A Helsinki, la tentation des zones d’influence
Par Isabelle Mandraud, Helsinki, envoyée spéciale, Gilles Paris, Helsinki, envoyé spécial - Le Monde
Moscou pourrait tirer profit de la remise en cause systématique par Trump des piliers de l’ordre mondial mis en place par Washington après la seconde guerre mondiale.
La perspective d’un départ américain de l’OTAN est restée à l’état de menace au cours du sommet organisé les 11 et 12 juillet à Bruxelles – un levier manifestement utilisé par le président des Etats-Unis pour obtenir un engagement plus consistant de ses alliés à augmenter leurs dépenses de défense. Donald Trump l’a revendiqué comme un succès personnel, renouvelant son attachement à une organisation qu’il a souvent critiquée.
Ces relations ambivalentes avec l’Alliance atlantique s’inscrivent dans une remise en cause systématique des piliers de l’ordre mondial mis en place par Washington après la seconde guerre mondiale. Aucune instance multilatérale n’échappe à ses diatribes. Aucun des alliés historiques des Etats-Unis n’est épargné par ses décisions, qu’il s’agisse de la sortie de l’accord sur le nucléaire iranien ou des taxes sur les importations, qui visent à rééquilibrer une balance commerciale lourdement déficitaire.
Son jugement sur l’Union européenne (UE), conçue selon lui pour nuire aux Etats-Unis, s’inscrit dans le même registre. Favorable au Brexit, le président américain préférerait des relations bilatérales avec chacun des pays européens.
Donald Trump n’a pas formulé pour autant une véritable alternative à cet ordre décrié. Il s’est contenté de revendiquer un très vague « réalisme basé sur des principes », rompant avec les idéaux jugés dévastateurs du néoconservatisme, et un recentrage sur les seuls intérêts américains, tournant le dos à l’interventionnisme des trois dernières décennies. Sa première véritable rencontre avec Vladimir Poutine, à Helsinki, lundi 16 juillet, va donc mettre à l’épreuve ces instincts unilatéralistes.
Un souci de recentrage
Sur au moins deux dossiers qui tiennent à cœur à son homologue – l’annexion de la Crimée et la Syrie –, Donald Trump a alimenté l’ambiguïté. Avant de quitter Bruxelles, jeudi, il a assuré « ne pas être content » d’une annexion qui a provoqué l’adoption de sanctions européennes et américaines, tout en semblant rejeter une part de la responsabilité sur son prédécesseur, Barack Obama, et en reconnaissant avec une dose de fatalisme que Moscou multipliait sur le terrain des faits accomplis.
Le lâchage par Washington des rebelles syriens de Deraa avant la chute de la ville, jeudi, a souligné la tentation du président des Etats-Unis d’un retrait, qui ferait les affaires de son homologue russe. Il a fallu la pression de son secrétaire à la défense, James Mattis, pour qu’il ne retire pas avant l’été les forces spéciales déployées dans le nord-est de la Syrie, tout comme le Pentagone avait dû longuement argumenter en août 2017 afin d’obtenir son feu vert pour un accroissement modeste du contingent déployé en Afghanistan.
Ce souci de recentrage sur les seuls intérêts américains est compatible avec la vision d’un monde divisé en sphères d’influence aux dépens des Européens. Le 28 avril, recevant le président du Nigeria, Muhammadu Buhari, Donald Trump avait rappelé que les Etats-Unis voulaient « de moins en moins être le gendarme du monde ». Cette posture le rapproche de deux anciens présidents américains, Thomas Jefferson (1801-1809) et Andrew Jackson (1829-1837), hostiles à tout engagement durable des Etats-Unis en dehors de leurs frontières.
Vladimir Poutine pourrait en tirer le plus grand bénéfice, lui qui n’a cessé de réclamer un « monde multipolaire » en vilipendant celui « d’un unique maître, d’un unique souverain », les Etats-Unis. Formé à l’école du KGB, le chef du Kremlin rêve d’un nouveau Yalta où les deux puissances de l’après-guerre se partageraient le monde. Il a, pour cela, troqué l’idéologie communiste disparue pour le rouski mir, le « monde russe ». La propagande, adaptée aux temps modernes, les centres culturels essaimés, la religion, en mission pour la « défense des chrétiens d’Orient », sont autant d’outils mis à contribution.
Le Kremlin, un interlocuteur incontournable
Exclu du club des pays les plus influents, le G8, devenu la réunion du G7 après l’annexion de la Crimée et le conflit dans l’est de l’Ukraine, le dirigeant russe est parvenu à briser son isolement avec l’intervention militaire en Syrie lancée en septembre 2015, en soutien à Bachar Al-Assad. Démonstration de force à l’appui, le Kremlin s’est s’imposé comme un interlocuteur incontournable. Et comme son homologue américain, dont il partage le goût prononcé pour les rencontres bilatérales, Vladimir Poutine a un objectif : affaiblir l’UE, perçue comme un obstacle à ses visées géopolitiques.
L’Eurasie, ce projet d’alliance tournée vers l’Est, sur lequel il s’est appuyé avec plus ou moins de succès, n’est plus la priorité. Aujourd’hui, le Kremlin voit plus grand en concentrant son attention sur tout le Moyen-Orient ou sur le continent africain, comme en témoigne la récente tentative de médiation russe en Centrafrique entre le gouvernement et les groupes armés, finalement écartée par Bangui.
Vendredi, le conseiller diplomatique de M. Poutine, Iouri Ouchakov, a donné la liste des derniers invités de Moscou : le leader palestinien Mahmoud Abbas (qui succède ainsi au premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou), le président du Soudan, Omar Al-Bachir, son homologue du Gabon, Ali Omar Bongo, l’émir du Qatar Khalifa Al-Thani, la Croate Kolinda Grabar-Kitarovic et Emmanuel Macron.
Ce dernier « partagera ses pensées » et « nous informera des résultats du sommet de l’OTAN », a cru bon de préciser le diplomate. A l’Elysée, on souligne que cette rencontre au Kremlin avant la finale du Mondial visait « à impulser de nouveaux progrès » pour rapprocher les positions sur la crise syrienne. Le cas Oleg Sentsov, cinéaste en grève de la faim, a bien été évoqué. Et le dossier de l’Ukraine était aussi sur la table.