Par Caroline Rousseau - Le Monde
Le 24 janvier, Christie’s vendra aux enchères la garde-robe de Catherine Deneuve dessinée par Yves Saint Laurent pendant près de quarante ans.
Cela a failli tomber le même jour. Et puis les deux maisons se sont entendues. Le 23 janvier, Cornette de Saint Cyr mettra en vente cent pièces Yves Saint Laurent issues de la garde-robe de la femme d’affaires et mécène libanaise Mouna Ayoub, dans ses locaux du huitième arrondissement de Paris. Le lendemain, à deux pas de là, Christie’s proposera 270 lots signés du couturier et appartenant à Catherine Deneuve : 150 lots sous le marteau de la commissaire-priseuse Camille de Foresta, et près de 120 autres, enchérissables sur Internet uniquement, du 23 au 30 janvier.
En tout, près de 400 vêtements et accessoires du couturier, mort en 2008, qui racontent deux histoires très différentes. Mouna Ayoub a commandé et payé les pièces haute couture dont elle se sépare aujourd’hui. Elle les a portées, bien sûr, mais a surtout investi. Ces vestes précieuses sont aujourd’hui estimées à 30 000 euros – comme le célèbre modèle Iris, Hommage à Vincent Van Gogh, du printemps-été 1988, et ses milliers de paillettes repeintes une à une et brodées par Lesage qui restituent l’illusion des coups de pinceaux du peintre.
« Mouna Ayoub a choisi dans la haute couture Yves Saint Laurent les pièces les plus emblématiques de chaque collection, entre 1988 et 2001, et n’a acheté que du cocktail et du soir. Pour le jour, elle allait chez Chanel », explique Hubert Felbacq, directeur du département luxe et vintage chez Cornette de Saint Cyr. Une sorte de best of de la maestria d’YSL.
Ce qui se cache dans les plis des robes en crêpe doublé de satin de soie de Catherine Deneuve est d’une autre nature. On plonge étrangement dans le quotidien d’une star qui a toujours protégé jalousement sa vie privée, ainsi que dans l’intimité d’une femme sur plusieurs décennies. Les souliers disent qu’elle chausse du 37 ; un accroc reprisé dans un voile de mousseline chocolat témoigne qu’elle a dû y coincer son talon ; une bande de tissu noir ajoutée autour d’un zip dans le dos d’une robe tout en sequins a permis de gagner quelques centimètres de tour de taille ; cette robe colonne, si simple en apparence, qui, haute couture oblige, gaine le corps grâce à un corselet invisible de l’extérieur, est d’une sensualité affolante : le petit tube avec baleines s’arrête sous la poitrine pour laisser les seins libres au-dessus… Les centaines de vêtements (issus à 90 % des collections haute couture, pour ce qui est de la vente sous le marteau) et accessoires composent moins une collection qu’une vraie garde-robe personnelle.
Un vestiaire taillé pour séduire
La genèse de l’amitié entre Catherine Deneuve et Yves Saint Laurent a été racontée mille fois. En 1965, la jeune première de 22 ans s’apprête à être reçue au palais de Buckingham, et débarque rue Spontini, dans le seizième arrondissement de Paris, dans les locaux de la maison fondée par le couturier transfuge de Dior et son compagnon, Pierre Bergé (actionnaire du groupe Le Monde de 2010 à sa disparition, le 8 septembre 2017).
Dans ses mains, une page découpée dans Vogue montrant une robe de la collection de l’année précédente. C’est son mari, le photographe de mode David Bailey, qui lui a conseillé d’aller chez « le couturier qui monte ». L’année suivante, Yves Saint Laurent dessinera les ensembles, robes et manteaux qu’elle porte dans Belle de jour (1967), de Luis Buñuel, et qui jouent un rôle à part entière dans le film. Il ne cessera plus de l’habiller, jusqu’à ses adieux à la mode, en 2002.
MILLE HISTOIRES DE CINÉMA, D’AMOUR, D’AMITIÉ, AUSSI GLAMOUR QU’INTIMES, ÉMAILLENT CETTE VENTE.
Ce vestiaire, que le public peut découvrir pendant quelques jours chez Christie’s en janvier, est la synthèse du génie Saint Laurent : des tenues – tailleurs, blouses, vestes, trenchs, paletots – efficaces le jour et, pour la nuit, des pannes de velours lamées or, des broderies lumineuses, des motifs léopard, des noirs, des pastels, des verts profonds ou acides, des rouges incendiaires, des transparences, des fentes haut sur la cuisse qui ne s’ouvrent que quand on marche, des bustiers, des drapés-noués, des décolletés plongeant sur les reins, des smokings courts ou longs… tous taillés pour séduire.
La vente Deneuve-Saint Laurent est un millefeuille qu’on peut décomposer à l’envi – on ne sait d’ailleurs trop par où commencer. Elle doit sa saveur aux superpositions de couches différentes mais indissociables les unes des autres. Mille histoires de cinéma, d’amour, d’amitié, aussi glamour qu’intimes, émaillent cet événement, qui n’a lieu aujourd’hui que parce que le château de Primard, à Guainville (Eure-et-Loir), propriété de l’actrice dans laquelle elle stockait ces tenues, vient enfin de trouver preneur…
« Elle est notre plus grande star, il était notre plus grand couturier. Entre eux s’est tissée une relation qu’on ne peut à aucun moment comparer avec celles qui lient aujourd’hui les maisons de mode et les personnalités qui portent leurs vêtements », résume Dominique Deroche, qui travailla pendant plus de quarante ans aux relations presse d’Yves Saint Laurent et rappelle que, si « Mademoiselle Deneuve » n’a pas acheté ces vêtements, elle les a portés lors d’innombrables représentations officielles et, très souvent, dans sa vie personnelle, sans jamais être rémunérée pour le faire.
Encore aujourd’hui, le couple amical Deneuve-Saint Laurent incarne le tandem parfait de la star et du couturier, le maître étalon, toujours copié, jamais égalé. C’est à la fois le moule dans lequel toutes les marques voudraient fondre leur styliste et leur égérie, et le symptôme d’une autre époque, où tout semblait plus authentique, moins marketé… Epoque où ces deux monstres de provocation et d’élégance cultivaient une relation épistolaire d’un romantisme presque daté. À cet égard, le catalogue de la vente donne à voir quelques-uns de ces nombreux mots doux manuscrits.
Des tenues très cinématographiques
Cardigan et fourreau blanc lors du Festival de Cannes en 1994, au côté du président du jury, Clint Eastwood ; robe en mousseline noire et plumes d’autruches roses à la cérémonie des Oscars en 1993, l’année d’Indochine, de Régis Wargnier ; capeline en paille naturelle, portée dans La Sirène du Mississipi, de François Truffaut, en 1969…
« CES PIÈCES SONT DIFFICILES À ESTIMER, CAR ELLES SONT BIEN PLUS QUE DE LA COUTURE. » CAMILLE DE FORESTA, COMMISSAIRE-PRISEUSE
Le catalogue de Christie’s, très cinématographique, notamment avec quelques mots du cinéaste Jean-Paul Rappeneau (en plus des textes de trois costumières et du journaliste et documentariste Loïc Prigent), place souvent en regard la pièce en vente et une photo de Catherine Deneuve la portant. Par son estimation, le lot 12 se distingue : il s’agit d’une robe de soie courte, perlée mauve et cristal, brodée par Lanel, et affichée 3 000-5 000 euros. Le cliché noir et blanc qui lui correspond date de 1969 et montre Catherine Deneuve, avec Philippe Noiret et François Truffaut, lors d’une soirée au cours de laquelle elle rencontra Alfred Hitchcock…
Même sans être un expert, on se dit que les estimations sont étonnamment basses. Quand une robe courte neuve de prêt-à-porter coûte actuellement en boutique entre 1 200 et 2 000 euros, on parle ici de 600-800 euros pour le tailleur habillé de faille noire à pois blancs et tee-shirt de crêpe blanc, printemps-été 1986, porté par Deneuve le 6 mai 1986, quand elle découvre le nouveau buste de Marianne à son effigie aux côtés de François Léotard, alors ministre de la culture… Combien pour le long et savant travail des petites mains ? Combien pour ressentir le miracle de l’allure Saint Laurent, rendu possible par la précision d’une ligne d’épaules ? Combien pour le symbole républicain ? Combien pour endosser la veste d’une icône ? Impossible de savoir à quel montant partira l’ensemble de cette garde-robe.
« Il est très difficile de priser ces pièces [leur fixer un prix] qui sont bien davantage que de la couture par leur relation avec le cinéma et par la personnalité et la vie de mademoiselle Deneuve, explique Camille de Foresta. On a donc pris le parti de faire comme si les critères d’ordre sentimental n’entraient pas en ligne de compte. On a estimé les tenues d’un point de vue pragmatique, en fonction de l’année de création, de l’état du vêtement ou encore de la complexité technique de la robe, en gonflant un peu celles qui avaient été portées à Cannes ou aux Oscars… »
On sait aujourd’hui que Loulou de la Falaise, décédée en 2011, et proche collaboratrice du couturier, possédait d’innombrables pièces YSL, tout comme Betty Catroux, sa muse et amie, et que ces collections pourraient, dans les années à venir, faire l’objet de fabuleuses enchères. Car c’est une époque qui est en train de disparaître : les proches, les grandes clientes, les amoureuses de la première heure s’en vont ou ne portent plus ces pièces haute couture…
Si les maisons de vente identifient les collections de vêtements, c’est-à-dire qu’elles parviennent à savoir quelle cliente peut détenir des pièces intéressantes, personne ne pouvait deviner que Catherine Deneuve mettrait ses tenues aux enchères, ni quand elle le ferait. « Et l’on ne pouvait pas savoir véritablement ce qu’il restait chez elle… C’est très rare, une garde-robe complète comme celle-ci », ajoute la commissaire-priseuse, qui savoure encore la surprise de s’être vu confier cette vente par François de Ricqlès, président de Christie’s France pour quelques mois encore.
Cette vente aurait-elle d’ailleurs pu advenir du vivant de Pierre Bergé, mort en 2017 ? « Cela lui aurait déplu, confie avec un certain sens de l’euphémisme un ancien proche de l’homme d’affaires sous couvert d’anonymat. Que ces vêtements ne rejoignent pas les archives de la Fondation et aussi que Christie’s s’en charge… Après la fameuse vente de la collection Bergé-Saint Laurent de 2009 [orchestrée par François de Ricqlès], il s’était plutôt rapproché [du principal rival] Sotheby’s. »
Rien n’aurait évidemment été pareil du vivant de M. Bergé. On n’aurait certainement pas vu non plus se former le duo Dominique Deroche-Olivier Châtenet… La première est donc l’ancienne directrice de la communication du couturier, le second, consultant en patrimoine de mode, a cofondé la marque E2 à la fin des années 1990. Il a aussi accumulé plus de 3 000 pièces griffées Yves Saint Laurent, avec une passion assumée pour la ligne de prêt-à-porter Rive Gauche. Une (petite) partie de sa collection a d’ailleurs servi à habiller les comédiennes du film Saint Laurent (2014), de Bertrand Bonello, qui n’avait pas reçu l’aval de M. Bergé.
C’est Madison Cox (actionnaire du groupe Le Monde), président de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent et veuf de l’homme d’affaires, qui a fait appel, fin 2007, à leur science et leur enthousiasme pour organiser, enrichir et documenter le fond de la ligne Rive Gauche car la Fondation s’était jusque-là surtout préoccupée de ses archives haute couture. Puisqu’il était opérationnel, Christie’s a tout naturellement fait appel à ce tandem en tant que consultants.
Une éternelle fidélité
Mi-décembre, au Musée Yves Saint Laurent, avenue Marceau, à Paris, dans une pièce qui fut longtemps le bureau de Pierre Bergé, ils ont tellement à dire sur chaque vêtement, chaque coupure de presse retrouvée, chaque photo dénichée d’une robe portée, chaque souvenir ravivé, que leurs mots s’entremêlent.
« UN CRÊPE DOUBLÉ D’UN SATIN DE SOIE, C’EST UNE ARMURE INCOMPARABLE POUR AFFRONTER UN PUBLIC. » DOMINIQUE DEROCHE, EX-DIRECTRICE DE LA COMMUNICATION D’YSL
« Vous savez que Catherine s’y connaît vraiment ? Elle identifie les tissus, les matières, et elle est capable de vous dire si c’est du droit fil. Quand elle ne sait pas, elle demande, et elle retient », raconte Dominique Deroche, devant un Olivier Châtenet qui acquiesce : « Saint Laurent et Deneuve, c’est vraiment la rencontre de deux sensibilités et de deux intelligences. Deux curiosités, deux audaces. » « Oui, il a trouvé en elle la liberté qu’il aurait voulu avoir et elle a trouvé chez lui la carapace d’un vêtement qui la porte, précise Dominique Deroche. Vous savez, un crêpe doublé d’un satin de soie, c’est incomparable comme armure pour aller affronter un public. » On imagine.
La force qu’a donnée Saint Laurent à Deneuve à travers ce vestiaire sur mesure et la reconnaissance qui en découle expliquent en partie que l’actrice reste indissociablement associée à la maison. Même après la mort de son « cher Yves », et alors que le monde du luxe connaissait des mutations structurelles, l’actrice a toujours été aux premiers rangs des défilés de la marque, que le directeur artistique soit Stefano Pilati, Hedi Slimane ou Anthony Vaccarello. Il y a trois semaines, elle accompagnait ce dernier à New York pour la projection de la version restaurée de Belle de jour à l’occasion des 50 ans du film. La vente de sa garde-robe ne devrait rien changer à cette fidélité-là, qui semble transcender toutes les séparations.
Mais il n’est pas simple de renoncer à ce que l’on a tant aimé. La comédienne a ainsi eu quelques regrets et opéré de menus changements après avoir confié ses trésors à Christie’s. Elle a retrouvé au fond d’un tiroir le boa en plumes d’autruche qu’elle portait sur des photos prises au Cirque d’hiver en 1974 en compagnie de Marcello Mastroianni, complétant ainsi la longue robe de mousseline de soie imprimée mauve et vert (lot 28) et la pochette en python argenté (lot 27). Elle a repris telle autre pièce s’exclamant en la voyant photographiée « Mais je la porte encore, celle-là ! » et surtout voulu qu’on lui rende une petite veste des années 1970. « J’étais marrie, se souvient Camille de Foresta. J’ai un peu insisté pour savoir si elle était sûre et certaine… Elle a seulement dit oui. Elle a dû sentir ma déception et nous en a donné une autre de la même année pour me consoler. »
Personne n’a osé demander à Catherine Deneuve pourquoi elle tenait tant à cette veste. Quel souvenir lui était associé. Quel film, quel homme, quel moment, quelle personne n’a-t-elle soudain pas voulu quitter ? Quand bien même aurait-on sans délicatesse posé la question qu’on n’aurait certainement jamais su la véritable raison. Tel est le mystère insondable de ces centaines de vêtements qui ont accompagné l’actrice dans sa carrière et dans sa vie : ces films que l’on se fait sur qui les a touchés et sur ces kilomètres de soie qui l’ont touchée, elle, Deneuve.
Vente Deneuve et Saint Laurent chez Christie’s, 9, avenue Matignon, Paris 8e, le 24 janvier à 14 h 30. Il est possible de découvrir les lots mis aux enchères lors de l’exposition qui se tiendra du 19 au 24 janvier à midi.