Vladimir Poutine apparaît comme un chef autoritaire en perte d’autorité
Article de Marie Mendras
Alors que la Russie se révèle comme l’un des principaux foyers de la pandémie de Covid-19, le président semble incapable de mettre le pays en ordre de bataille, analyse la politologue
La Russie arrive en seconde position, derrière les Etats-Unis, en matière de progression quotidienne de l’épidémie. Selon les données officielles, quelque 11 000 nouveaux cas de Covid-19 ont été enregistrés le 11 mai, pour un total qui dépasse les 220 000 personnes contaminées, et plus de 2 000 décès. Scientifiques et médecins assurent que les chiffres réels sont beaucoup plus élevés. La méthode de décompte des décès écarte les personnes qui souffraient aussi d’une autre pathologie, les victimes hors hôpital sont rarement comptabilisées, et les médias subissent un contrôle strict des autorités.
Le gouvernement semble en plein désarroi, ce qui provoque une forte anxiété au sein de la société. L’économie stagne depuis des années et l’arrêt de l’activité en mars laisse les acteurs économiques et les ménages exsangues. L’inadéquation des politiques étatiques invite à s’interroger : où est donc la fameuse « verticale du pouvoir », censée gouverner la vaste Fédération de Russie grâce aux oukases d’un président tout-puissant ?
A la mi-mars, quand les premiers cas ont enfin été reconnus, les autorités centrales ont sous-estimé le danger et n’ont pas proposé de réplique rapide pour juguler l’épidémie. C’est le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, qui a pris l’initiative de décréter le confinement dans la capitale le 30 mars.
Un président anxieux et mal à l’aise
Au même moment, le petit show humanitaire pour porter secours aux New-Yorkais, après les Italiens, a vite tourné au fiasco. De l’avis des bénéficiaires, les matériels envoyés étaient inadaptés et n’ont pas été utilisés (la ville de New York a quand même reçu une facture de 667 000 dollars à payer à l’Etat russe fin avril). En Russie, l’opération de communication n’a pas été appréciée, car les hôpitaux accueillaient de plus en plus de malades et manquaient de tout. Le Kremlin a montré qu’il continuait à dribbler sur le terrain de la concurrence avec l’Occident, alors que tous les Etats se préparaient à combattre le virus chez eux, sur le champ de bataille national.
Vladimir Poutine s’est adressé à la nation plusieurs fois, d’abord moralisateur et détaché, puis sombre et magnanime, en « octroyant » plusieurs semaines de congés confinés et payés (payés par qui ?, se demandent les travailleurs…). Alors qu’on attendait un chef déterminé, c’est un homme anxieux et mal à l’aise qui s’est exprimé devant les écrans de télévision. Le président a décidé de ne pas diriger le combat contre la pandémie, et l’a dit clairement aux gouverneurs des 85 provinces de Russie : à vous de gérer !
Il s’est retiré dans sa datcha présidentielle de Novo-Ogarevo, dans les environs de Moscou. Il se tient à très grande distance et abandonne la gestion d’une crise multidimensionnelle aux administrations et aux entreprises, sous contrôle du FSB et des forces de l’ordre, sans vraiment déléguer ni orchestrer. La répression politique continue, par des juges qui condamnent « à distance ». Les grandes voix de l’opposition, reprises par de nombreux sites et blogs, dénoncent l’incurie du pouvoir. Le fameux « ordre poutinien » paraît incapable de mettre le pays en ordre de bataille.
Les administrations locales en première ligne
Les chefs d’administrations provinciales et municipales sont placés en première ligne, alors qu’ils ont presque tous été choisis pour leur loyauté sans faille et leur faible envergure, et n’ont pas les moyens de remplir leur mission. Les informations fiables sur la propagation du virus dans les provinces manquent, et les priorités pour apporter soins et aides aux malades, aux familles et aux personnes privées de revenus ne sont pas explicitées. Les hôpitaux sont pour la plupart livrés à eux-mêmes. Ils réclament des médicaments, des protections pour les soignants et un soutien logistique. Or, les administrations municipales et régionales n’ont pas de budget autonome pour leur prêter main-forte. Chaque province prend des mesures, parfois appropriées, souvent inapplicables. Nijni-Novgorod a été la première région à imposer l’autorisation de déplacement numérique, soumise à acceptation administrative. Le Tatarstan, la Tchétchénie, la province de Tcheliabinsk et quelques autres ont fermé leurs frontières aux déplacements et transports, contre l’avis du gouvernement central.
Les familles attendent de l’aide des administrations locales et de leurs employeurs, qui, à leur tour, attendent le soutien de l’Etat. La crise actuelle contribue à creuser les inégalités économiques et sociales, déjà très marquées. La méfiance envers « celui venu d’ailleurs » s’aiguise. Les conséquences sont dramatiques pour les millions de personnes vivant en Russie sans passeport russe ni permis de résidence.
Les détracteurs affirment que le président n’a endossé aucune décision pénible pour éviter de perdre un peu plus la confiance des Russes. Depuis l’impopulaire réforme des retraites et les manifestations qui ont eu lieu dans toutes les grandes villes de Russie à l’été 2018, le président n’a jamais retrouvé le niveau de soutien dont il bénéficiait précédemment. Dans un sondage de fin avril, le Centre Levada souligne que 46 % des personnes interrogées se disent satisfaites (contre 48 % insatisfaites) de la réponse des autorités à l’épidémie, un faible résultat dans une société où critiquer est risqué.
La célébration du poutinisme triomphant a tourné court. En début d’année, le Kremlin a fait voter au pas de charge une loi de révision constitutionnelle, signée par le président le 14 mars. Le « vote d’approbation populaire », prévu le 22 avril, a été reporté sine die pour cause de pandémie. Ce coup de force a donné à Vladimir Poutine la possibilité de briguer encore deux mandats de six ans, et de rester chef de l’Etat jusqu’en 2036. Tel est le paradoxe d’un système dirigeant qui prétend au pouvoir sans limite, alors qu’il ne sait pas assurer la protection de 140 millions de personnes, privées de visibilité sur leur avenir proche.
Contrairement aux idées reçues, le système Poutine n’est ni un Etat fort ni un Etat-providence. Un chef autoritaire en perte d’autorité, voilà un cas intéressant qui invite à bousculer la croyance en un effet d’aubaine de la pandémie pour les autoritarismes, alors que les démocraties y perdraient leur âme et leur légitimité.
Marie Mendras, politologue au CNRS et au CERI, enseigne à Sciences Po Paris