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Jours tranquilles à Paris
17 août 2018

Don McCullin : onze jours d’apocalypse au Vietnam

Par Alain Frachon, Michel Guerrin, Batcombe, Somerset (Angleterre), envoyés spéciaux

En février 1968, le Britannique rejoint les marines pendant la bataille de Huê. Au cœur de l’horreur, il prend ses photos les plus mémorables.

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Février 1968, bataille de Huê, centre du Vietnam. Sous la pluie, dans la boue, pilonnée au mortier et au lance-roquettes, la compagnie de marines commandée par Myron Harrington, 24 ans, subit de lourdes pertes : partis à 120, début février, ils ne sont plus que 39 à l’issue des combats, un mois plus tard.

Don McCullin les rejoint au pied de la citadelle de l’ancienne capitale impériale du pays. Il passe onze jours avec eux. Sans les quitter. « Vient un moment où mon métier ne ressemble plus à rien. A Huê, je n’étais pas un photographe de guerre, j’étais au bord de l’extrême, dit-il. Dans ces moments-là, le reportage est un voyage dans la folie. » Le long de la rivière des Parfums, les Marines doivent reprendre la vieille ville de Huê, enchevêtrement de pagodes, de douves, de lacs, entourant le palais impérial.

L’armée nord-vietnamienne et ses alliés du Sud, le Vietcong, s’emparent de Huê lors de la grande offensive qu’ils déclenchent à l’occasion du Têt, la fête du Nouvel An lunaire, entre le 30 et le 31 janvier. Ils sont retranchés derrière les remparts de la citadelle. Ils tiennent solidement la ville. Ils arrêtent l’avancée des Marines. Temps froid, ciel bas, averses torrentielles. La compagnie de McCullin est collée au sol par des tirs continus. Nuit et jour, les Marines se planquent dans des trous et des ruines.

« Pourquoi ne m’a-t-il pas tué ? »

Comment photographier sous le feu adverse ? Tout reporter dira qu’il fait comme il peut. McCullin a, lui, une façon très personnelle de s’imposer au temps et à l’espace, observant un protocole précis.

D’abord, la lumière. « Une des phases les plus périlleuses est la mesure de la lumière ambiante, explique-t-il dans ses Mémoires. A moins de mitrailler à tout-va, il faut bien passer par ce moment d’immobilité et de calcul qui fait de vous une cible idéale. » Plaqué au sol, il faut ensuite changer de film : « C’est une autre opération à haut risque. Le dos du Nikon F dont je me servais pour mes premiers reportages au Vietnam n’étant pas monté sur des charnières, je devais, couché sur le dos, mon appareil tenu sur ma poitrine, détacher le couvercle puis tâtonner pas mal à l’aveuglette, sachant que, si je relevais la tête pour voir ce que je faisais, je serais probablement un homme mort. »

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A Huê, du haut de la citadelle, les « snipers » nord-vietnamiens ont les hommes d’Harrington en ligne de mire. Deux marines s’écroulent à quelques mètres de McCullin. Pas lui. « Parce que je portais mes deux Nikons sur le thorax ?, s’interroge-t-il aujourd’hui. Pourquoi suis-je vivant, pourquoi ne m’a-t-il pas tué ? »

En quelques jours, le photographe voit des dizaines de soldats américains tués ou blessés – « la chair taillée à vif » – autour de lui. Un marine a la mâchoire arrachée par une balle. Un autre, la gorge tranchée, se vide de son sang. « Hollywood a rendu la guerre glamour, ce n’est pas glamour, c’est moche et ça pue », dit McCullin.

Il joue sa vie à Huê pour ça, pour montrer le profil barbare de la guerre. Un demi-siècle plus tard, quand la Tate Britain, à Londres, préparant une rétrospective McCullin pour 2019, lui demande de retirer une photo jugée trop dure, le photographe répond : « Pas question ou alors pas d’exposition. » Dans un film des réalisateurs Jacqui et David Morris, consacré à McCullin et diffusé par la BBC en 2015, Harrington, l’officier de la compagnie de marines de Huê, raconte : « Depuis l’arrière, des photoreporters faisaient des allers et retours de moins d’une journée avec nous. » Ils repartaient avec les hélicoptères évacuant les morts et les blessés. « Pour une raison que j’ignore, Don est resté avec notre unité. A plus d’une occasion, prenant un maximum de risques, il a aidé à porter des blessés. »

« JE SUIS DEVENU TIMBRÉ, COURANT D’UN BORD À L’AUTRE DE NOTRE CHAMP DE BATAILLE COMME UN ANIMAL. (…) TOUT À COUP, J’ÉTAIS UN VIEIL HOMME BARBU, LES YEUX CAVES. »

La bataille de Huê restera comme l’affrontement d’infanterie le plus long du conflit américano-vietnamien : un mois de combats, presque au corps-à-corps, à la grenade, au fusil. « Non moins effroyable que les mortiers d’en face, ceux des Nord-Vietnamiens et du Vietcong, la flotte américaine, à 25 kilomètres de la côte, en mer de Chine du Sud, ripostait en balançant ses obus devant nous (…) et il n’était pas moins effrayant de voir passer par-dessus nos têtes les énormes volées de bidons au napalm que les bombardiers Phantom larguaient dans notre dos, vers la citadelle en face. »

Harrington parle de « chaos total ». McCullin avoue : « Je suis devenu timbré, courant d’un bord à l’autre de notre champ de bataille comme un animal. (…) Tout à coup, j’étais un vieil homme barbu, les yeux caves. Je dormais à même le sol, casque à portée de mains, tout habillé, frissonnant avec pour seule couverture un gilet pare-éclats ramassé sur place. »

Saturé d’horreurs, débranché

Paradoxe du grand photographe de guerre, McCullin, dans le « chaos total » de Huê, prend ses images les plus mémorables. L’une d’elles est devenue emblématique de la guerre américaine au Vietnam. Un marine assis, en état de choc, « battle-dress » crasseux, les yeux fixes, regard vide, serre les mains sur le canon de son fusil M16. Il n’est pas physiquement blessé, il est mentalement passé dans un autre monde, saturé d’horreurs, débranché. « Je l’ai pris cinq fois, cinq photos de visage. Les cinq négatifs sont absolument identiques, ses yeux ne bougent pas », raconte le photographe.

« JE N’AVAIS PAS CHANGÉ DE VÊTEMENTS. JE LES AI JETÉS. J’AI PRIS UNE DOUCHE ET, SOUS LA DOUCHE, JE ME SUIS MIS À PLEURER. »

McCullin ne « mitraille » pas à Huê, il compose dans l’urgence. Il saisit l’instant où un marine lance une grenade. Les Nord-Vietnamiens sont à moins de vingt mètres. Pour que le cliché soit bon, il faut une technique très maîtrisée – vitesse de déclenchement rapide et focale adaptée. Il s’en souvient avec précision – « c’était du 250/F8 » – comme il se souvient que, dans les secondes qui suivent, le marine a la main « réduite en chou-fleur » par une balle d’AK-47. Des années plus tard, le marine à la grenade, Harrington et d’autres de la compagnie se réunissent avec le photographe.

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Mais parmi les rescapés de la bataille des remparts, l’un n’est jamais venu à ces rencontres. Ils ne l’ont jamais revu. Il est vivant mais il a disparu. Le marine en état de choc, l’homme au regard vide, reste à ce jour, un visage sans histoire – autre que celle de la bataille de Huê. « Après ces deux semaines, raconte McCullin, je suis retourné en hélicoptère au bureau de presse de la grande base américaine de Da Nang », ville côtière du centre du Vietnam. « Je n’avais pas changé de vêtements. Je les ai jetés. J’ai pris une douche et, sous la douche, je me suis mis à pleurer. » La citadelle tombe le 26 février. Huê est détruite aux deux tiers ; la cité impériale, réduite en ruines. Des milliers de civils ont été tués.

L’offensive du Têt a touché presque toutes les villes du Vietnam du Sud. Elle se solde par un échec militaire majeur pour le Vietnam du Nord et le Front de libération du Sud. En moins de trois mois, l’armée américaine et celle du Vietnam du Sud reprennent le contrôle des villes. Le Nord escomptait une sorte d’insurrection générale de la population sud-vietnamienne. Hanoï tablait sur des défections massives dans l’armée de Saïgon. Rien de tout cela ne se produit – plutôt le contraire.

135 photographes tués ou disparus

Un demi-siècle plus tard, dans la bucolique sérénité des collines du Somerset, McCullin s’autoanalyse à voix haute. Est-ce que le reporter prend parti en rejoignant une unité de marines ? Est-ce qu’il « héroïse » les uns et pas les autres ? Est-ce qu’il choisit son camp ? Longuement, McCullin dissèque la façon dont il a pratiqué le reportage. « Au Vietnam du Nord, un photographe étranger ne pouvait pas travailler librement (…). Au Vietnam du Sud, on était totalement libre, on allait où on voulait », sans la moindre censure.

« JE N’AI PLUS JAMAIS RETROUVÉ PAREILLE LIBERTÉ DANS AUCUN DES CONFLITS QUE J’AI SUIVIS, CETTE LIBERTÉ QUI PERMET DE MONTRER LA DOULEUR ET DE SAISIR, EN DIRECT, LA MORT DE TOUT JEUNES SOLDATS. »

Persuadé d’avoir le soutien de l’opinion avec cette intervention qui s’inscrit dans la guerre froide, contre les communistes, Washington laisse une grande latitude à la presse. Dûment accrédités auprès de l’armée américaine, les journalistes choisissent d’aller où ils souhaitent et, équipés de pied en cap, montent dans les hélicoptères de la Cavalry avec rang d’officier.

La presse dispose d’une carte Priorité 3 ; la Priorité 1 est pour les blessés, la 2 pour les responsables politiques, les soldats n’ont que la 5. McCullin observe : « Je n’ai plus jamais retrouvé pareille liberté dans aucun des conflits que j’ai suivis, cette liberté qui permet de montrer la douleur et de saisir, en direct, la mort de tout jeunes soldats. »

Aucune guerre n’a été aussi intensément photographiée que le Vietnam, aussi près des combats, avec pour conséquence que les images sont dominées par les soldats, plus que par les victimes civiles – contrairement aux conflits des trente dernières années. Rançon de cette liberté laissée à la presse, le nombre de morts est élevé chez les photographes (135 tués ou disparus depuis la guerre française en Indochine). Leur histoire est racontée dans Requiem (Jonathan Cape, 1997), un livre coécrit par deux vétérans de la presse à Saïgon, Horst Faas et Tim Page, tous deux photographes.

Requiem est le récit d’une guerre qui, pour une génération de jeunes journalistes, porte la marque des années 1960, des temps de revendication libertaire avec pour slogan, en forme de raccourci, le triptyque « sexe, drogue et rock and roll ».

On va au Vietnam pour une grande aventure, existentielle et sensorielle, pour couvrir la guerre, certes, et également, écrivent crûment Faas et Page, « pour boire, baiser, fumer de l’herbe et de l’opium », en écoutant les Rolling Stones.

« Un témoin indépendant »

Cet étonnant cocktail imprègne les lignes d’un autre livre, l’un des meilleurs sur le conflit, Putain de mort (Albin Michel, 1980) de l’Américain Michael Herr, envoyé spécial du magazine Esquire à Saïgon. McCullin sympathise avec Herr, il aime son livre. Mais le Britannique n’appartient pas à cette école de journalisme fascinée par l’esthétique démente de la machine de guerre américaine, qui voit dans l’expérience du Vietnam comme la prolongation hystérique de la culture rock de l’époque. Venu de son Londres prolétaire, McCullin est trop « puritain » pour ça, dit John le Carré en préface à l’un de ses livres de photos.

« LES PROSTITUÉES, LES BARS, LES SENSATIONS À BON MARCHÉ, J’AI ESSAYÉ DE ME TENIR À DISTANCE DE TOUT ÇA »

Si McCullin va à la guerre, c’est pour la regarder en face, pas pour la musique. S’il prend des risques, c’est pour être en première ligne des combats, pas pour l’ambiance de Saïgon. « Les prostituées, les bars, les sensations à bon marché, j’ai essayé de me tenir à distance de tout ça », dit-il. Le plus souvent, il travaille seul : « Je suis un loup solitaire, en compétition avec la mort, pas avec mes confrères. » Franc-jeu, il avoue avoir « aimé être à la guerre », mais sans chercher « le grand frisson ».

L’honnêteté journalistique dans la tourmente de la guerre ? « Je n’ai jamais vu les Vietcongs et les soldats nord-vietnamiens comme des ennemis ; j’avais beau débarquer à Huê sous l’apparence d’un marine, je n’y étais pas envoyé par les Etats-Unis, raconte le photographe dans ses Mémoires ; j’étais ce que j’ai tenté d’être chaque fois : un témoin indépendant – mais nullement détaché. » Il parle de la solidarité qui s’installe dans un groupe d’hommes sous le feu. Dans le même souffle, il dit son admiration pour l’invraisemblable courage, l’abnégation, des soldats du Nord : « Les bombardiers lourds B-52 larguaient leurs bombes en un tapis si serré qu’on aurait juré qu’il ne restait rien de vivant sur des kilomètres à la ronde », mais les avions n’étaient pas repartis depuis cinq minutes que ces soldats ressortaient de leurs abris pour tirer sur l’ennemi.

Victoire militaire incontestable, le Têt est une défaite politique pour les Etats-Unis. Les images de ces batailles montrent la combativité inébranlée du Nord. Après trois ans d’une guerre qui commence en 1965 et mobilise près d’un demi-million d’Américains en 1968, l’opinion s’interroge : l’Amérique ne gagne toujours pas ? Pourquoi ? Photos et reportages télévisés touchent le grand public. Les Américains commencent à s’inquiéter. Le nombre de morts et de blessés ne cesse d’augmenter dans une armée qui compte nombre d’appelés dans ses rangs. Elu en novembre 1968, le nouveau président, Richard Nixon, ordonne un début de retrait.

Ni cynique, ni pacifiste

A la guerre, McCullin dit que la peur ne le quitte pas. Il connaît des moments de pure panique : « Moi qui me proclame toujours athée, je me suis surpris, dans une bataille au Cambodge, à supplier – s’il te plaît Dieu, ne me laisse pas mourir, donne-moi une autre chance. » Au Cambodge, justement, en 1970, il a le tympan crevé et reçoit plusieurs éclats d’obus à l’aine et aux jambes.

McCullin parle souvent de ses confrères, les anciens qu’il admire, les Robert Capa, Alfred Eisenstaedt, Margaret Bourke-White, Carl Mydans et ceux qu’il a côtoyés, au Vietnam notamment : Philip Jones Griffiths, David Douglas Duncan, Larry Burrows, son ami Gilles Caron, Henri Huet ou Kyoichi Sawada, parmi d’autres.

Son premier contact avec la guerre n’est pas le Vietnam, où il se rend dès 1964, mais les affrontements de Chypre, la même année, entre communautés d’origine grecque et turque de l’île. « Ce fut mon baptême du feu, le début d’un long voyage à travers la guerre, dit-il. J’ai su que je gardais mon calme, je pouvais prendre des photos dans le chaos et le danger. »

Au fil des conflits qu’il a documentés – en Irlande du Nord, au Proche-Orient entre Israël et ses voisins arabes puis au Liban, en Afrique au Biafra et au Congo, en Amérique centrale au Salvador, en Irak en 1991 –, McCullin se forge une ligne de conduite. « Mes règles », dit-il.

Tout n’est pas permis. Quand on travaille au plus près, quand on côtoie les hommes en armes, le risque est de les inciter à plus de violence encore. A tout le moins, la présence du photographe peut, paradoxalement, banaliser ou normaliser la violence. A Saïgon, il refuse de photographier des exécutions publiques : « Ce n’étaient pas des “exécutions” mais des meurtres purs et simples. Le fait d’accepter de les photographier banalisait ces meurtres aux yeux de ceux qui les commettaient. C’était une façon d’accorder une sorte d’imprimatur, de dire “c’est OK, c’est normal de faire ça” aux exécutants. »

Il y a d’autres limites, subjectives, plus difficiles à définir. McCullin prend des photos de morts, de blessés, militaires ou civils. Il sait que c’est un vol d’intimité – « la photo, c’est du vol », répète-t-il. A Huê, il rampe près d’un marine qui a reçu deux balles dans le bas du visage. Le soldat applique une grosse compresse sur sa blessure. Du sang et de la salive lui coulent sur la figure : « Ses yeux étaient comme deux enfers, hurlant sa douleur. J’ai braqué ma caméra, mais il a fait “non” de la tête, me demandant de m’abstenir. Je me suis éloigné. »

« J’ESSAIE DE MAÎTRISER À PEU PRÈS MA PEUR, MAIS IL N’Y A PAS DE RAISON DE CONTRÔLER MES ÉMOTIONS, ELLES ONT FAÇONNÉ MON REGARD. »

« McCullin ne se protège pas », observe John le Carré. Ce n’est pas seulement qu’il travaille à « l’avant » – on ne le voit jamais avec un téléobjectif. C’est aussi qu’il ne bloque aucun de ses « boutons émotionnels ». « Je ne mets jamais mes émotions de côté. » C’est anormal si la guerre n’éveille pas « la douleur, l’effroi, l’écœurement, l’horreur, la révolte, le dégoût, nous dit-il. J’essaie de maîtriser à peu près ma peur, mais il n’y a pas de raison de contrôler mes émotions, elles ont façonné mon regard. »

« Les rougeoyants enfers qu’il n’a cessé de visiter », poursuit John le Carré, n’ont fait de lui ni un cynique ni un pacifiste. Il photographie d’abord la guerre comme pour dire « on sait qu’elle est atroce, mais on le saura encore mieux en le voyant ».

Son premier recueil de photos s’intitule The Destruction Business (Macmillan, 1971). Il s’attache au combat, qui est le noyau dur de la guerre : des hommes cherchent à en tuer d’autres, qui cherchent à les tuer. Il a réalisé à ce sujet un monument de photo-journalisme en noir et blanc, une œuvre qui reste comme un exceptionnel travail documentaire. Tout est là, dit-il, à Batcombe, « Je vis avec mes fantômes », ceux de Huê et les autres, bien rangés à la sortie de la chambre noire. C’est expliqué sur un ton courtois, maîtrisé, presque badin. Puis, plongé dans une introspection permanente et tourmentée, il s’interroge, encore et toujours : est-ce que ça sert à quelque chose de photographier la guerre ?

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