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Jours tranquilles à Paris
11 juillet 2019

Sur les plages de Djerba, la Méditerranée rejette les corps des migrants

Par Lilia Blaise, Tunis, correspondance

Au sud-est de la Tunisie, les naufrages d’embarcations en provenance de Libye rejettent sur les plages les corps de ceux qui voulaient gagner l’Europe.

Sur la plage d’Aghir de l’île de Djerba, au sud de la Tunisie, il y a plus de cadavres que de baigneurs en ce début de mois. Lundi 1er juillet, un canot a coulé au large. Une embarcation partie à l’aube de la ville libyenne de Zouara, à 120 kilomètres à l’ouest de Tripoli, avec quatre-vingt-six personnes à bord. Trois ont été repêchées vivantes. La mer rend les autres, une à une.

« Moi, j’en peux plus. Là, c’est trop. » Chemseddine Marzoug, le pêcheur qui depuis des années offre une dernière demeure aux corps que la mer rejette, dit son ras-le-bol. « J’ai enterré près de 400 cadavres et, là, des dizaines vont encore arriver dans les jours qui viennent. Ce n’est plus possible, c’est inhumain et nous ne pouvons pas gérer ça tout seuls », se désespère le gardien du cimetière des migrants de Zarzis, ville située au sud-est de la Tunisie près de la frontière avec la Libye.

migrants

La mer est calme en ce début d’été. Cela pourrait être un beau début de saison pour les habitués qui ont dressé tentes et parasols. Mais, dans l’air, il y a comme une tension. Une embarcation arrive par la mer, une ambulance de la protection civile par la terre.

« Va faire un tour avec ton enfant et reviens plus tard », demande sèchement un garde national à une rare baigneuse dans l’eau avec son enfant. Sur le bateau, plusieurs gardes maritimes portent des masques.

« Trouver un camion frigorifique »

Dans le canot qu’ils traînent, une forme humaine se devine sous une bâche verte. Rapidement, elle est glissée dans un sac mortuaire et déposée sur le sable. Premier d’un alignement macabre de sept corps repêchés dans la matinée de samedi, auxquels ont été ajoutés sept autres dans l’après-midi.

Et c’est sans compter tous ceux qui ont dérivé vers la plage de Ben Guerdane, plus au sud. « Cette fois, c’est difficile à gérer car le naufrage n’a fait presque aucun survivant. Donc nous avons des arrivées massives de cadavres », raconte Mongi Slim, président du comité régional du Croissant-Rouge à Zarzis et Médenine, pourtant rompu à ces drames.

Ce docteur en pharmacie, qui aide la protection civile, connaît par cœur la procédure. D’abord, il faut déposer les corps à la morgue puis les transporter à Gabès, à plus de deux heures de route où se trouve le médecin légiste le plus proche. Là, des prélèvements ADN sont faits. C’est le seul moyen d’identifier les corps.

« L’urgence, aujourd’hui, c’est de trouver un camion frigorifique pour transporter les quinze corps repêchés. D’habitude, nous n’en avons pas autant, donc c’est plus fluide », raconte-t-il, en habitué des morts de la mer. Entre les appels du gouverneur et ceux de la protection civile, son téléphone sonne sans arrêt. C’est à Chemseddine Marzoug et à lui qu’on s’adresse à chaque naufrage.

Mais en ce début d’été, le pêcheur est en colère. Touché par le drame qui vient d’avoir lieu et pleinement conscient que la fin des patrouilles des bateaux des ONG signifie une recrudescence des cadavres sur ses plages.

Cette fois, si les survivants à la dérive n’avaient pas été secourus par des pêcheurs, après quarante heures dans l’eau, personne n’aurait été au courant du naufrage. « Nous avons pu avoir les informations grâce aux survivants. Les deux Maliens qui ont pu parler nous ont expliqué qu’il y avait au moins une famille et une femme enceinte », précise Lorena Lando, chef de mission de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Le cadavre d’une femme, enceinte de huit mois, a bien été repêché samedi ainsi que celui d’un bébé.

« Je ne veux plus partir en Europe »

Une fois passés par Gabès, ils seront comme les autres enterrés par Mongi Slim dans le nouveau cimetière de Zarzis, ouvert notamment grâce à une campagne de financement participatif. « Sur les pierres tombales, nous nous limitons à un numéro et à la date de la mort, car nous n’avons pas de papiers et aucun moyen de contacter leur famille », regrette-t-il.

Dans le centre d’urgence de Zarzis, Ousmane et Mamadou Kamara, 20 et 16 ans, sont encore sous le choc. Avec un troisième homme encore en soins intensifs, ils sont les seuls survivants. Le quatrième homme repêché, après deux jours accroché au canot, est décédé à son arrivée à l’hôpital ; mort d’être resté trop longtemps dans l’eau froide, sans boire ni manger.

Ousmane, l’aîné des deux frères maliens, s’accroche à son histoire. C’est tout ce qu’il lui reste. « On est arrivé en Libye en 2018, après avoir traversé le désert par le Niger. Là, on a travaillé pour financer la traversée. On voulait partir en Europe pour y être footballeur. Au pays, on jouait, mais on n’arrivait pas à financer notre entraînement », explique-t-il.

Chacun a versé 3 000 dinars libyens (1 915 euros) pour la traversée. « Quand le bateau a commencé à couler, il y a eu un mouvement de panique. Nous nous sommes accrochés aux planches du bateau avec mon frère. On est restés dans l’eau comme ça, pendant plus de deux jours », dit Ousmane. Son cadet a le nez brûlé par le soleil et peine à rassembler ses pensées. Son regard est perdu quelque part au loin, entre les dizaines d’hommes qui se sont tus un à un autour de lui, et cette mort qu’il a sentie flotter si près, si insistante. « Je ne veux plus partir en Europe », est-il juste capable de préciser aujourd’hui.

1 100 migrants répartis dans six centres

Au centre d’urgence, ils ne sont pas les seuls. Des rescapés du naufrage du mois de mai, où seize personnes ont survécu sur soixante-cinq, sont encore là, dans l’attente.

Hsaia Shisir, un Bangladais de 17 ans, travaille un peu au noir avant de décider de ce qu’il va faire. Son long périple pour gagner l’Europe lui a coûté 9 000 dollars (quelque 8 000 euros) d’emprunt pour faire l’aller simple Dacca-Dubaï puis Dubaï-Benghazi et en voiture jusqu’à Zouara, où il a pris le bateau. « Je ne veux pas retourner en Libye, c’est le règne des milices là-bas. Je ne peux pas non plus rentrer chez moi, j’ai trop de dettes. Mon seul espoir, c’est l’Europe », assure-t-il.

En plus de ces personnes en transit, qui attendent une occasion de départ, la Tunisie doit gérer les réfugiés qui arrivent par voie terrestre, du côté de la frontière libyenne. Près de huit cents ces six derniers mois, selon l’OIM.

« Aujourd’hui, nous avons un vrai souci à la frontière libyenne vu l’instabilité sur place. Du coup, c’est difficile de faire l’équilibre entre humanitaire et sécurité, surtout que nous connaissons peu les nouvelles nationalités qui arrivent par voie terrestre. Nous avons eu des cas d’Ethiopiens qui se faisaient passer pour des Erythréens. Nous n’avons aucune traçabilité sur les personnes qui arrivent », regrette Habib Chaouat, gouverneur de Médenine.

En attendant, 1 100 migrants attendent répartis dans six centres. Et désormais, les Erythréens qui, il y a quelque temps encore repartaient vers l’Europe, demandent l’asile là. Une petite centaine est logée dans un centre de Médenine piloté par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés en attente de leur statut.

La Tunisie, qui a refusé de devenir une plate-forme d’accueil pour les candidats à l’exil en Europe, doit se coordonner avec l’OIM pour les bateaux qui dérivent et sont refusés dans les ports européens. Le dernier en date, amené là par le remorqueur égyptien Maridive 601, après avoir erré plus de deux semaines en juin, a laissé soixante-quinze passagers. Seuls seize ont accepté le retour volontaire dans leur pays, avec l’assistance de l’OIM.

Dans une déclaration faite à Zarzis, mercredi 3 juillet, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, demandait de l’aide à la communauté internationale, rappelant que « la question des réfugiés et des migrants ne relève pas de la responsabilité de la République tunisienne (…). Tous les pays doivent en assumer la responsabilité. » Une phrase que d’autres, déjà, ont prononcée avant lui, dans d’autres pays. Mais sans que la situation ne bouge vraiment.

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