Le musée Guimet présente la première exposition rétrospective en France consacrée à Nobuyoshi Araki, figure majeure de la photographie contemporaine japonaise, connu principalement pour ses séries dédiées à l’art du kinbaku, communément (et à tort) appelé bondage en France. Sa production, incommensurable, révèle pourtant bien d’autres trésors. «La photographie est la vie, le quotidien est un art » nous dit le photographe, mais le spectre de la mort semble planer sur bien des clichés, nous présentant une image de l’artiste diamétralement opposée au simple photographe de femmes ligotées.
Arakiothèque
Des cimaises peuplées de livres, une bibliothèque dans l’espace d’exposition : toute la production d’Araki pourrait être contenue dans ces quelques cinq cents ouvrages présentés chronologiquement, par date de publication. Toute la production ou presque, les tirages d’Araki entre 1965 et 2016 se comptent par milliers,voire millions. Personne ne s’est encore aventuré à inventorier son oeuvre, dont les ouvrages exposés ici ouvrent un large panorama.
Bibliothèque
Araki avant tout, se destine à produire des livres, déclenche l’obturateur de son appareil pour imprimer ses clichés sur le papier par la suite. L’art de la mise en page et du graphisme viennent ensuite s’apposer sur celui de la photographie, pour offrir une vaste palette d’ouvrages aux apparences bien différentes. De la couverture la plus tape à l’oeil, aux couleurs saturées, jusqu’aux simples pétales monochromes sur les ouvrages les plus sobres, quand Araki ne photographie pas, il édite. Quelques pages s’ouvrent alors, quelques 400 clichés s’échappent de cette production pour s’afficher sur les cimaises des salles suivantes : l’exposition peut débuter.
Yoko mon amour
Et si la première salle de l’exposition, Fleurs de vie, présentait en réalité la production au caractère le plus érotique de l’artiste ? C’est un festival de couleurs, une scénographie qui présente certes, un désordre ordonné, mais un accrochage explosif, comme si ces clichés de fleurs faisaient écho au Hanabi, ces fleurs de feu, ces feux d’artifices qui envahissent le ciel japonais pour se refléter dans les eaux nocturnes les soirs d’été. Des fleurs qui s’ouvrent au visiteur, dans une frontalité et une symétrie presque mathématiques qui évoquent instinctivement l’organe sexuel dans l’attente du butinement. Le cadrage extrêmement serré, ne permet à aucun moment de deviner où le cliché fût pris : les bourgeons, les pétales ne se détachent que d’un simple fond uni, presque artificiel. Le temps de cette rétrospective, le musée Guimet accueille sans aucun doute de très nombreuses Origine(s) du monde.
Dans la salle suivante, le monochrome s’impose sur la couleur, la sobriété contraste avec l’accrochage plus libertaire de la première salle. « La photographie c’est la vie. Et la vie est un voyage sentimental » dit Araki.
Yoko, mon amour marque un véritable temps fort de l’exposition, l’un des plus marquants et qui laisse une empreinte dont on ne pourra se défaire dans les salles suivantes : celui de la lune de miel d’Araki avec son épouse, Yoko, qu’il a aimé, et qu’il ne put retenir quand la maladie l’emporta en 1990. Cette série de photos, présentée telle une frise, incarne toute une bribe de souvenirs. La figure apaisée de Yoko assoupie sur une barque, les draps défaits au lever du jour, un chat sur un balcon, des flocons de neige saturés par le déclenchement d’un flash. Des moments les plus sacrés aux plus anodins, ils cristallisent ces souvenirs et cette histoire dont l’artiste ne se détachera jamais. Yoko apparaîtra en robe de mariée, parfois nue, souriante, impassible, jusqu’a plongée dans un profond sommeil, recouvertes de fleurs qui n’ont cette fois plus qu’une couleur, celle du deuil et du recueillement. Les jours suivants sa mort, Araki dirigea son objectif vers le ciel. Et il l’immortalisera durant cinquante année de sa vie, ce ciel qui n’est pas un et qui revêt un manteau différent selon le moment vécu. Qu’importe sa teinte, il restera indissociable de Yoko.
Cordes et âmes
Lors de sa rencontre avec Jérôme Neutres, l’artiste nuance : « Le bondage n’est pas la même chose que le kinbaku. Au Japon, la technique du kinbaku à sa source dans le hojôjutsu, l’art martial du ligotage, une technique ancestrale. L’esprit du kinbaku est donc différent de celui du bondage, car quand on parle de bondage, cela sonne comme une mode »
Des photographies de corps suspendus, tendus, comme s’ils étaient parfois sur le point d’imploser, mettent à l’honneur la production la plus populaire d’Araki. Mais à ces corps torturés, en apparence, s’opposent l’expression des visages de ces femmes, impassibles, qui restent reines de la situation malgré la multitude de noeuds qui rendent tout mouvement impossible. Elles ne sont pas soumises. Elle expriment ni souffrance, ni extase : seulement un regard imperturbable, qui se détourne parfois du spectateur ou le fixe frontalement, comme une provocation ou un défi. Si Araki s’est vanté d’avoir couché avec tous ses modèles avant chaque cliché, l’esthétique prédomine avant tout sur la pratique du kinbaku et l’acte sexuel. Tout est mise en scène, tout est jeu, crée et immortalisé par l’artiste lui même : « La photographie impose une relation avec le sujet » précise-t-il.
Ces séries se présentent comme un détournement de cet art ancestral japonais, cet art lui même qui détourne la photographie chez Araki. La photographie prend sa source dans le kinbaku qui ligote les gens. Le déclenchement de l’obturateur les mets en boîte.
Être en boîte, c’est parfois l’impression que peut ressentir tout visiteur au sein de l’espace des expositions temporaires du musée Guimet, qui pèche par son manque de lumière zénithale et sa superficie limitée. L’agence japonaise A to Y, en charge de la scénographie de l’exposition, réussit toutefois à contourner ce problème en optant pour de larges perspectives tracées par de hautes cimaises blanches. Une mise en espace graphique pour une oeuvre qui l’est tout autant, le défi est relevé pour la conception de l’espace de cette exposition.
Retour vers le passé
Jérôme Ghesquière, responsable des collections photographique du musée Guimet, propose dans son essai et dans l’exposition, un face à face inédit entre la production photographique d’Araki et le Japon ancestral, dans lequel il prendrait sa source. De nombreuses photographiques datant de l’ère Meiji sortirent ainsi des fonds photographiques du musée, pour tracer un parallèle thématique et esthétique avec l’oeuvre d’Araki. Chrysanthèmes sur fond neutre, jeunes femmes dénudées mises en scène, prisonnier ligotés selon l’art du Kinbaku, ses clichés du XIXè siècle ancrent la production d’Araki dans la création ancestrale japonaise, et la suite de l’exposition tend à aller bien au delà du pays du soleil levant.
Quand il ne photographie pas dans une chambre d’hôtel, le photographe arpente les rues japonaises, et immortalise tout ce qui l’entoure, à un rythme frénétique. Toiles d’araignées de lignes électriques caractéristiques des ruelles japonaises, enfants jouant au pas de course, terrain d’herbe en proie à l’urbanisme tokyoïte grandissant : Araki cherche à abolir toutes les frontières qui peuvent être établies entre l’art et la vie. S’il considère la photographie comme la vie, certains approchent alors sa production des années 60-80 du mouvement fluxus. Un visage bien loin de l’unique photographe à femmes ligotées que le visiteur pouvait avoir en franchissant la première salle de l’exposition.
Technicolor
À la manière des colorations des photographies de l’ère Meiji, où les couleurs sont apposées sur les épreuves monochromes, Araki se présente parfois comme photographe calligraphe, ou peintre photographe. À ses modèles monochromes, il superpose de gros aplats de couleurs brutes, qui ne se contentent pas de colorer les images mais bien de leur conférer toute une puissance expressive. La danse d’un modèle est ainsi accompagnée de grandes vagues de couleurs verticales, projetées de gauche à droite. L’une, plus mélancolique, émerge d’un noir profond, nuancé par un rouge vif qui semble répondre à ce regard perdu au loin. Un ciel, encore, qui se teinte d’un ton doré, rappelant peut être des temps meilleurs.
Sur certains clichés imprégnés de l’esthétique kinbaku, il trace au pinceau et à l’encre de chine des caractères japonais qui jouent souvent avec le modèle représenté. L’éloge de l’ombre de Jun’ichirô Tanizaki se voit ainsi détourné en Élogesdes poils lubriques, dans un cliché plus qu’évocateur. Du détournement de maximes fondamentales du bouddhisme aux recueils de haïkus du début du XXè siècle, c’est tout un pan de la littérature japonaise qui se retrouve détourné dans cette série de photo calligraphiées.
Tokyo Tombeau
Série inédite produite pour l’exposition, Tokyo Tombeau se présente comme la conclusion bouleversante de la retrospective d’un homme aux mille visages, qui, à l’instar d’un Hokusai qui se définissait comme un vieux fou de dessin, se définit lui-même comme un Shakyô rôjin, un vieux fou de la photo. Plus qu’une conclusion, Tokyo Tombeau est un testament visuel, d’un artiste malade et qui, selon ses mots encore « à déjà un pied dans la tombe ». Les cimaises blanches se teintent de noir. Autour d’une statue représentant Amida formant le sceau de la concentration de l’époque d’Edo (1603-1868), une série de photos, présentées comme une peinture japonaise sur rouleau. Des photographies de Yoko, de ruelles, d’enfants, de panneaux publicitaires, d’objets perdus … Des clichés des années 70 aux plus récents qui selon lui, seront pris depuis l’Au-delà.
Dans son entretien avec Jérôme Neutres, le photographe confie : « Mes premières photos de fleurs étaient d’ailleurs des fleurs de cimetière, higan bana. » Et si les fleurs de la première salle de l’exposition, ne renvoyaient-elles pas à l’érotisme, mais à la mort ? Cette frise qui serpente autour de la figure mystique d’Amida dans cette dernière salle, se termine sur un ciel. Un choix fort de sens. Ce ciel, c’est la mémoire de Yoko, qu’il n’a jamais oubliée. Si les représentations de ciels immortalisant les jours sombres après le décès de son épouse, disparaissent vers le milieu de l’exposition pour laisser place aux sulfureux clichés de kinbaku et de la vie tokyoïte, le souvenir de Yoko, lui, ne s’est jamais estompé et ce ciel en conclusion de l’exposition, est peut être le plus beau message que l’artiste pouvait lui adresser. Ce ciel qui annonce le crépuscule, qui occupe les trois quart de la photographie, ne laissant que très peu de place à cette petite ville, cette vie, que s’efface.