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Jours tranquilles à Paris
25 mars 2019

Enquête : L’Ecosse dans la mêlée du Brexit

Par Yves Eudes

Les leaders du Scottish National Party (indépendantiste) ont joué un rôle important dans l’opposition à la sortie de l’Union européenne et largement contribué au chaos politique actuel à Londres.

Le 28 juin 2016, cinq jours après le référendum sur le Brexit, la session extraordinaire du Parlement européen, à Bruxelles, s’ouvre dans une ambiance électrique. Devant une salle bondée, l’eurodéputé écossais Alyn Smith se lève, l’air grave, visiblement ému, et se lance dans un discours passionné : « Je suis fier d’être Ecossais, et tout aussi fier d’être Européen. »

Il rappelle qu’à l’inverse de l’Angleterre, l’Ecosse vient de voter pour rester dans l’Union à 62 %, et proclame qu’elle ne va pas se résigner à être exclue de l’Europe contre son gré : « Je veux que mon pays soit internationaliste, coopératif, écologique, juste, européen. S’il vous plaît, chers collègues [en français dans le texte], souvenez-vous : l’Ecosse ne vous a pas laissés tomber, alors à présent ne laissez pas tomber l’Ecosse ! » Etonnés et enthousiastes, des centaines de députés de tous les pays se lèvent pour l’applaudir longuement.

Alyn Smith, un quadragénaire volubile et chaleureux, avocat de formation, est l’un des deux eurodéputés du Scottish National Party (SNP, indépendantiste), qui contrôle le gouvernement autonome d’Ecosse et dispose de 35 sièges au Parlement britannique à Londres. Il est aussi membre du comité exécutif national de son parti et joue un rôle important dans l’élaboration de la stratégie écossaise face au Brexit.

Confusion avec Londres

Rétrospectivement, il espère que son discours a eu un effet durable sur ses collègues continentaux : « Juste après le référendum, de nombreux eurodéputés de différents pays disaient que, dans ces conditions, le Royaume-Uni devait partir le plus vite possible. J’ai voulu les convaincre qu’il fallait poursuivre le débat et laisser la porte ouverte, au cas où… »

Voilà bientôt trois ans que le gouvernement écossais se bat pour demeurer dans l’Union européenne (UE), avec ou sans le reste du Royaume-Uni. Une femme incarne ce combat : Nicola Sturgeon, 49 ans, première ministre et leader du SNP. Cette juriste calme et posée, au sourire discret, a grandi dans les rangs indépendantistes : sa mère était responsable locale du SNP dans un district industriel du sud de Glasgow, et son mari est l’actuel secrétaire général du parti.

« J’AVAIS PRÉVU DE PARTICIPER À QUARANTE DÉBATS, MAIS PLUSIEURS ONT ÉTÉ ANNULÉS, CAR NOUS NE TROUVIONS PAS D’ORATEURS POUR SOUTENIR LE BREXIT »

ALYN SMITH, DÉPUTÉ (SNP) EUROPÉEN

L’activisme de l’Ecosse pour freiner le Brexit a singulièrement compliqué la tâche, déjà ardue, de la première ministre britannique, Theresa May, et contribué à aggraver la confusion à Londres. Il a aussi relancé la grande affaire qui agite cette partie du Royaume-Uni depuis des siècles : l’indépendance, perdue en 1707 mais toujours revendiquée avec ferveur par une partie de la population – notamment les catholiques et la gauche, tandis que les conservateurs et les protestants sont souvent unionistes. C’est ainsi : cette nation de 5,4 millions d’habitants a toujours su conserver sa singularité, mais, en son sein, l’hostilité entre les deux sensibilités est profonde et se retrouve dans le débat sur le Brexit.

En 2014, le gouvernement local avait réussi à organiser un référendum sur l’indépendance et, cette fois, ses partisans étaient persuadés de l’emporter. Mais, pendant la campagne, le gouvernement britannique promet que le Royaume-Uni sera désormais un « partenariat entre égaux ». Cinquante-cinq pour cent des Ecossais se laissent convaincre et choisissent de rester en son sein. Les indépendantistes voient ainsi s’évanouir le rêve centenaire d’un pays « libre ». Comme beaucoup de ses camarades, Alyn Smith songe même à abandonner la politique : « Je me suis dit que j’allais redevenir avocat et qu’au moins, je gagnerais mieux ma vie. »

Mais, dès 2015, les voici remis en selle : lors des législatives, le SNP l’emporte à travers toute l’Ecosse. Puis, quand Londres annonce le référendum sur le Brexit, il se mobilise à nouveau. « Nous ne voulions pas de cette consultation, rappelle Alyn Smith. Chez nous, tous les partis militaient pour le maintien dans l’Europe. » D’où, selon lui, une campagne assez morne : « J’avais prévu de participer à quarante débats, mais plusieurs ont été annulés, car dans certaines villes, nous ne trouvions pas d’orateurs pour soutenir le Brexit. »

Guérilla permanente

Arrive la soirée historique du 23 juin 2016 et le succès du « Leave » en faveur d’une sortie de l’UE. En découvrant ce résultat, les militants du SNP sont traversés de sentiments contradictoires, Alyn Smith en tête : « En ce qui concerne l’Ecosse, nous étions fiers d’avoir accompli notre mission : le maintien au sein de l’UE avait gagné dans toutes les circonscriptions. Mais, en même temps, nous étions inquiets de voir la direction prise par l’Angleterre, qui risquait de devenir un pays dur, xénophobe, agressif. » Cinq jours plus tard, il prononce son fameux discours à Bruxelles.

En 2016, le SNP obtient une majorité relative aux élections du Parlement écossais. Mme Sturgeon peut donc de se maintenir au pouvoir en faisant alliance avec les écologistes. L’année suivante, aux élections anticipées pour la Chambre des communes de Londres, le parti enlève 35 des 59 sièges revenant à l’Ecosse. Dès lors, Edimbourg est en position de force pour examiner tous les scénarios possibles face au Brexit, y compris les plus improbables. « Pour commencer, explique Alyn Smith, nous demandons régulièrement à Mme May de l’annuler, tout simplement. Selon la Cour de justice de l’UE, le Royaume-Uni peut le faire unilatéralement, jusqu’à la veille de la date officielle de la séparation. »

A Londres, le groupe parlementaire SNP est dirigé par Ian Blackford, 57 ans, ancien banquier et homme d’affaires, célèbre pour ses interventions parfois véhémentes. Depuis deux ans, il mène une guérilla permanente contre les projets de loi visant à organiser la sortie de l’UE et à répartir les pouvoirs détenus par Bruxelles. Selon lui, Londres tente d’accaparer ces nouvelles prérogatives au détriment des gouvernements autonomes d’Ecosse, du Pays de Galles et de l’Irlande du Nord, notamment en matière d’agriculture, de pêche, de sécurité alimentaire ou de marchés publics…

En juin 2018, lors d’une séance de questions au gouvernement, M. Blackford accuse même Mme May de « réduire au silence la voix de l’Ecosse » et provoque plusieurs incidents de séance, ce qui lui vaut d’être expulsé. En solidarité avec leur leader, tous les députés SNP quittent la salle.

Propositions radicales

Pendant ce temps, le Parlement d’Edimbourg édicte ses propres lois pour préparer l’Ecosse au Brexit dans une cinquantaine de secteurs, mais, fin 2018, elles sont annulées en bloc par la Cour suprême du Royaume-Uni. Le SNP hurle au « vandalisme constitutionnel ». Dans la foulée, ses députés votent contre l’accord négocié par le gouvernement britannique et l’UE, concourant ainsi aux défaites spectaculaires de Theresa May.

Le SNP fait aussi d’autres propositions, qu’il qualifie de « compromis », alors qu’en réalité, elles sont radicales. Si l’accord avec l’UE finissait par être voté, il souhaite qu’on demande à nouveau l’avis des Britanniques par référendum. Puis, si le Brexit a réellement lieu, il recommande que Londres négocie avec l’UE un statut comparable à celui de la Norvège, qui fait partie du marché unique et applique de nombreux règlements européens.

Autre scénario : le SNP imagine que l’Ecosse et l’Irlande du Nord puissent éviter le choc du Brexit « dur » en restant dans le marché unique, ou au moins dans l’union douanière. Il faudrait alors créer une frontière terrestre pour contrôler le trafic entre l’Angleterre et l’Ecosse. L’hypothèse ne déplaît pas à Alyn Smith : « La frontière ne ferait qu’une centaine de kilomètres et suivrait surtout des cours d’eau. De toute façon, les échanges entre l’Ecosse et le continent se font principalement par bateau et par avion, sans passer par le territoire anglais. »

Alors qu’à Londres le chaos politique ne fait qu’empirer, la stratégie des Ecossais s’adapte. Le 5 mars, les Parlements d’Ecosse et du Pays de Galles se sont coordonnés pour passer simultanément la même motion, réaffirmant leur double opposition à l’accord négocié par Theresa May et à une sortie sans accord, et recommandant le report indéfini de la date du Brexit. Selon Nicola Sturgeon, Ecossais et Gallois ont été réunis par « leur consternation, désormais proche du désespoir, face à la gestion du Brexit par le gouvernement britannique ».

A mesure qu’au Parlement de Londres les majorités ont commencé à fluctuer et à se resserrer, le SNP s’est imposé comme un parti charnière. Le 13 mars, lors d’un vote visant à refuser le « no deal », ses voix ont été décisives : en s’alliant aux travaillistes et aux conservateurs dissidents, il a réussi, de justesse, à mettre la première ministre en minorité. A tout hasard, il a décidé de se préparer aux élections européennes du 26 mai, comme si le divorce n’allait pas se produire. Alyn Smith, qui a déjà effectué trois mandats, a demandé à son parti la permission d’être à nouveau candidat.

Accentuation des clivages

Au cas où le Brexit aurait finalement lieu, le SNP imagine déjà un nouveau référendum sur l’indépendance, dans les mois suivants. Dès 2017, Nicola Sturgeon avait demandé à Londres l’autorisation de l’organiser, mais Theresa May lui avait répondu que le moment était mal choisi. A l’époque, le SNP n’avait pas insisté. Aujourd’hui, c’est différent. Alyn Smith, toujours : « Au bout de cinq ans, nous voyons que la promesse d’instaurer un “partenariat entre égaux” n’a pas été tenue : Mme May ne tient aucun compte de notre vote ni de nos propositions. » Sans compter que, selon lui, certains électeurs avaient voté en 2014 pour le maintien dans le Royaume-Uni, car ils craignaient qu’une Ecosse indépendante soit exclue de l’UE. Le Brexit viendrait donc inverser la donne : l’indépendance sera le seul moyen de rester dans l’UE.

Bien sûr, d’autres scénarios que celui du SNP sont envisageables. Comme dans le reste du Royaume-Uni, le Brexit accapare le débat public et accentue les clivages au sein de la société écossaise. La minorité de brexiters (38 % en 2016) reste mobilisée – comme les pêcheurs, hostiles à l’UE à cause des quotas et du partage des eaux territoriales. De nombreux électeurs ont voté pour l’indépendance en 2014 et pour le Brexit en 2016, au nom de la pleine souveraineté de l’Ecosse. Si un nouveau référendum sur l’indépendance était organisé, certains pourraient cette fois voter pour rester au sein du Royaume-Uni, de peur de… retourner dans l’UE.

En effet, dans l’hypothèse où un gouvernement SNP obtiendrait l’indépendance post-Brexit, sa priorité serait de demander l’adhésion à l’UE : « Si nous allons vite, nous serons réintégrés sans difficulté », affirme Alyn Smith. Avec des limites, tout de même : il ne souhaite pas que la future Ecosse indépendante adhère à l’accord de Schengen sur la suppression des contrôles aux frontières, car « la géographie ne s’y prête pas ».

Il tient cependant à affirmer que les Européens du continent seront toujours les bienvenus en Ecosse, qui est proche du plein-emploi et manque même de main-d’œuvre dans certains secteurs : « Je voudrais m’adresser aux 380 000 ressortissants de pays de l’UE vivant actuellement chez nous. Nous ferons le maximum pour qu’ils restent, et nous sommes prêts à en accueillir de nouveaux » – y compris ceux qui viendraient d’Angleterre, terre devenue inhospitalière.

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