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Jours tranquilles à Paris
3 septembre 2020

Privée de son chef, l’équipe d’Alexeï Navalny poursuit son travail

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant

Entre pression permanente des autorités et préparation des élections locales du 13 septembre, les alliés de l’opposant empoisonné reviennent à l’ordinaire.

Alexeï Navalny est plongé dans le coma dans un hôpital de Berlin depuis dix jours et déjà, en Russie, pour ses alliés, c’est le retour aux affaires courantes. Comme si l’absence du chef, dont on ne sait pas si elle durera, n’était qu’une péripétie de plus dans la vie tourmentée et sous pression de ceux qui le suivent depuis des années/

Ce lundi 31 août au matin, par exemple, Lioubov Sobol s’est réveillée avec un compte en banque affichant un découvert de 34 millions de roubles, environ 400 000 euros, qu’elle ne possède évidemment pas. Parmi les lieutenants de M. Navalny, Lioubov Sobol, est la figure la plus en vue. Elle s’est fait remarquer pendant le mouvement de contestation de l’été 2019, contre les élections truquées à Moscou. Interdite de se présenter à un poste de députée de quartier, elle avait mené la contestation, enchaînant les arrestations et les amendes.

Ces millions qu’on lui réclame sont la suite de cette révolte d’août 2019 et de plaintes de plusieurs institutions de la ville. Le bureau du procureur exige d’être payé pour le surcroît de travail des agents de police, obligés de réprimer des manifestations parfois même le week-end ; le métro se plaint lui aussi d’un surplus de travail de ses employés ; une autre société de transport dénonce, à l’inverse, le manque à gagner provoqué par les troubles…

« Cela fait des années que je vis dans ce harcèlement, avec six ou sept arrestations rien que l’année dernière, mais là, il va falloir s’adapter encore, reconnaît la jeune responsable du Fonds contre la corruption, le navire amiral de l’équipe Navalny. Je n’ai rien à moi, donc ils peuvent venir chez moi saisir l’appartement familial, mes habits, l’ordinateur de ma fille… »

« Foutre ces gens à poil »

Le reste de la somme saisie par la banque de l’opposante est le reliquat d’une condamnation pour diffamation suite à une enquête sur la fourniture de nourriture avariée aux cantines scolaires de la capitale. Cette vidéo désignait une société de l’homme d’affaires Evgueni Prigojine, patron présumé des milices Wagner et des « usines à troll ». Depuis qu’Alexeï Navalny a été empoisonné, M. Prigojine a racheté personnellement cette dette pour, a-t-il expliqué, « foutre ces gens à poil ».

Lioubov Sobol accuse aussi Evgueni Prigojine d’avoir fait empoisonner son mari (sans conséquence grave) en pleine rue en 2016. Elle le compte également parmi les suspects potentiels de la tentative de meurtre sur M. Navalny, avec le FSB, les services de sécurité – ils seraient les seuls à disposer de tels poisons – mais pas sans le feu vert du Kremlin.

Le quotidien de Lioubov Sobol, ce sont justement ces vidéos, fouillées et rigoureuses, dénonçant la corruption des élites russes et le décalage entre leur mode de vie et leurs discours. Sur ce front-là aussi, c’est une journée presque ordinaire : dans l’après-midi sort la dernière vidéo réalisée par Alexeï Navalny, qui décrit la mainmise de la mafia de la construction sur la ville de Novossibirsk, dont elle contrôle la moitié des élus locaux.

Le soir, une autre équipe du Fonds contre la corruption est arrêtée, cette fois au Tatarstan. Attaquée par des inconnus sur une route, c’est elle qui a appelé la police. En vain ; le matériel de tournage et les téléphones sont saisis. La veille, un jeune sympathisant du mouvement, lui aussi une figure de la contestation de l’été 2019, avait été tabassé en bas de chez lui ; Egor Joukov venait d’expliquer dans une vidéo en ligne s’être fait renvoyer de son université pour des raisons politiques.

L’arme du « vote intelligent »

« Personnellement, je n’ai plus peur depuis longtemps, commente Lioubov Sobol. Je dois être un peu fanatique mais je ne peux pas vivre dans l’injustice. Je n’avais aucune illusion non plus sur le fait que l’on puisse chercher à tuer Alexeï. » Si l’opposante a bien sûr été choquée par l’annonce de son empoisonnement, déjà, elle est capable de citer ceux qui pourraient s’imposer en cas d’absence prolongée, y compris hors des rangs navalnistes : l’ancien maire de Iekaterinbourg Evgueni Roïzman, les libéraux Ilia Iachine, Vladimir Milov, Dmitri Goudkov…

Leonid Volkov, lui, refuse de se prêter au jeu. Ce lieutenant de toujours de l’avocat anticorruption n’y est « pas prêt ». Volkov est resté à Berlin, au côté de la famille de M. Navalny. Lui aussi a l’esprit coupé en deux, une moitié à l’hôpital, l’autre qui regarde vers la suite. « Même si dans la pratique, précise-t-il, on s’est habitué à travailler sans Navalny, avec des structures souples et variées. Alexeï a souvent été absent, en prison ou sans droit de communiquer. »

Volkov aussi est un habitué des arrestations, des condamnations pénales et des filatures illégales, y compris à l’étranger, assure-t-il. La structure qu’il supervise, ce sont les « Chtab Navalny », ces équipes dédiées au combat politique à Moscou et en province. Malgré d’innombrables tentatives et des milliers de militants, la structure n’a jamais eu le droit de s’enregistrer comme parti politique.

Dans le viseur, les élections locales du 13 septembre, qui se déroulent à différents niveaux dans environ un tiers des 85 régions russes. Dans certains rares cas, les candidats de Navalny ont pu se présenter en tant qu’indépendants. Mais partout, reste l’arme du « vote intelligent », la dernière trouvaille d’Alexeï Navalny : plutôt que de boycotter les suffrages où ils ne peuvent se présenter, ses partisans s’attachent à faire battre le candidat du parti au pouvoir, Russie unie, en soutenant une autre candidature bien placée. Ceux qui en profitent sont le plus souvent des communistes, concurrents électoraux du pouvoir mais loyaux sur l’essentiel.

« La colère monte dans les régions »

« C’est un outil qui a montré son efficacité, notamment à Moscou l’année dernière, et face à cela, le pouvoir est perdu, assure M. Volkov. Ces élections sont les dernières avant le scrutin législatif de 2021, et le Kremlin sent bien que la colère monte dans les régions. A nous de nous concentrer sur ce qu’on sait faire, sur ce qu’Alexeï sait faire de mieux : de la politique. »

Novossibirsk est la cible principale de l’équipe Navalny. Là, dans la troisième ville de Russie, 31 candidats sur 37 ont été autorisés à se présenter à des mandats de députés municipaux sous les couleurs d’une « Coalition » qui englobe des activistes indépendants et des représentants de formations libérales.

« Novossibirsk a toujours été une ville assez libre politiquement, explique Sergueï Boiko, le chef de file local du Chtab Navalny et de la Coalition. Moscou est loin et intervient peu. C’est plus facile d’y être candidat, et on falsifie moins les votes, en tout cas pas sous les yeux des observateurs. » Selon M. Boiko, le Kremlin est aussi prudent pour éviter une contagion du mouvement de Khabarovsk, où des dizaines de milliers de personnes manifestent depuis deux mois contre l’arrestation de leur gouverneur.

Pour autant, la campagne électorale est loin d’être paisible. Les stands de rue de la Coalition ont été attaqués et détruits à une dizaine de reprises, des candidats ont été menacés de poursuites judiciaires. Sergueï Boiko lui-même a déjà fait quatre séjours en prison, le plus long pendant un mois.

Le dernier candidat barré des listes l’a été, justement, ce lundi 31 août. Il apparaissait dans la vidéo diffusée le même jour par l’équipe de Navalny. Les deux hommes y décortiquent les schémas juteux mis en place par un baron local de la construction grâce à son mandat de député municipal. L’après-midi même, la candidature de Daniil Markelov, jusque-là valide, a été annulée après que des signatures de soutien ont subitement été déclarées irrégulières.

« Pour nous, l’empoisonnement de Navalny n’a pas changé grand-chose, nous avons toujours eu conscience des risques, souligne Sergueï Boiko. Dans l’opinion, dans la rue, cela attire peut-être l’attention sur nous, tout le monde comprend que c’est le Kremlin qui est derrière cela. Mais ce n’est pas le genre d’attention dont nous avons besoin. Alexeï est plus utile debout, à nos côtés pour nous soutenir. »

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