RELATIONS FRANCO-RUSSES - Entre Macron et Poutine, l’amorce d’un réchauffement
Le président français reçoit son homologue russe lundi 19 août à Brégançon, à cinq jours du sommet du G7, pour souligner l’importance d’un « dialogue franc » avec Moscou
Résidence estivale des chefs de l’Etat de la Ve République, le fort de Brégançon, dans le Var, est un cadre moins solennel que le palais de l’Elysée. Le choix de ce lieu pour une visite de travail de Vladimir Poutine, lundi 19 août en fin d’après-midi, vise une nouvelle fois à donner un caractère plus personnel à cette rencontre, la troisième après celle de Versailles en mai 2017 puis la visite d’Emmanuel Macron à Saint-Pétersbourg un an plus tard – sans compter les entretiens en marge de sommets du G20 à Osaka fin juin ou à Buenos Aires en décembre 2018.
La date choisie fait sens à cinq jours de l’ouverture à Biarritz, sous présidence française, du sommet du G7 réunissant les chefs d’Etat et de gouvernement des principales puissances économiques démocratiques (Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Canada, Japon). Le président français veut ainsi souligner l’importance de consultations sur les grands dossiers internationaux avec la Russie, sans pour autant la réintégrer dans cette instance dont elle avait été exclue en 2014 après l’annexion de la Crimée et son soutien aux rebelles de l’est de l’Ukraine.
Rien n’a jamais été simple dans les relations entre les deux présidents. Le contexte politique intérieur russe, avec le durcissement du régime face aux protestations de l’opposition contre l’exclusion de ses candidats pour l’élection à la mairie de Moscou, ne facilite pas les choses.
Pourtant, jamais autant qu’aujourd’hui leurs relations n’ont été aussi « indispensables », selon les mots de l’Elysée, sur fond de tensions croissantes entre Washington et Téhéran sur le programme nucléaire iranien et de reprise de l’offensive en Syrie par les forces de Bachar Al-Assad, appuyées par Moscou, contre Idlib, la dernière enclave de l’opposition. La désescalade en Ukraine sera un autre sujet majeur des discussions, alors que le nouveau président, Volodymyr Zelensky, appelle à reprendre les négociations avec Moscou sous le parrainage de Paris et Berlin afin de mettre fin au conflit dans le Donbass.
« Ce n’est pas un entretien, quel qu’il soit et quelle qu’en soit l’intensité, qui permet de régler des questions aussi compliquées que l’Iran, la Syrie ou l’Ukraine », reconnaît la présidence française, tout en insistant sur l’importance « d’un dialogue exigeant, franc, qui permette de mieux nous comprendre, de trouver des terrains d’entente et de converger sur l’essentiel ». Ce sont les euphémismes du langage diplomatique. La rencontre des deux chefs d’Etat risque d’être aussi vive que les précédentes. Elle devrait néanmoins poser de nouveaux jalons dans le processus de réchauffement Paris-Moscou amorcé depuis quelques mois.
« Double approche »
« Emmanuel Macron a l’espoir d’être celui qui fait bouger Poutine, même si ses tentatives précédentes n’ont pas forcément été concluantes, analyse Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales. A court terme, il a besoin de lui sur l’Iran. A long terme, il veut empêcher que la Russie ne dérive vers la Chine. C’est une double approche : diplomatique, qui passe nécessairement par Poutine ; géopolitique, qui inscrit la relation à la Russie dans la durée. Elle se fait en prenant le risque d’être à contretemps d’un régime qui a érigé son pragmatisme international en idéologie anti-occidentale. »
M. Gomart rappelle néanmoins que « la vraie difficulté va au-delà de la relation personnelle Macron-Poutine, car la Russie raisonne en termes de générations et que nous pensons en termes de quinquennat ». C’est un pari. Avec toutes ses inconnues, rappelées par ceux qui s’inquiètent de la caution donnée ainsi à l’homme fort du Kremlin. « Quel intérêt y a-t-il à introniser à nouveau un pays dont le but avoué est la destruction de l’ordre international et le ralliement de toute l’Europe à son régime militaro-policier ? », s’indignaient l’écrivaine Galia Ackerman et l’historienne Françoise Thom dans une tribune publiée dans Le Monde le 2 août.
Les tensions entre les Occidentaux et le Kremlin ont été récurrentes depuis l’annexion de la Crimée, avec notamment les menaces toujours plus explicites d’une Russie redevenue une actrice majeure sur la scène internationale, notamment au Moyen-Orient, après son intervention militaire en Syrie à l’automne 2015. Le PIB russe est équivalent à celui de l’Italie, mais l’homme fort du Kremlin sait intelligemment utiliser la force et surtout profiter des faiblesses des Occidentaux. Et ce d’autant plus qu’il se sait toujours plus incontournable.
« Il est absurde d’un point de vue stratégique d’avoir avec la Russie des rapports beaucoup plus stériles et conflictuels que ceux que nous avions avec l’URSS dans la dernière décennie de la guerre froide, relève l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine. L’URSS était pourtant beaucoup plus menaçante que la Russie d’aujourd’hui et s’ingérait encore plus, même si de façon plus fruste, dans la vie politique de pays occidentaux. » Et de souligner « qu’il faut tenter cette carte de relations plus réalistes avec Moscou avant que Donald Trump ne le fasse à sa façon ».
« Sortir de l’alignement »
L’ancien patron du Quai d’Orsay rappelle que « les torts sont partagés ». « Nous avons mal joué pendant le premier mandat de Poutine, qui affichait alors une certaine disponibilité vis-à-vis des Européens. L’élargissement de l’OTAN a été en outre très mal géré, car s’il était justifié pour les pays baltes, les gesticulations sur l’Ukraine ont rendu presque inévitable une réaction russe et l’annexion de la Crimée afin de conserver la grande base de Sébastopol », explique M. Védrine.
Le débat entre les tenants d’une diplomatie des valeurs et les adeptes du réalisme est récurrent notamment à propos de la Russie. « Nous voulons sortir de l’effet d’alignement et marquer un décalage. C’est la vocation de la diplomatie française », résume une source élyséenne, n’hésitant pas à parler « d’un certain retour gaullien », même si le contexte est très différent.
Depuis son élection, Emmanuel Macron s’est lancé dans un délicat exercice, montrant sa volonté de dialogue avec Moscou tout en rappelant les fondamentaux et en dénonçant les ingérences russes. Alors que la chancelière allemande, Angela Merkel, est politiquement affaiblie et que le Royaume-Uni se concentre sur le Brexit, le président français est – même si en partie par défaut – l’interlocuteur naturel au nom des Européens. Un rôle d’autant plus crucial que le président américain est toujours plus imprévisible. Emmanuel Macron « est le représentant d’un Occident collectif », résume un haut diplomate russe.
La première rencontre d’Emmanuel Macron, moins d’un mois après son élection, avec Vladimir Poutine s’est tenue à Versailles, fin mai 2017, à l’occasion d’une exposition célébrant les trois cents ans de la visite de Pierre Le Grand. « Ce tsar est le symbole de cette Russie qui veut s’ouvrir à l’Europe et en tirer tout ce qu’elle a de grand et de fort », déclara alors le président français, qui n’hésita pas lors de la conférence de presse commune à marteler aussi les choses qui fâchent sur la Syrie, les droits humains ou la manipulation des médias.
Mais M. Macron disait aussi ce que souhaitait entendre son hôte, en affirmant « accepter le rôle renforcé que se donne la Russie dans sa région ainsi qu’(…) au Moyen-Orient » et en évoquant « les incompréhensions, parfois les erreurs de ces vingt-cinq dernières années ». Poutine, lui, s’était abstenu de battre sa coulpe.
La différence d’attitude était encore plus frappante un an plus tard, lors du forum économique de Saint-Pétersbourg. Emmanuel Macron jouait la séduction, tutoyant le président russe et l’appelant « cher Vladimir ». Il citait Dostoïevski, Tolstoï et Soljenitsyne, insistant sur son souhait d’ancrer la Russie dans l’Europe. Face à lui, l’homme fort du Kremlin, courtois mais impassible, le vouvoyait. « Nous évoquons un dialogue dans la fermeté, mais celui-ci est resté sans effet côté russe, analyse Thomas Gomart. Vladimir Poutine est très goguenard vis-à-vis des dirigeants européens, y compris Emmanuel Macron, estimant avoir désormais le rapport de force en sa faveur. »
Quelque chose bouge néanmoins dans les relations entre Paris et Moscou. « Dans le dialogue entre les démocraties libérales et celles qui peuvent revendiquer de l’être moins, on peut construire beaucoup », lançait ainsi le président français à Osaka à son interlocuteur russe qui, dans une longue interview au Financial Times, avait clamé son rejet des valeurs de la démocratie libérale. Les signes d’un réchauffement sont nombreux. Le premier ministre russe, Dmitri Medvedev, s’est rendu au Havre le 24 juin, où il a rencontré son homologue Edouard Philippe. La France a, en outre, soutenu la réintégration de la Russie au Conseil de l’Europe, saluée par la presse du régime comme une « victoire » de Moscou.
« Des efforts à faire »
La vision macronienne se veut ambitieuse. « L’Europe dans cet ordre multilatéral que je défends a besoin de rebâtir une nouvelle grammaire de confiance et de sécurité avec la Russie et ne doit pas passer exclusivement par l’OTAN », expliquait le chef de l’Etat le 11 juin dans une interview à la Radio-Télévision suisse, déclarant vouloir « réenclencher une dynamique » avec la Russie et reprendre « un dialogue stratégique ».
M. Macron reconnaissait toutefois que la Russie avait encore « des efforts à faire ». En premier lieu sur l’Ukraine et la mise en œuvre des accords de Minsk, parrainés par Paris et Berlin en février 2015, instaurant un fragile cessez-le-feu entre Kiev et les rebelles. « Sans cela, pas de reformation du G8 », avec réintégration au G7 de la Russie, insiste l’Elysée.
La priorité à Brégançon reste le dossier iranien. En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, la Russie est l’une des signataires de l’accord de juillet 2015 sur le programme nucléaire iranien. Elle est aussi son alliée. Emmanuel Macron voudrait que Vladimir Poutine presse à ses côtés le régime iranien pour qu’il renonce à enfreindre ses obligations, ce qui ouvrirait un espace pour une désescalade, voire une médiation entre Téhéran et Washington.
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Le fort de Brégançon, un théâtre diplomatique peu utilisé par les présidents
Olivier Faye
Deux hélicoptères se posent à proximité du fort de Brégançon (Var), avec à leur bord François Mitterrand et Helmut Kohl. Des badauds en slip de bain scrutent la scène avec des jumelles. Le 24 août 1985, le président de la République et le chancelier d’Allemagne de l’Ouest se retrouvent pour parler de sécurité. La guerre froide n’est pas finie. « La sécurité de l’un intéresse la sécurité de l’autre », lâche le Français d’un ton morne devant les caméras. Le cœur n’y est pas. Il est davantage préoccupé par l’affaire du Rainbow-Warrior, ce navire de l’ONG Greenpeace coulé par les services secrets français en juillet 1985. Son invité, lui aussi, a la tête ailleurs – il est inquiet de l’espionnage de son pays par l’Allemagne de l’Est. On a connu plus grandiose pour une première.
Avant 1985, la résidence présidentielle, lieu de vacances officiel des chefs de l’Etat depuis 1968, n’avait encore jamais accueilli de rendez-vous diplomatique. Il n’y en aura pas beaucoup d’autres. Cela rend d’autant plus particulière l’invitation en ces lieux lancée à Vladimir Poutine par Emmanuel Macron, lundi 19 août. Exigu, le fort n’est pas vraiment adapté aux grands raouts. Mais il abrite un hectare de jardin de superbe réputation qui, conjugué au soleil de la Méditerranée, offre des conditions idéales à une rencontre bilatérale au caractère informel.
Patrimoine national
Le 16 août 2004, Jacques Chirac avait utilisé cet environnement pour renouer les liens entre la France et l’Algérie. Les propos du président Abdelaziz Bouteflika, quelques semaines plus tôt, qualifiant les harkis de « collabos », avaient en effet jeté un froid.
D’abord invité à participer à la cérémonie du 60e anniversaire du débarquement allié en Provence, le chef de l’Etat algérien avait ensuite eu les honneurs d’un déjeuner long de quatre heures avec son homologue français à Brégançon. Le « climat », rapportait alors l’Elysée, y était « excellent » et l’ambiance « chaleureuse ». Ce qui n’a pas empêché les caméras d’être tenues à l’écart.
Quatre ans plus tard, en août 2008, le style se voulait bien différent : caméras partout, intimité nulle part. Nicolas Sarkozy recevait alors la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice, pour évoquer le conflit géorgien. Le président français s’efforçait d’éviter la partition du pays et une invasion russe. Une fois les discussions achevées, il embarquait son invitée dans un bain de foule en toute décontraction, sans cravate.
Emmanuel Macron, qui a certes tombé la veste au moment de recevoir Theresa May à l’été 2018, ne s’était pas risqué au même exercice. La scène aurait pu être interprétée durement outre-Manche. Le chef de l’Etat était alors dépeint comme le dirigeant européen le plus hostile au nouveau plan sur le Brexit de la première ministre britannique…
Dans l’esprit du président français, le patrimoine national doit jouer un rôle diplomatique à part entière. Après la pompe du château de Versailles, en 2017, le chef de l’Etat donne aujourd’hui à voir à Vladimir Poutine l’intimité de ce lieu républicain. « C’est une visite de travail sur le lieu de travail du président de la République », relativise-t-on à l’Elysée, comme si la proximité des touristes qui bullent sur la Côte d’Azur pouvait laisser penser que l’heure est à la détente. Recevoir le maître du Kremlin en ces lieux représente néanmoins, à quelques jours du G7 de Biarritz – dont M. Poutine est exclu –, un moyen d’essayer de réchauffer les relations avec ce « grand voisin ».
« Brégançon est un symbole de la puissance de la France, a expliqué une proche du chef de l’Etat au journaliste Guillaume Daret, dans le livre Le Fort de Brégançon. Histoire, secrets et coulisses des vacances présidentielles (L’Observatoire, 2018). Or, Emmanuel Macron est très sensible à la dimension quasi psychologique des relations qu’il entretient avec ses homologues étrangers. » Il faut bien ça pour accueillir un ancien officier du KGB.