Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
21 septembre 2020

"Pour combattre la rhétorique de l’extrême droite, il faut admettre que l’immigration des ex-colonisés est une réalité"

Par Philippe Bernard - Le Monde

Le lien entre décolonisation et immigration a longtemps été tabou, un regard historique sur la guerre d’Algérie doit permettre de sortir de ce refoulement, estime dans sa chronique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Troublant télescopage : alors que les séquelles du colonialisme sont de plus en plus couramment invoquées pour expliquer différents dysfonctionnements sociaux – racisme, discriminations, bavures policières –, la guerre d’Algérie, paroxysme de la violence coloniale française, n’apparaît plus comme le premier ferment de préjugés racistes. Un Français d’origine algérienne peinerait aujourd’hui à se référer aux exactions de l’armée française dans les djebels pour expliquer les préjugés qui le visent. Marine Le Pen peste contre l’idée de repentance à l’égard d’Alger, mais prétend tourner le dos aux racines « Algérie française » de son organisation et au passé de son père, accusé d’avoir pratiqué la torture (ce qu’il a toujours nié). Cet effacement progressif traduit le mécanisme de normalisation historique d’un événement qui a si longtemps instillé son poison dans la société française.

On l’a oublié, mais les années 1970, temps de paix et de prospérité économique, ont été une époque d’explosion de violence anti-arabe, et particulièrement anti-algérienne, marquée par des dizaines d’assassinats. « Une violence inimaginable aujourd’hui », insiste l’historien Yvan Gastaut, maître d’œuvre de la passionnante plongée que propose la revue Hommes & migrations dans l’année 1973, « l’une des (…) plus violentes de l’histoire de la Ve République en matière de racisme ». Onze ans après l’indépendance de l’Algérie, la guerre se poursuivait sur le sol français.

Cette année-là, Paris Match pouvait titrer « Les “bicots” sont-ils dangereux ? » et l’éditorialiste du quotidien marseillais Le Méridional proclamer, après le meurtre d’un chauffeur de tram par un déséquilibré algérien : « Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, (…) assez des syphilitiques algériens, (…) assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. » Ce meurtre déclencha à Marseille une série de « ratonnades », entraînant la mort d’une vingtaine d’Algériens sans qu’aucun auteur ne soit identifié.

Expéditions punitives

Eclipsée par Mai 68, la guerre d’Algérie opérait alors un retour en force en France sous la forme d’attentats perpétrés par des groupes d’extrême droite, nostalgiques de l’Algérie française, mais aussi de violences directement inspirées par l’identification des immigrés maghrébins aux fellagas, ces nationalistes algériens que 1,5 million de jeunes Français appelés avaient combattus quelques années plus tôt. « Trente-quatre mois d’Algérie, ça ne vous dit rien ? Moi, j’ai servi sous Bigeard. Alors vous pensez, les Arabes, je les connais », témoignait dans L’Express un participant aux expéditions punitives qui embrasaient le sud de la France à l’été 1973.

Plus explicite encore, la revendication par un « Club Charles Martel » de l’attentat à la bombe contre le consulat d’Algérie à Marseille – quatre morts en décembre – appelait à la vengeance : « Notre pays jadis colonisateur est maintenant colonisé (…). Français, imitez les Algériens qui nous ont expulsés par la violence ! » Pour ces anciens activistes de l’Algérie française, explique Yvan Gastaut, il s’agissait de « faire payer aux immigrés arabes le prix de cette perte ».

Il a fallu du temps pour le comprendre : « La guerre d’Algérie a ouvert une crise durable du nationalisme français, explique l’historien Benjamin Stora. Accepter l’amputation d’une partie du territoire n’était pas simple. » Le passé algérien de la France est « passé » d’autant plus douloureusement que le mot « guerre » lui-même n’a été officialisé qu’en 1999. Benjamin Stora, subtile analyste de ce « transfert de mémoire » entre l’Algérie coloniale et la France de l’immigration et de l’islam, compare la guerre d’Algérie à la guerre de Sécession et le racisme antimaghrébin à un « sudisme » à la française. « L’Algérie était à la France ce que le Sud était aux Etats-unis : un territoire où se pratiquait la ségrégation, inclus dans un pays proclamant l’égalité des citoyens, analyse-t-il. Avec la perte de l’Algérie, on a transféré sur le sol français un comportement sudiste qui va traverser toute la société française. »

Une réalité planétaire

De l’Algérien, on est passé à l’immigré, puis au musulman. Avec le temps, avec la guerre civile algérienne des années 1990, puis les ravages planétaires du terrorisme islamiste, la guerre d’Algérie n’est plus qu’une référence lointaine, mais de cette boîte de Pandore sont sortis les débats sur l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Relégué au second plan des obsessions publiques, le conflit de 1954-1962 fait en revanche l’objet d’une impressionnante libération de la parole privée par les anciens appelés, « habités par les traces de cette guerre », comme en témoigne l’enquête de l’historienne Raphaëlle Branche, sur la fin d’un silence qui a duré des décennies (Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? La Découverte, 512 p., 25 €).

Eclipsée mais jamais effacée, l’ombre portée de la guerre d’Algérie sur la société française illustre la nécessité d’analyser les liens complexes entre décolonisation et immigration, et d’en débattre. Alors que les Pakistanais et les Indiens sont perçus depuis longtemps comme des « immigrés postcoloniaux » au Royaume-Uni, cette dimension est longtemps restée taboue en France. L’entrée dans l’histoire de la guerre d’Algérie aide à sortir de ce refoulement.

Pour combattre la rhétorique d’extrême droite de la « colonisation à l’envers », pour éviter de faire de l’immigration l’éternel exutoire de nos querelles historiques, pour déjouer aussi le piège qui consiste à voir du « postcolonial » derrière toutes les formes de domination, encore faut-il admettre que l’émigration des ex-colonisés vers les anciennes puissances impériales est une réalité planétaire. Et que ce phénomène parfaitement explicable suppose, comme entre la France et l’Allemagne, d’assumer une histoire partagée souvent tragique, afin de la dépasser pour vivre ensemble.

Publicité
Commentaires
Publicité