Une foule énorme manifeste à Alger pour exiger la fin du régime
Par Ali Ezhar, Alger, correspondance
Pour la sixième semaine d’affilée, les Algériens mobilisés réclament le départ de l’ensemble des dirigeants, et pas seulement celui du chef de l’Etat, Abdelaziz Bouteflika.
Elle est arrivée avec un balai et s’est mise à nettoyer la chaussée. « Ils sont en train de partir, ils sont en train de partir », raille cette vieille dame enroulée dans son haïk, un vêtement traditionnel, et un drapeau algérien, en comparant les mégots et la poussière qu’elle éparpille aux hommes politiques algériens. Autour d’elle, des jeunes éclatent de rire face à son spectacle improvisé. Un peu plus loin, on se prend en photo avec un personnage qui a revêtu le costume rayé du bagnard et qui porte autour du cou une carte d’Algérie enchaînée sur laquelle est écrit « libérez-nous ». A côté, une enfant, dans le bras de son père, s’est accrochée au dos un bout de carton d’où l’on peut lire « je veux grandir dans un pays moderne ».
Vendredi 29 mars, sous un soleil cuisant, des centaines de milliers d’Algérois ont englouti le centre-ville de la capitale pour crier, sans s’essouffler, « dégage » au clan Bouteflika, « dégage » au pouvoir en place et « dégage » au FLN. Une foule immense et dense s’est étirée de la grande poste à la rue Didouche-Mourad. Impossible de faire quelques pas au milieu de cette masse verte et rouge sans être percuté ou compressé par les marcheurs.
Au-delà d’Alger, presque toutes les wilayas (préfectures) du pays ont été secouées par ces manifestations exceptionnelles rassemblant au total des millions d’Algériens même s’il n’existe aucun décompte officiel. « Si tu enlèves les grabataires, les nourrissons, les malades, j’en suis sûr que c’est la moitié du pays qui est sortie : 20 millions de personnes, ce n’est pas rien », s’amuse à dire Mahmoud, un quinqua sans emploi.
Comme lui, personne ne voulait manquer ce nouveau vendredi de mobilisation et pour cause, « il faut continuer à mettre la pression sur le système qui est en train de se fissurer », résume Zineb, 26 ans, commerciale. Surtout après les récentes déclarations du général Ahmed Gaïd Salah qui a demandé mardi 26, l’application de l’article 102 de la Constitution, prévoyant l’empêchement du chef de l’Etat pour incapacité à exercer ses fonctions. « C’est une énième combine du pouvoir », s’insurge Malik, 58 ans, venu en famille pour dire « que tout le monde s’en aille ».
« ON NE VA TOUT DE MÊME PAS DEMANDER DES SOLUTIONS À DES PERSONNES QUI SONT LA CAUSE PRINCIPALE DES PROBLÈMES »
ANIS, 23 ANS
La proposition du général n’a ni calmé et ni rassuré la foule, bien au contraire. Cette manœuvre politique est perçue comme une tentative de plus pour sauver le régime en place et pour apaiser – pour ne pas dire briser – la contestation nationale. « Le peuple est encore sorti pour dire que nous comprenons votre ruse mais nous n’allons rien céder, ajoute Zineb. Il n’est pas question d’enlever un pion pour en mettre un autre. Gaïd Salah et Bouteflika ont environ 80 ans comme ma grand-mère qui passe ses journées à regarder la télé ou à s’occuper de ses petits-enfants même si elle a du mal à me reconnaître. Pourquoi ils veulent continuer à gouverner ? »
Face à l’armée, le peuple veut rester « vigilant et concentré ». L’immixtion du général dans le débat politique est perçue comme suspect, beaucoup trop même. « Gaïd Salah fait parti de ce pouvoir, il a longtemps soutenu Boutef. On ne va tout de même pas demander des solutions à des personnes qui sont la cause principale des problèmes, argue Anis, 23 ans, étudiant en musique. Nous ne faisons aucune confiance aux représentants de l’Etat y compris Gaïd Salah. Nous sommes face à un pouvoir assassin qui peut à n’importe quel moment nous tirer dessus. » Personne ne souhaite que l’armée face un putsch et s’accapare du pouvoir. « Ce n’est pas ce que l’on veut, mais c’est un scénario possible », souffle Abderrahmen, un militant des droits de l’homme qui a participé au lancement du collectif « Jeunes engagés pour l’Algérie » le 29 janvier, trois semaines avant la première grande marche pour « la dignité ».
« Il faut que tout le système dégage »
Jusqu’à présent Ahmed Gaïd Salah avait été épargné par le courroux des manifestants ; mais depuis sa sortie, il a réussi, à son insu, à vivifier davantage la mobilisation. « Cette marche, c’est la confirmation de la conscience politique des Algériens », se félicite Djamel, 38 ans. Le général est même devenu le sujet de nouveaux slogans : « Gaïd Salah va profiter du repos éternel. Dégage pour l’amour de Dieu » ; « Gaïd Salah, le peuple veut la démocratie, et non un régime militaire » ; « Gaïd Salah, honte à vous » ; « On ne veut pas un “Al-Sissi” en Algérie, le scénario égyptien ne se reproduira pas chez nous », pouvait-on lire sur les pancartes.
Et l’application de l’article 102 a été largement moquée et détourné par les manifestants avec un sarcasme détonant. « Le numéro 102 que vous avez composé n’est plus valable en 2019. Veuillez consulter son excellence le peuple », s’est amusée à écrire une jeune fille sur sa pancarte. Les marcheurs n’en veulent pas de cet article : ils exigent la démission immédiate du président Abdelaziz Bouteflika et une transition qui puisse permettre l’organisation de nouvelles élections démocratiques. Ils réclament l’élaboration d’une autre constitution et plaident pour une deuxième République qui prône « un état civil et pas un état islamique » comme on a pu l’entendre. « Mais avant cela, il faut que tout le système dégage », martèle Sofiane, venu exprès de Bouira en Kabylie.
Ils sont arrivés au pas de course ou en voitures militaires américaines en criant « l’armée avec le peuple ». Applaudis, enlacés, embrassés à leurs passages, d’anciens soldats, vêtus d’une veste et d’un béret militaires, ont également manifesté : ils ont voulu apporter leur soutien aux marcheurs et dire qu’ils aspirent, eux aussi, à vivre dans un pays libre. « Vous savez, ce n’est pas le terrorisme qui nous a touchés, mais c’est cette administration », assure l’un d’eux qui a quitté l’armée en 2008. A peine sa phrase terminée, sur un immeuble qui fait face à la place Maurice-Audin, un homme déploie un portrait géant du général Liamine Zeroual, l’ancien président de la République (1994-1999). La foule se met à hurler des « non », « enlève », « dégage ». Puis, une voisine arrive d’un autre balcon et arrache le portrait : elle est ovationnée.
Depuis plusieurs jours, le nom de Liamine Zeroual, 77 ans, est cité pour conduire une éventuelle transition. « Il serait utile à la tête du pays, il est honnête », assure l’ancien militaire. Un étudiant l’entend et le reprend : « Non, c’est aussi un homme du pouvoir, c’est lui qui nous a amené Bouteflika. » La discussion s’arrête. Une partie de la jeunesse préfère réclamer à la tête du pays l’avocat Mustapha Bouchachi, ancien président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme.
« Pas de retour en arrière »
Ainsi, pour son sixième vendredi d’affilée, les Algériens ont choisi de répondre à l’armée en investissant massivement les rues du pays. « Pas de retour en arrière », répètent-ils régulièrement. Pas question aussi pour eux de se faire confisquer leur révolution comme on peut le lire sur certaines pancartes. « Tous les discours politiques ne peuvent pas égaler ce que l’on voit dans les marches, souligne l’acteur Kader Affak, 49 ans. Chaque vendredi, il y a un dialogue entre le système et le peuple. Et chaque vendredi, le peuple répond aux propositions du système. Mais tant qu’il n’aura pas reçu l’assurance d’un changement, il continuera à sortir. »
Lors de cette nouvelle marche, les drapeaux amazighs ainsi que le visage de Lounès Matoub, icône de la musique kabyle assassiné en 1998, ont fleuri toute la journée. « Mais nous sommes une Algérie unie contre un système mafieux », veut insister Ahmed, un jeune peintre en bâtiment. Pendant des heures, la foule n’a cessé de chanter son amour pour l’Algérie et pour la liberté. Les plus jeunes ont distribué des bouteilles d’eau, les anciens des tablettes de chocolats. Des anarchistes ont brandi leur fanion rouge et noir. Les vendeurs ambulants de drapeaux se sont multipliés et ont doublé les prix (de 200 à 400 dinars).
Même si la mobilisation s’est déroulée comme toujours dans une joie déroutante, certains manifestants ont durci leurs slogans et ont réclamé justice contre « les voleurs » du régime : « Le seul mandat que vous méritez, c’est un mandat d’arrêt » ; « partir aujourd’hui, c’est mieux que d’être condamné demain » ; « juges, qu’attendez-vous pour commencer à les mettre derrières les barreaux »…
La foule veut faire des rues d’Alger le cimetière du « système ». Elle n’attend qu’une seule chose : la mort du pouvoir. Et ce depuis six semaines maintenant. Elle veut aller au bout de sa révolution pacifique. Mais comme le souligne Smail Mehnana, professeur de philosophie à l’université de Constantine : « Pour que le système dégage, il faut que la révolution soit permanente, qu’elle se maintienne dans le temps pour quelle devienne le nouveau contrat social. »