, se contentera d’expliquer que « le plan était d’arrêter Al-Baghdadi, mais [que] si son arrestation était impossible, il était bien sûr question de le neutraliser ». « Les forces américaines lui ont demandé de se rendre, a-t-il ajouté. Mais il a refusé et il a fait exploser sa ceinture. »

Pour Donald Trump, le moment de l’opération est idéal. Elle lui donne l’occasion de détourner l’attention après l’annonce de son retrait du nord-est de la Syrie, véritable trahison pour les Kurdes, lâchés face à la soldatesque syrienne pro-turque qui pille, tue et rançonne dans les régions qu’elle conquiert.

Dans le brouillard de cette nouvelle guerre, les cellules clandestines de l’EI, qui a nommé un nouveau « calife », Abou Ibrahim Al-Hachimi Al-Qourachi, dont l’identité réelle reste inconnue, s’activent de nouveau sur les territoires de leur « califat » déchu.

 

30 novembre 2019

« Pour les démocraties, la question n’est hélas plus de juger les combattants fanatisés, mais de les exterminer »

Par Cécile Hennion

Torture, exécutions extrajudiciaires… Le philosophe Michel Terestchenko et la journaliste Auberi Edler expliquent comment les attentats djihadistes ont ouvert une séquence de violences d’Etat et de régressions démocratiques.

Michel Terestchenko est maître de conférences de philosophie à l’université de Reims et à l’IEP d’Aix-en-Provence, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Du bon usage de la torture (La découverte, 2008) et L’Ere des ténèbres (Le Bord de l’eau, 2015). Il répond ici au côté d’Auberi Edler, qui, après quatre ans d’enquête, signe le documentaire Des bourreaux aux mains propres, disponible sur Arte, et dont le philosophe a été le « conseiller historique ».

Le sort des djihadistes capturés dans le cadre de la « guerre contre la terreur » paraît flotter dans le flou juridique. La troisième convention de Genève de 1949 relative aux prisonniers de guerre et la convention de l’ONU contre la torture ont-elles été violées ?

Michel Terestchenko : Après les attentats du 11-Septembre, l’administration de George Bush a mis en place deux stratégies : l’une consistant à définir les djihadistes comme des « combattants illégaux » ne relevant pas des conventions de Genève ; l’autre à établir que les techniques dites d’interrogatoire coercitives ne sont pas de la torture, avec l’intention d’éviter toute poursuite judiciaire à l’encontre de ceux qui allaient la pratiquer. Des avocats aussi brillants que John Choon Yoo, conseiller au département de la justice entre 2001 et 2003 aux Etats-Unis, ont bâti une justification sophistiquée de la « torture propre », soit l’usage de pratiques psychologiques qui sont aussi dévastatrices que la torture physique.

La France n’a pas eu besoin de semblables précautions. Au soir des attentats du Bataclan, le 13 novembre 2015, François Hollande décrétait l’état d’urgence, assurant vouloir « éradiquer » l’organisation Etat islamique (EI). Dans son hommage aux 130 victimes, le 27 novembre, il a promis de « détruire l’armée de fanatiques » responsable. Si l’on admet cette logique de l’éradication, les questions de justification juridique ou morale ne se posent plus. Le discours de l’éradication n’est pas sécuritaire, il est hygiénique. Répété par les hauts représentants de l’Etat, il est symptomatique de graves régressions démocratiques.

Ces régressions doivent-elles être considérées à l’aune du traumatisme suscité par des attentats meurtriers ?

Auberi Edler : Les Etats-Unis n’ont pas réagi au pied levé. L’arsenal utilisé à partir de 2001 a été étudié et compilé durant des décennies. Durant la guerre froide, les procès soviétiques avaient convaincu Washington que les communistes détenaient l’arme ultime du contrôle du cerveau. Pour l’obtenir, le gouvernement américain s’est lancé dans des recherches, qui n’ont pas abouti, mais qui ont permis de découvrir les fondements de la torture « propre ».

D’abord la privation sensorielle, testée sur des cobayes humains par le docteur Donald Hebb, chef du service de psychologie à l’université McGill, à Montréal, financé par la CIA. Privés de la vue, de l’ouïe, du toucher, isolés dans des cellules sans même être touchés, les volontaires craquaient très vite.

A la même époque, des chercheurs de l’université Cornell, à New York, constataient les effets destructeurs de la souffrance auto-infligée. Le sujet est alors attaché dans une position ne permettant aucun repos, tandis que chaque mouvement provoque des douleurs insoutenables. Ces deux méthodes sont conseillées par la CIA dans son manuel Kubark, en 1963, à ses agents et aux armées alliées (en Amérique latine, aux Philippines, etc.).

Elles sont réactualisées dès 2001, complétées, avec l’aide de John B. Jessen et James Mitchell, deux psychologues payés 81 millions de dollars, d’éléments adaptés à la culture de ce nouvel ennemi « musulman et moyen-oriental » : la peur des chiens, le malaise face à la nudité…

M. T. : Le 11-Septembre a ouvert une séquence de violences d’Etat, une ère nouvelle dont nous ne sommes pas sortis. Les méthodes d’interrogatoire coercitives qu’on avait cru obsolètes après l’effondrement du bloc soviétique ont été aussitôt utilisées par l’administration Bush dans des « sites noirs », partout dans le monde. Il n’était pas question d’être restreint par des principes face à des groupes qui ne les respectent pas. C’est dans ce contexte qu’a été élaborée la justification « libérale » de la torture.

L’idée générale est que celle-ci peut moralement être employée comme un moyen chirurgical et désespéré, dès lors qu’il s’agit d’empêcher un attentat imminent menaçant des milliers de vies. Cette hypothèse, dite de la « bombe à retardement », a été scénarisée par des séries américaines à succès. Les soldats américains en Afghanistan ou en Irak s’en réclamaient pour expliquer que la torture « marche »

Or c’est une fable : aucun attentat n’a jamais été déjoué en usant de la torture dans un tel scénario. Il s’agit d’une parabole imaginaire et surtout perverse, car, aussitôt qu’on l’admet, elle conduit à renoncer à nos principes fondamentaux. L’interdiction de la torture et des traitements dégradants est un droit humain absolu, qui n’admet ni exception ni dérogation.

De surcroît, la guerre contre la terreur a conduit au vote de mesures sécuritaires d’exception désormais entrées dans le droit commun et à l’instauration de dispositifs de surveillance généralisés au mépris du respect de l’inviolabilité de la vie privée et du principe de la limitation de la souveraineté de l’Etat. Nous vivons désormais dans des « démocraties sous contrôle », signe en partie de la victoire de Ben Laden.

Vous avez rencontré d’anciens tortionnaires de l’armée américaine, quel bilan font-ils de l’utilité de la torture ?

A. E. : Leur bilan est sans appel : la torture ne leur a pas permis d’obtenir de renseignements décisifs. Comme le confie Tony Lagouranis, ex-interrogateur, tortionnaire repenti de l’armée américaine en Irak, la torture était devenue un moyen de se venger : une réponse à la douleur du 11-Septembre.

Elle est inutile et cruelle pour celui qui la subit ; elle n’est pas sans conséquences pour celui qui l’inflige. Les tortionnaires repentis présentent des troubles de stress post-traumatiques, ils sont souvent sans emploi, sous traitement médicamenteux, incapables de se réinsérer dans la société. Malgré l’aval de leurs hiérarchies politique et militaire, ils savent qu’ils ont commis une faute morale impardonnable.

Le rapport sénatorial Feinstein de 2014 constitue ensuite le réquisitoire le plus implacable contre la torture. Parmi les exemples cités, la capture et la mort en 2011 de Ben Laden. Contrairement aux affirmations du Pentagone, la localisation du chef d’Al-Qaida a été rendue possible par les aveux de prisonniers avant même qu’ils soient torturés.

M. T. : Malgré le démenti des faits et le consensus des spécialistes, l’idée de l’utilité de la torture s’est répandue dans les esprits. En 2016, selon un sondage réalisé par ACAT [Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, ONG œcuménique de défense des droits de l’homme], 54 % des Français acceptent qu’une personne suspectée d’avoir posé une bombe soit soumise à des décharges électriques, 36 % jugent le recours à la torture légitime en situation exceptionnelle et 45 % pensent qu’elle est efficace pour prévenir des actes de terrorisme et obtenir des informations fiables.

Ces chiffres démontrent la fragilité des sociétés démocratiques à l’égard des valeurs auxquelles nous sommes prêts à renoncer au nom de la sécurité.

Les otages décapités par des djihadistes, ou l’utilisation par leurs idéologues des failles démocratiques pour accélérer le recrutement, sont-ils des conséquences des pratiques utilisées lors de la « lutte contre la terreur » ?

M. T. : En octobre 2001, Ben Laden déclarait : « La liberté et les droits de l’homme en Amérique sont condamnés. Le gouvernement américain mènera le peuple américain – et l’Occident en général – dans un enfer insupportable et une vie étouffante. » Son objectif affiché n’est pas tant les 2 973 morts du 11-Septembre, mais de plonger les démocraties dans la voie du renoncement à leurs principes.

Avec succès, ainsi qu’en attestent les mots du président Obama au soir de l’exécution du chef d’Al-Qaida, le 2 mai 2011 : « Justice est faite. » Personne ne s’en est ému, pourtant cette exécution n’était pas une affaire de justice, mais de vengeance obéissant à loi du talion. Les démocraties sont entrées dans cette « zone grise » que les groupes terroristes ont su observer et utiliser à leurs fins, et le droit a perdu chez nous sa dimension structurante. C’est d’autant plus grave que l’on a constaté à quel point la morale est fragile.

Obama a fait campagne pour fermer Guantanamo, sans résultat. Pourquoi ?

A. E. : Sa fermeture nécessitait l’amendement du National Defense Authorization Act, qui restreint le transfert vers les Etats-Unis et la libération des prisonniers. Or même des démocrates comme Bernie Sanders s’y sont opposés, estimant le texte trop flou sur le sort des détenus. Aujourd’hui, il reste 40 prisonniers, encadrés par 1 500 soldats américains.

Obama n’a pas tenu sa promesse et a décidé qu’aucun haut responsable, militaire ou politique, ne serait poursuivi et jugé pour les faits du passé. Le procès de Khaled Cheikh Mohammed, cerveau présumé du 11-Septembre, arrêté en 2003 et à l’isolement à Guantanamo depuis 2006, doit se tenir en janvier 2021. Mais un juge doit décider si son témoignage est recevable après les tortures qu’il a subies. Les Etats-Unis se sont peut-être ainsi privés de la possibilité de tourner la page, au moins juridique, de cette tragédie.

M. T. : Barack Obama s’est présenté comme une figure morale qui mettrait fin aux pratiques honteuses de l’administration Bush. Il n’a fait que changer de stratégie, en remplaçant la torture par les drones, multipliant par cinq les exécutions extrajudiciaires. Une ligne suivie par Donald Trump.

La France tergiverse sur le rapatriement des djihadistes français. Certains seraient justiciables en Irak. Quelle justice pour les proches des victimes ?

M. T. : Sur le plan des principes, on ne saurait accepter que des ressortissants français soient soumis à la torture, à des conditions de détention effroyables, jugés dans des procès expéditifs et condamnés à mort en Irak. Sur le plan juridique, le code pénal comme la jurisprudence de la Cour de cassation reconnaissent la compétence des tribunaux français en matière d’acte terroriste commis par un Français à l’étranger. Pourtant, il y a une énorme résistance dans notre pays à l’idée que des djihadistes français doivent bénéficier des conditions d’un procès équitable. C’est pourtant là un droit absolu, une obligation propre à l’Etat de droit, qui s’exerce envers toute personne, quelle que soit la gravité des crimes dont elle est accusée.

Dès lors que les démocraties sont entrées dans une logique de guerre asymétrique contre un ennemi invisible prêt à tout pour les détruire, la question n’est hélas plus de traduire devant un juge ces combattants fanatisés, mais de les exterminer. Telle politique ne laisse aucune place aux victimes, qui n’ont plus qu’à faire leur deuil en silence. Le travail de justice qui, dans un procès, rétablit l’humanité du criminel, libère la victime de l’appel à la vengeance et introduit la raison dans la barbarie doit être fait.

Le terrorisme est un miroir dans lequel la société est appelée à prendre conscience des valeurs sur lesquelles elle est édifiée et auxquelles nous tenons. D’autres épreuves nous attendent. Demain ce sera la catastrophe climatique et les crises migratoires, et personne ne sait comment les démocraties réagiront.

13 novembre 2019

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