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Jours tranquilles à Paris
19 août 2020

Chronique - Les couleurs du sexe : le spectre de l’arc-en-ciel

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Blanc, rouge, vert… Cet été, la chroniqueuse et illustratrice de « La Matinale » Maïa Mazaurette sort son nuancier pour raconter la sexualité et prodiguer ses conseils. Aujourd’hui, le « rainbow flag » et ses multiples variations.

LE SEXE SELON MAÏA

Selon les derniers chiffres de l’Observatoire des LGBTphobies, publiés par l’IFOP en mai 2019, 8,9 % des Français sont homosexuels ou bisexuels – auxquels il faut ajouter 5,6 % d’hétérosexuels attirés par les personnes du même sexe (eh oui, les pratiques ne correspondent pas toujours aux orientations affichées, exactement comme les mots ne correspondent pas toujours aux actes).

Les dissidents de l’ordre hétérosexuel, depuis 1978, se regroupent sous la bannière arc-en-ciel, qui orne les drapeaux, badges, T-shirts, devantures de bars, logos d’associations LGBT, ou même – non sans polémiques – certains passages piétons du quartier du Marais à Paris.

Historiquement, le rainbow flag a été inventé à San Francisco par l’artiste Gilbert Baker, né en 1951. Il s’agissait alors de proposer une alternative au triangle rose, très politique, mais associé aux heures les plus dramatiques de l’histoire (en l’occurrence le marquage des homosexuels déportés par l’Allemagne nazie). Pourquoi l’arc-en-ciel ? Selon la légende, Gilbert Baker aurait tiré son inspiration de la chanson Over the Rainbow de Judy Garland.

Sur les huit couleurs originelles, chacune portait une signification particulière : le rose du sexe, le rouge de la vie, l’orange de la guérison, le jaune du soleil, le vert de la nature, le turquoise de l’art et de la magie, l’indigo de la sérénité, le violet de la spiritualité. Au fil des années, le rose a été abandonné (à cause de soucis d’approvisionnement en textiles de cette couleur), puis les deux bleus ont été rassemblés.

Rien n’interdit de penser que cet arc-en-ciel spécifique se modifiera à nouveau : des versions alternatives émergent constamment, au gré des événements. Certains drapeaux récents incluent ainsi explicitement les transexuels (avec des bandes turquoise-blanc-rose) ou les personnes de couleur (avec des bandes brunes et noires). Si vous voulez inventer le vôtre, personne ne vous empêche d’ajouter des symboles.

Vaste spectre d’orientations

Outre la référence à Judy Garland, le rainbow flag apparaît comme un choix logique : des couleurs bariolées, dont le vaste spectre chromatique représente un vaste spectre d’orientations. Des couleurs flamboyantes, pour mieux rendre visibles les minorités (au contraire du mantra « pour vivre heureux, vivons cachés »). Et des couleurs gaies (« après la pluie, le beau temps »), pour contrecarrer une expérience LGBT encore marquée par le poids des discriminations (en juin 2019, toujours selon l’IFOP, 8 % des Français considèrent l’homosexualité comme une maladie, et 7 % comme une perversion sexuelle à combattre).

A cette constellation de raisons, on ajoutera un pied-de-nez à une Eglise chrétienne homophobe autant que chromophobe. A ce sujet, il faut relire les mots de l’historien Michel Pastoureau : « Les Pères (de l’Eglise) sont plutôt hostiles à la couleur. Ils observent que la Bible en parle peu. Ils y voient une futilité, un ornement stérile qui gaspille temps et argent, et surtout un masque trompeur qui détourne de l’essentiel. Vanité de la couleur qui masque la réalité des choses… » (Citation tirée de l’article « L’Eglise et la couleur, des origines à la Réforme », publié en 1989.)

Les marques de ce rejet émaillent l’histoire de notre garde-robe. En 1148, le concile de Reims part en guerre contre la juxtaposition des couleurs, considérée comme transgressive. A partir du XIVe siècle, les habits rayés sont proscrits. Pour la période de la Réforme, Pastoureau évoque même un « chromoclasme », c’est-à-dire une idéologie anti-couleurs… dont nous ne serions pas réellement sortis. De fait, il suffit de jeter un œil au vestiaire masculin comme au parc automobile pour constater que le nuancier noir-gris-blanc préconisé par Calvin n’appartient pas complètement au passé !

Dizaines des drapeaux

Revenons donc à notre arc-en-ciel, et étendons encore le spectre. Car il existe des dizaines de drapeaux : asexuels, bisexuels, lesbiens, demisexuels, pansexuels, polyamoureux, aromantiques, queer, trans, non-binaires, genderfluid, bigenres, intersexes, BDSM, cuir… seul le drapeau hétérosexuel manque à l’appel. Cette question de la représentation de la norme (statistique) suscite chaque année des débats : pourquoi les marches des fiertés hétérosexuelles font-elles scandale ? (Et dans le même esprit : pourquoi n’existe-t-il aucune journée internationale des droits des hommes ?)

Pour remédier à cette absence, au moins trois drapeaux hétéro ont été inventés… sans grande fortune médiatique. Une première version est composée de bandes horizontales noires et blanches frappées des sigles entrelacés de Mars et Vénus. Outre ce code couleur un peu déprimant (les Bretons me pardonneront), on notera que le symbole féminin ♀ est littéralement couché sous le symbole masculin ♂. Ce drapeau, qui daterait du début des années 2000, a par exemple fait scandale dans la petite ville de Chipman, au Canada, à l’été 2018.

La deuxième version comporte trois bandes horizontales, bleu-blanc-rose : bleu pour les hommes, blanc pour la paix des ménages, rose pour les femmes. Une fois encore, le rose est en dessous. (C’est toujours dommage quand des concepteurs de symboles ne font pas attention à la symbolique.) Manque de chance, ce drapeau-là ressemble à la fois au drapeau trans (bleu-rose-blanc-rose-blanc) et au drapeau bi (fuschia-violet-outremer).

La troisième version est tranchée en diagonale : bleu en bas, rose en haut, avec un lion et une lionne s’embrassant au centre (ne sous-estimons pas la tendresse des grands fauves). On l’a notamment remarquée à la Straight Pride de Boston l’an dernier… organisée par des suprémacistes blancs et des membres de l’extrême droite américaine.

La relative indifférence suscitée par ces tentatives nous confronte à plusieurs questions, dont celle de l’indéniable asymétrie entre la situation des hétérosexuels et celle des LGBT+. A-t-on vraiment besoin d’un signe de reconnaissance quand on incarne (culturellement) l’orientation « par défaut » ? A-t-on réellement besoin d’affirmation quand on ne subit aucune discrimination systémique ? De quelles « fiertés hétérosexuelles » exactement parle-t-on, quand elles sont l’apanage de l’extrême droite et de la droite religieuse ?

Ces questions sont plus épineuses pour un drapeau que pour, mettons, un T-shirt : par essence, une bannière est communautaire. Or les défenseurs d’un drapeau hétéro demandent à être considérés simultanément comme la norme naturelle et comme une communauté : un mélange des genres qui suscite pas mal de méfiance.

Du côté de l’arc-en-ciel, on observe paradoxalement un effet inverse : la popularité du rainbow flag dépasse largement les communautés concernées, pour devenir un symbole cool et de fête. Au spectre chromatique répond un spectre symbolique en constante réinvention : inclusif, forcément inclusif.

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