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Jours tranquilles à Paris
12 septembre 2020

La bravoure de Maria Kolesnikova, opposante biélorusse, et les méthodes du régime Loukachenko

Maria Kolesnikova

La disparition rocambolesque de l’opposante biélorusse – et sa réapparition à la frontière ukrainienne – montre la volonté du président de museler les responsables de l’opposition.

Par Claire Gatinois 

Sa confession n’a dupé personne. Alexandre Loukachenko a déjà démontré à maintes reprises qu’il était l’un des meilleurs apôtres de l’ère de la postvérité. Mais l’aveu de l’autocrate biélorusse lâchant, mardi 8 septembre, aux grands médias publics russes : « Je suis peut-être resté [au pouvoir] un peu trop longtemps », aurait pu faire frissonner la foule qui réclame son départ depuis l’élection présidentielle du 9 août. Le frisson fut bref. Aux quatre journalistes dévoués au Kremlin, dont la patronne de la chaîne de télévision Russia Today, Margarita Simonian, le chef d’Etat a vite ajouté : « Je ne vais pas partir comme ça. J’ai bâti la Biélorussie pendant un quart de siècle, je ne vais pas abandonner. » « De plus, a-t-il assuré, si je pars, mes soutiens seront massacrés. »

« Batka » (« papa »), comme il aime à se faire appeler, a aussi promis une réforme constitutionnelle et la tenue d’une élection présidentielle anticipée. « Des mensonges bien sûr ! », commente l’analyste politique Andreï Yeliseyeu. « Alexandre Loukachenko lance des promesses creuses pour tenter de calmer la population et la faire patienter », estime-t-il.

La colère des Biélorusses a, de fait, franchi un nouveau cap dans la journée de mardi, après le rocambolesque enlèvement et la tentative ratée d’expulsion de l’opposante Maria Kolesnikova, 38 ans. Membre du présidium du Conseil de coordination, organisation créée mi-août pour tenter de gérer une transition pacifique du pouvoir, la trentenaire avait été kidnappée dans le centre de Minsk, la veille, avant de réapparaître quelques heures plus tard à la frontière ukrainienne où elle a été arrêtée par les gardes-frontières.

Passeport déchiré

Maria Kolesnikova ainsi que deux de ses collaborateurs au sein du Conseil de coordination, Anton Rodnenkov et Ivan Kravtsov, avaient été conduits par les services spéciaux biélorusses à la frontière. Transportés dans diverses administrations, menottés et un sac sur la tête, ils ont été interrogés et menacés de poursuites judiciaires, avant de se voir proposer de quitter le pays. Mais alors que MM. Rodnenkov et Kravtsov, optant pour l’exil forcé, traversaient la ligne les amenant en Ukraine, Mme Kolesnikova décide de déchirer son passeport et s’extirpe par la fenêtre de la voiture la menant à la frontière. « Elle criait qu’elle n’irait nulle part », ont raconté, depuis Kiev, dans la soirée de mardi, les deux collaborateurs qui étaient à ses côtés. « Ce qui les intéressait, c’était le transport de Maria Kolesnikova hors des frontières. Ils l’expliquaient par la nécessité d’une désescalade de la situation », a expliqué M. Kravtsov.

Dans l’après-midi, à Minsk, la foule est descendue dans la rue pour saluer le courage de celle qui est devenue un symbole de la résistance biélorusse en criant « Libérez-la ! ». Mais Alexandre Loukachenko, qui se plaît à décrire ses contempteurs tels des couards aux mains de l’étranger, a continué de prétendre que Mme Kolesnikova était en réalité une fuyarde pressée de rejoindre sa sœur en Ukraine. Et qu’elle aurait été empêchée de traverser la frontière pour avoir contrefait la loi.

Peu importe que le vice-ministre de l’intérieur ukrainien, Anton Guerachenko, ait, quelques heures plus tôt, assuré avec véhémence que le départ de l’une des principales figures de l’opposition « n’était pas un voyage volontaire », mais une expulsion forcée. « Maria Kolesnikova n’a pas quitté la Biélorusse, car cette femme courageuse a résisté. (…) Alexandre Loukachenko porte personnellement la responsabilité de sa vie et de sa santé », a-t-il précisé. « Maria a toujours répété : “Papa, quoi qu’il arrive, je resterai en Biélorussie” », a aussi confié le père de la militante, Alexandre Kolesnikov au site biélorusse Tut.by. « C’était sa position de principe. »

Le panache de Maria Kolesnikova lui coûtera cher

« En poussant le présidium du Conseil de coordination à l’extérieur du pays, le gouvernement veut donner l’illusion qu’il n’entend liquider personne, qu’il a confiance en lui et que les opposants “s’enfuient comme des rats” », analyse le commentateur politique Peter Kuznetsoff. « L’opposante a cassé cette rhétorique », souligne-t-il.

Le panache de Mme Kolesnikova lui coûtera sans doute cher. Celle qui fut directrice de campagne de Viktor Babaryko avant que l’ex-banquier ne soit jeté en prison le 18 juin, pourrait, selon toutes probabilité, elle aussi séjourner quelque temps derrière les barreaux pour un motif quelconque. L’ONG Viasna, de défense des droits humains, recense à ce jour pas moins d’une cinquantaine de prisonniers politiques. « Le pouvoir peut aussi l’expulser de nouveau, avec ou sans passeport. Alexandre Loukachenko a déjà montré qu’il n’avait que faire du droit international », observe le chercheur biélorusse Tadeusz Giczan, faisant référence au chef de l’Eglise catholique interdit d’entrée en Biélorussie le 31 août, après un déplacement en Pologne.

Il reste que le geste de Mme Kolesnikova met au jour les méthodes de l’autocrate. A ceux qui en doutaient encore, Alexandre Loukachenko démontre qu’il se débarrasse progressivement de tous ses opposants politiques. Ceux qui ne sont pas jetés en prison sont priés de quitter le territoire manu militari. Avant Maria Kolesnikova, Svetlana Tsikhanovskaïa, seule véritable candidate d’opposition et égérie de la campagne présidentielle, avait notamment dû s’envoler mi-août pour la Lituanie, à la suite de menaces visant sa famille.

En décapitant l’opposition, le dictateur espère éteindre la révolte

Le scénario, répété à l’envi, a permis d’éviter l’émergence d’un véritable leadership au sein de l’opposition à Minsk. Il a aussi dépecé progressivement l’ensemble de l’état-major du Conseil de coordination. Au sein du présidium, seuls deux membres étaient encore libres mardi en Biélorussie : le Prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch, et l’avocat Maxim Znak. « Bravo Macha », a salué celui-ci dans un message Facebook en s’adressant à Maria Kolesnikova. « Tout est désormais clair pour tout le monde (…) maintenant, il faudra justifier sa détention », a-t-il pris soin de rappeler. Mercredi 9 septembre dans la matinée, Maxim Znak était, à son tour, porté disparu.

En décapitant ainsi l’opposition, le dictateur espère éteindre progressivement la révolte. Si les observateurs locaux notent qu’une telle hypothèse est vaine – le Conseil de coordination n’ayant aucun lien direct avec les manifestants –, beaucoup craignent néanmoins que les protestations, jusqu’ici pacifiques, ne dérivent progressivement dans la violence. « C’est ce que cherche Loukachenko », note le journaliste biélorusse Andreï Dynko.

Livrée à elle-même, l’opposition biélorusse en appelle désormais ouvertement au secours de l’Europe. « Ma nation, mon peuple, a maintenant besoin d’aide. Nous avons besoin qu’une pression internationale s’exerce sur le régime qui s’accroche désespérément au pouvoir. Nous avons besoin que des sanctions s’appliquent sur ceux qui ont exécuté les ordres criminels et violé les règles du droit international et des droits de l’homme », a notamment plaidé Mme Tsikhanovskaïa, lors d’un discours destiné à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

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10 septembre 2020

En Biélorussie, la bravoure de l’opposante Kolesnikova met en lumière les méthodes du régime Loukachenko

bielorussie opposante

Par Claire Gatinois - Le Monde

La disparition rocambolesque de l’opposante biélorusse – et sa réapparition à la frontière ukrainienne – montrent la volonté du président de museler les responsables de l’opposition.

Sa confession n’a dupé personne. Alexandre Loukachenko a déjà démontré à maintes reprises qu’il était l’un des meilleurs apôtres de l’ère de la post-vérité. Mais l’aveu de l’autocrate biélorusse lâchant, mardi 8 septembre, aux grands médias publics russes « Je suis peut-être resté [au pouvoir] un peu trop longtemps », aurait pu faire frissonner la foule qui réclame son départ depuis l’élection présidentielle du 9 août. Le frisson fut bref. Aux quatre journalistes dévoués au Kremlin, dont la célèbre patronne de Russia Today Margarita Simonian, le chef d’Etat a vite ajouté : « Je ne vais pas partir comme ça. J’ai bâti la Biélorussie pendant un quart de siècle, je ne vais pas abandonner. » « De plus, a-t-il assuré, si je pars, mes soutiens seront massacrés. »

« Batka », (papa) comme il aime à se faire appeler a aussi promis une réforme constitutionnelle et la tenue d’élections présidentielles anticipées. « Des mensonges bien sûr ! », commente l’analyste politique Andrei Yeliseyeu. « Alexandre Loukachenko lance des promesses creuses pour tenter de calmer la population et la faire patienter », estime-t-il.

La colère des Biélorusses a, de fait, franchi un nouveau cap dans la journée de mardi après le rocambolesque enlèvement et la tentative ratée d’expulsion de l’opposante Maria Kolesnikova, 38 ans. Membre du présidium du conseil de coordination, organisation créée mi-août pour tenter de gérer une transition pacifique du pouvoir, la trentenaire avait été kidnappée dans le centre de Minsk la veille, avant de réapparaître quelques heures plus tard à la frontière ukrainienne où elle a été arrêtée par les gardes-frontières.

Passeport déchiré

Maria Kolesnikova ainsi que deux de ses collaborateurs au sein du conseil de coordination, Anton Rodnenkov et Ivan Kravtsov, avaient été conduits par les services spéciaux biélorusses à la frontière. Transportés dans diverses administrations, menottés et un sac sur la tête, ils ont été interrogés et menacés de poursuites judiciaires avant de se voir proposer de quitter le pays. Mais alors que MM. Rodnenkov et Kravtsov, optant pour l’exil forcé, traversaient la ligne les amenant en Ukraine, Maria Kolesnikova décide de déchirer son passeport et s’extirpe par la fenêtre de la voiture la menant à la frontière. « Elle criait qu’elle n’irait nulle part », ont raconté depuis Kiev dans la soirée de mardi les deux collaborateurs qui étaient à ses côtés. « Ce qui les intéressait, c’était le transport de Maria Kolesnikova hors des frontières. Ils l’expliquaient par la nécessité d’une désescalade de la situation », a expliqué Ivan Kravtsov.

Dans l’après-midi, à Minsk la foule est descendue dans la rue pour saluer le courage de celle qui est devenue un symbole de la résistance biélorusse en criant « Libérez-la ! ». Mais Alexandre Loukachenko, qui se plaît à décrire ses contempteurs tels des couards aux mains de l’étranger, a continué de prétendre que Mme Kolesnikova était en réalité une fuyarde pressée de rejoindre sa sœur en Ukraine. Et qu’elle aurait été empêchée de traverser la frontière pour avoir contrefait la loi.

Peu importe que le vice-ministre de l’intérieur ukrainien, Anton Guerachenko, ait, quelques heures plus tôt, assuré avec véhémence que le départ de l’une des principales figures de l’opposition « n’était pas un voyage volontaire » mais une expulsion forcée. « Maria Kolesnikova n’a pas quitté la Biélorusse car cette femme courageuse a résisté. (…) Alexandre Loukachenko porte personnellement la responsabilité de sa vie et de sa santé », a précisé ce dernier. « Maria a toujours répété : “Papa, quoi qu’il arrive, je resterai en Biélorussie” », a aussi confié le père de la militante, Alexandre Kolesnikov au site biélorusse Tut.by. « C’était sa position de principe. »

Le panache de Maria Kolesnikova lui coûtera cher

« En poussant le présidium du conseil de coordination à l’extérieur du pays, le gouvernement veut donner l’illusion qu’il n’entend liquider personne, qu’il a confiance en lui et que les opposants “s’enfuient comme des rats” », analyse le commentateur politique Peter Kuznetsoff. « L’opposante a cassé cette rhétorique », souligne-t-il.

Le panache de Mme Kolesnikova lui coûtera sans doute cher. Celle qui fut directrice de campagne de Viktar Babaryka avant que l’ex-banquier ne soit jeté en prison le 18 juin, pourrait, selon toutes probabilité, elle aussi séjourner quelque temps derrière les barreaux pour un motif quelconque. L’ONG Viasna, de défense des droits de l’homme, recense à ce jour pas moins d’une cinquantaine de prisonniers politiques. « Le pouvoir peut aussi l’expulser à nouveau, avec ou sans passeport. Alexandre Loukachenko a déjà montré qu’il n’avait que faire du droit international », observe le chercheur biélorusse Tadeusz Giczan, faisant référence au chef de l’Eglise catholique interdit d’entrée en Biélorussie le 31 août, après un déplacement en Pologne.

Il reste que le geste de Mme Kolesnikova met au jour les méthodes de l’autocrate. A ceux qui en doutaient encore, Alexandre Loukachenko démontre qu’il se débarrasse progressivement de tous ses opposants politiques. Ceux qui ne sont pas jetés en prison sont priés de quitter le territoire manu militari. Avant Maria Kolesnikova, Svetlana Tsikhanovskaïa, seule véritable candidate d’opposition et égérie de la campagne présidentielle, avait notamment dû s’envoler mi-août pour la Lituanie à la suite de menaces visant sa famille.

En décapitant l’opposition, le dictateur espère éteindre la révolte

Le scénario, répété à l’envi, a permis d’éviter l’émergence d’un véritable leadership au sein de l’opposition à Minsk. Il a aussi dépecé progressivement l’ensemble de l’Etat-major du conseil de coordination. Au sein du présidium, seuls deux membres sont encore libres en Biélorussie : le Prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch, et l’avocat Max Znak. « Bravo Macha », a salué celui-ci dans un message Facebook en s’adressant à Maria Kolesnikova. « Tout est désormais clair pour tout le monde (…) maintenant il faudra justifier sa détention », a-t-il pris soin de rappeler.

En décapitant ainsi l’opposition, le dictateur espère éteindre progressivement la révolte. Si les observateurs locaux notent qu’une telle hypothèse est vaine – le conseil de coordination n’ayant aucun lien direct avec les manifestants –, beaucoup craignent néanmoins que les protestations, jusqu’ici pacifiques, ne dérivent progressivement dans la violence. « C’est ce que cherche Loukachenko », note le journaliste biélorusse Andrej Dynko.

Livrée à elle-même, l’opposition biélorusse en appelle désormais ouvertement au secours de l’Europe. « Ma nation, mon peuple a maintenant besoin d’aide. Nous avons besoin qu’une pression internationale s’exerce sur le régime qui s’accroche désespérément au pouvoir. Nous avons besoin que des sanctions s’appliquent sur ceux qui ont exécuté les ordres criminels et violé les règles du droit international et des droits de l’homme », a notamment plaidé Svetlana Tsikhanovskaïa lors d’un discours destiné à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE).

9 septembre 2020

Deux ex-soldats birmans avouent des crimes contre les Rohingya

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Par Stéphanie Maupas, La Haye, correspondance, Harold Thibault

Les deux hommes ont détaillé la chaîne de commandement, nommé les chefs, identifié leur rang et dénoncé leurs ordres. Ils sont désormais sous la garde de la Cour pénale internationale.

En seize minutes, toute l’horreur semble dite, presque mécaniquement. Sur des vidéos, visionnées par Le Monde, deux anciens soldats de l’armée birmane égrènent les meurtres, les viols et les pillages commis contre les Rohingya en 2017. Ils détaillent la chaîne de commandement, nomment les chefs, identifient leur rang et dénoncent leurs ordres. Les deux hommes sont désormais entre les mains de la Cour pénale internationale (CPI). Ils seraient arrivés à La Haye lundi 7 septembre, indiquent deux sources au Monde.

Interrogés et filmés au cours de l’été par les rebelles de l’Arakan Army (AA), les deux anciens soldats semblent déposer comme s’ils étaient déjà face à des juges. Vêtus de leurs uniformes, assis face caméra, ils confessent les crimes en détail, donnant les noms de villages et la localisation des fosses communes dans lesquelles ils ont jeté les corps des Rohingya. « Nous les abattions et nous débarrassions d’eux en appliquant l’ordre de tuer tout le monde, enfants ou adultes », relate l’un d’eux, qui précise avoir agi sur ordre direct de son lieutenant-colonel, à la tête du bataillon. Leurs témoignages, dont l’existence a été révélée mardi par le New York Times, sont les premiers venus des rangs mêmes de l’armée birmane, sur les massacres commis à l’été 2017 à l’encontre de la minorité musulmane, conduisant à l’exode au Bangladesh des deux tiers de sa population d’un peu plus d’un million de personnes.

« C’est un moment crucial pour les Rohingya et pour les peuples de Birmanie dans leur quête de justice », assure Matthew Smith, directeur de l’ONG Fortify Rights, qui travaille sur le drame des Rohingya. L’armée birmane a toujours nié l’existence d’attaques massives contre les Rohingya tandis que la dirigeante Aung San Suu Kyi, répondant à l’affaire portée par la Gambie au nom de l’Organisation de la coopération islamique, devant la Cour internationale de justice (CIJ) cette fois, a considéré en décembre 2019 que « l’intention génocidaire ne peut être l’unique hypothèse » des violences, tout en reconnaissant « la souffrance de plusieurs innocents ».

Bénédiction de leurs supérieurs

Dans ces vidéos tournées en juillet par une guérilla rebelle en conflit avec l’armée birmane, l’AA, le soldat Myo Win Tun, 33 ans, dit avoir été impliqué dans l’exécution de femmes, d’hommes et d’enfants et reconnaît un viol dans le village de Taung Bazar, en septembre 2017. Le deuxième classe Zaw Naing Tun, âgé de 30 ans, estime que son groupe a bien tué 80 musulmans, y compris des vieillards, et rasé une vingtaine de villages. Un jour de septembre 2017, dans le village de Zin Paing Nyar, dix Rohingya ont été ligotés puis abattus vers 15 heures par cinq soldats dont lui-même, qui creusèrent un trou ensuite, pour finir la besogne aux alentours de 17 heures : « Il a fallu deux heures pour les enterrer. »

S’il n’a pas commis de viol, précise-t-il, c’est qu’étant du bas de la hiérarchie il était de vigie quand ses supérieurs s’en prenaient aux femmes du bourg. Les soldats avaient la bénédiction de leurs supérieurs pour piller ensuite les maisons abandonnées. « Vous gardez ce que vous prenez », aurait dit le supérieur de Zaw Naing Tun, qui se souvient : « Nous entrions dans le marché, détruisions les serrures et cadenas, prenions la monnaie, l’or, les vêtements, la nourriture et les téléphones. Nous prenions tout sans aucune crainte. »

Les deux hommes donnent les noms de dix-neuf membres des forces impliqués dans ces violences et de six commandants qu’ils accusent d’avoir donné les ordres, dont un lieutenant-colonel, un colonel et trois capitaines. Ils disent avoir reçu pour instruction de « tous les exterminer », de « tirer sur tout ce que vous voyez » ou encore de « tout tuer ». Les deux soldats opéraient dans deux bataillons d’infanterie légère distincts, le 565e et le 353e, affectés aux « opérations de nettoyage » dans deux cantons, Buthidaung et Maungdaw.

Corrobore les témoignages de victimes

« Ces aveux démontrent ce que nous savons depuis longtemps, à savoir que l’armée de Birmanie est une armée nationale qui fonctionne bien et qui fonctionne avec une structure de commandement spécifique et centralisée, assure Matthew Smith. Les commandants contrôlent, dirigent et ordonnent chaque acte à leurs subordonnés. Dans ce cas, les commandants ont ordonné aux fantassins de commettre des actes de génocide et d’exterminer les Rohingya, et c’est exactement ce qu’ils ont fait. »

Pour Antonia Mulvey, directrice de l’organisation Legal Action Worldwide, et ancienne enquêtrice de la mission d’établissement des faits (MEF) des Nations unies sur la Birmanie, « ce qu’ils racontent est crédible. Leurs aveux corroborent les témoignages de victimes que nous avons pu rassembler depuis 2017 et décrivent parfaitement la responsabilité hiérarchique dans les crimes ».

Leurs témoignages sont en effet cohérents avec le récit fait par les Rohingya. Les villages ont été incendiés, généralement au lever du jour, puis la population a dû fuir sous les balles de mitraillettes, parfois les tirs de mortier, les hommes interpellés étaient tués et jetés dans des fosses communes, les femmes violées et laissées pour mortes. Dans certains villages, les unités ont été plus cruelles qu’ailleurs, comme à Tula Toli, où les enfants ont été jetés au feu ou dans la rivière.

Le cadre dans lequel ont été tournées les vidéos et le parcours des deux hommes suscitent néanmoins plusieurs questions. Les deux soldats se sont-ils exprimés sous la contrainte ? Sont-ils véritablement repentis ? Dans une première vidéo publiée en mai par l’armée rebelle et alors passée inaperçue, Myo Win Tun figurait parmi un groupe de quatre soldats disant avoir fait défection. Issu d’une minorité du nord-est du pays, les Shanni (ou « Shan rouges »), il disait avoir été recruté de force – une pratique largement établie au sein de l’armée birmane – et avoir abandonné ses rangs du fait des discriminations et des brimades d’officiers de la majorité ethnique bamar. « Il y a de multiples questions sur les vidéos des déclarations des soldats diffusées par l’Arakan Army. Il n’est pas clair si elles sont faites volontairement ou sous quelles circonstances. Mais maintenant qu’ils sont à La Haye, le contexte est différent, et les soldats peuvent être interrogés dans des circonstances plus rigoureuses », souligne Richard Horsey, un analyste politique indépendant basé à Rangoun.

Les probables déserteurs sont passés dans des circonstances inexpliquées entre les mains de l’AA, groupe qui se pose en défense de l’ethnie bouddhiste arakanaise contre l’armée et le pouvoir birman. Cette guérilla pourrait avoir vu en ces hommes un fardeau dont il était préférable de se débarrasser, voir une opportunité susceptible d’affaiblir l’ennemi birman en dénonçant ses crimes contre les Rohingya. Les deux hommes auraient été relâchés en direction de la frontière du Bangladesh.

A la mi-août, ils se sont présentés aux autorités frontalières bangladaises et ont demandé à être placés sous protection. « Je peux confirmer que deux Birmans ont approché la frontière avec le Bangladesh et demandé la protection du gouvernement, commente Payam Akhavan, conseil du Bangladesh et ancien procureur international. Ils ont avoué des crimes de masse et des viols de civils rohingyas lors de l’opération de 2017 ». Après quoi, « conformément aux obligations du Bangladesh, en vertu du statut de la Cour pénale internationale, le bureau du procureur a été averti. Tout ce que je peux dire, c’est que les deux personnes ne se trouvent plus aujourd’hui sur le territoire du Bangladesh. Mais les enquêtes de la Cour sont confidentielles, et je ne peux pas révéler l’identité d’un quelconque suspect ou de témoins, ou leur localisation ».

Complexité du procès

A La Haye, le bureau du procureur refuse de confirmer la prise en charge des deux hommes. Et rappelle le secret de l’instruction, « non seulement pour protéger l’intégrité des investigations mais aussi pour assurer la sûreté et la sécurité des victimes, des témoins et de tous ceux avec lesquels le bureau interagit ». Matthew Smith n’hésite néanmoins pas à pousser l’avantage : « Ces hommes pourraient être les premiers criminels de Birmanie jugés devant la CPI, et les premiers témoins de l’intérieur auxquels a accès la Cour. Nous espérons une action rapide. »

C’est oublier la complexité du procès. Rangoun n’a jamais adhéré à la Cour, établie par un traité ratifié à ce jour par 123 Etats, et celle-ci n’est donc pas compétente pour les crimes commis sur son territoire. La procureure Fatou Bensouda a pu en revanche s’emparer de ceux commis au Bangladesh voisin, dont au premier chef le crime contre l’humanité pour déportation. Elle pourrait poursuivre d’autres crimes, dont ceux de persécution, mais elle devra prouver que la situation des Rohingya au Bangladesh en découle.

Pour l’instant, la pandémie de Covid-19 a sérieusement ralenti les enquêtes du bureau du procureur, y compris celle sur la Birmanie, ouverte en novembre 2019. Et comme dans nombre d’affaires, il faudra sans doute des mois, voir des années, avant que les juges ne valident de futurs mandats d’arrêt et qu’un procès puisse s’ouvrir. A moins que les deux hommes soient inculpés et décident de plaider « coupable ». Dans la négociation judiciaire qui s’engagerait alors avec le bureau du procureur, les repentis pourraient raconter par le détail les crimes auxquels ils ont participé, voir déposer un jour contre leurs supérieurs.

8 septembre 2020

Asie - À Hong Kong, la police s’en prend aux manifestations contre le report des législatives

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COURRIER INTERNATIONAL (PARIS)

Des centaines de policiers anti-émeutes ont été déployés dimanche à Hong Kong, afin de contrecarrer les appels à manifester lancés sur internet contre le report du scrutin législatif. Près de 300 personnes ont été arrêtées par les forces de l’ordre lors de ce rassemblement, l’un des plus importants depuis l’entrée en vigueur de la loi sur la sécurité nationale.

Les manifestants pro-démocratie ont fait dimanche leur retour en masse dans les rues de Hong Kong. Des milliers de personnes ont répondu présents à un appel à se rassembler, lancé en ligne, pour protester contre le report du scrutin législatif qui aurait dû avoir lieu le jour même. “C’est l’une des plus grandes manifestations depuis l’entrée en vigueur de la loi chinoise sur la sécurité nationale “, précise la correspondante du Guardian à Hong Kong, Helen Davidson.

L’élection du Legco (Conseil législatif de Hong Kong) est l’un des rares scrutins permettant aux Hongkongais de voter. Le 31 juillet dernier, la cheffe de l’exécutif local, Carrie Lam, nommée par Pékin, avait annoncé que l’élection serait repoussée à l’année prochaine en raison de la crise du Covid-19. Mais “certains militants pro-démocratie, qui pensaient pouvoir obtenir la majorité au conseil législatif de la ville, ont accusé le gouvernement d’utiliser la pandémie comme excuse par crainte que les partis progouvernementaux ne subissent une défaite”, explique CNN.

Des “poches de contestation” apparaissent malgré la loi sur la sécurité

La forte mobilisation de dimanche était révélatrice de “la colère qui continue de monter à Hong Kong face à l’érosion croissante des droits civiques sur le territoire”, souligne le Washington Post. “Des poches de contestation sont apparues ces dernières semaines, malgré les fortes sanctions” prévues par la nouvelle loi sur la sécurité nationale, note le quotidien.

Dimanche, des centaines de policiers anti-émeutes ont été déployés à Kowloon afin de contrecarrer les appels à manifester lancés sur internet. “Des scènes chaotiques ont éclaté” un peu plus à l’ouest, à Mong Kok, lorsque des officiers en civil ont pulvérisé du gaz poivré sur des protestataires et les ont plaqués au sol, rapporte le South China Morning Post. La police a aussi hissé un drapeau violet pour avertir ceux qui scandaient des slogans appelant à la libération de Hong Kong, qu’ils pourraient être arrêtés pour avoir enfreint la législation sur la sécurité nationale.

Le coronavirus, une opportunité pour Pékin

Au total, près de 300 personnes ont été interpellées par les forces de l’ordre, la plupart pour participation à un rassemblement non autorisé, selon la police. Une femme accusée d’avoir scandé des slogans en faveur de l’indépendance a, elle, été placée en détention en vertu de la nouvelle loi chinoise sur la sécurité.

Dimanche soir, le gouvernement de Hong Kong a condamné “les actes illégaux et égoïstes” des manifestants. “La priorité pour Hong Kong actuellement est de s’unir et de combattre ensemble le virus”, a affirmé un porte-parole gouvernemental.

Dans un entretien au Hong Kong Free Press, l’historien Jeffrey Wasserstrom estime que Pékin a largement profité de la pandémie et du fait que le reste du monde était distrait par le virus, pour asseoir sa politique à Hong Kong. “Nous n’avons aucun moyen de savoir vraiment ce qui se passe au sein du gouvernement chinois, mais je pense que le coronavirus lui a fourni une opportunité qui a été saisie”, note l’universitaire.

Noémie Taylor-Rosner

8 septembre 2020

L’opposant russe Alexeï Navalny sort du coma, Moscou continue de nier tout acte « criminel »

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Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant, Thomas Wieder, Berlin, correspondant Le Monde

Les médecins allemands restent prudents sur l’état de santé de l’opposant russe et estiment « qu’il est trop tôt pour évaluer les conséquences à long terme de l’empoisonnement dont il a été l’objet ».

Alexeï Navalny va mieux. Le leader de l’opposition russe « a été sorti de son coma artificiel », « réagit à la parole » et va « progressivement » cesser d’être placé sous respirateur artificiel, a indiqué, lundi 7 septembre, l’hôpital berlinois de la Charité, dans un communiqué. Dix-huit jours après le malaise dont M. Navalny a été victime à bord d’un vol commercial en Sibérie, les médecins allemands restent toutefois très prudents.

« Il est trop tôt pour évaluer les conséquences à long terme de l’empoisonnement sévère dont il a été l’objet », précise le bulletin de santé, publié cinq jours après que le gouvernement allemand eut révélé que M. Navalny avait été intoxiqué par un agent de la famille du Novitchok. Mis au point en URSS dans les années 1970, ce poison innervant particulièrement puissant a notamment été utilisé contre l’ancien espion russe Sergueï Skripal et sa fille, en 2018, en Angleterre. Londres avait alors dénoncé une tentative de meurtre diligentée par la Russie, et menée par les services de renseignement militaire russe (le GRU).

« Clarifier ce qui s’est passé »

Pour l’heure, les proches d’Alexeï Navalny font preuve de retenue se contentant de relayer les communiqués émis par les médecins berlinois. Le soulagement est toutefois perceptible au sein de la famille libérale, comme en témoigne l’humour avec lequel le politiste russe Fiodor Kracheninnikov s’est adressé, lundi soir, aux autorités : « Tremblez, parce que, maintenant, c’est Navalny lui-même qui va s’occuper de l’enquête sur cet empoisonnement. »

Le clin d’œil est un rappel des enquêtes implacables conduites par Alexeï Navalny. Depuis qu’il est hospitalisé, deux nouvelles vidéos ont ainsi été diffusées par le Fonds contre la corruption, totalisant des millions de vues. Il s’agit des dernières investigations menées par l’avocat à Novossibirsk et à Tomsk, là où il a pu être empoisonné. Elles racontent comment ces deux villes de Sibérie sont gérées avec des méthodes mafieuses par le parti au pouvoir Russie unie.

La boutade de M. Kracheninnikov rappelle surtout qu’aucune enquête formelle n’a été ouverte en Russie, où la police des transports en est toujours à des « vérifications préliminaires ». C’est d’ailleurs là que réside le nœud du conflit naissant entre Moscou et les Européens, alors que le ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas, a évoqué, dimanche, la possibilité de sanctions « si, dans les prochains jours, la partie russe ne contribue pas à clarifier ce qui s’est passé ».

Parmi les options évoquées, le gel du projet de gazoduc Nord Stream 2, qui doit acheminer du gaz russe en Allemagne via la mer Baltique et dont de plus en plus de responsables politiques allemands, y compris au sein de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de la chancelière Angela Merkel, réclament désormais l’arrêt du chantier depuis qu’il a été révélé que M. Navalny a été empoisonné au Novitchok.

Malgré ces menaces, les autorités russes continuent toutefois de camper sur une position simple, considérant qu’il n’y a aucune raison de suspecter un quelconque acte « criminel » dans le cas Navalny. Le Kremlin, par la voix de son porte-parole, a répété, lundi, que « toute tentative d’associer la Russie de quelque manière que ce soit à ce qui s’est passé est inacceptable à nos yeux ». La porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Maria Zakharova, a même accusé Berlin « de retarder le processus de l’enquête qu’elle réclame », en ne transmettant pas les pièces du dossier. « Délibérément ? », a-t-elle écrit sur Facebook, en suggérant que l’Allemagne jouait « un double jeu ».

Versions alternatives en Russie

Cette position assez formelle n’est qu’un des éléments de la stratégie défensive qui se met en place en Russie. Comme dans les premiers temps ayant suivi l’hospitalisation de M. Navalny, médias et officiels multiplient les explications et les versions alternatives.

Celle présentée avec le plus de constance veut que l’opposant ait été empoisonné après son transfert en Allemagne. Des médecins et des experts en poison sont convoqués pour défendre cette idée. Parmi eux, le créateur supposé du Novitchok, Leonid Rink, condamné dans les années 1990 pour avoir vendu cette substance à des groupes criminels, ou le député Andreï Lougovoï, chef présumé du commando ayant assassiné l’ancien agent Alexandre Litvinenko au Royaume-Uni, en 2006.

Le député Ruslan Balbek défend également cette théorie en expliquant que « le scandale artificiellement créé autour de Navalny est une tentative de donner un second souffle aux actions de contestation illégales en Biélorussie ».

Dimanche soir, les deux principales chaînes de télévision ont elles aussi présenté cette version, en soulignant que le « projet Navalny, mis en place à l’époque Obama », avait perdu son utilité pour les Occidentaux et ne pouvait servir qu’à alimenter un nouveau contentieux avec la Russie. Margarita Simonian, la patronne de RT, qui assurait jusque-là qu’une cuillère de sucre aurait empêché le « malaise », a de son côté évoqué un empoisonnement commandité par Mikhaïl Khodorkovski, ancien patron de Ioukos en exil et opposant à Vladimir Poutine.

Signe en tout cas que la perspective d’un conflit prolongé avec l’Ouest voire de sanctions est prise très au sérieux, le rouble s’est redressé, lundi soir, après l’annonce d’une amélioration de l’état de santé d’Alexeï Navalny.

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8 septembre 2020

Assassinat de Jamal Khashoggi : Riyad referme le volet judiciaire mais n’éteint pas le scandale

jamal

Par Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant

La peine de mort infligée en décembre 2019 aux membres du commando qui ont tué le journaliste saoudien, à Istanbul en 2018, a été commuée en vingt années de prison.

La décision était attendue. Les cinq agents des services de sécurité saoudiens, considérés comme les exécutants de l’opération visant à faire taire Jamal Khashoggi, un journaliste très critique du prince héritier Mohammed Ben Salman, échapperont à la peine de mort. La sentence, qui avait été prononcée en décembre 2019, à l’issue du procès de Riyad qui avait blanchi les cerveaux supposés de cet assassinat, a été commuée lundi 7 septembre en peine de vingt ans de prison par un tribunal saoudien.

Ce verdict, ultime étape de la procédure judiciaire lancé par le royaume en réponse au scandale planétaire suscité par la mort du journaliste en octobre 2018 à Istanbul (Turquie), est la conséquence logique du pardon que les fils de Jamal Khashoggi avaient octroyé, en mai, aux assassins de leur père. A l’époque, la presse gouvernementale avait présenté le geste, annoncé pendant le mois sacré de ramadan, comme une bonne action, conforme à la tradition islamique. Mais des observateurs avaient douté de son caractère spontané, en mettant en avant les villas de plusieurs millions de dollars offertes par la couronne saoudienne aux enfants du défunt.

L’existence de ces « cadeaux » avait été révélée par le Washington Post, le quotidien américain où Jamal Khashoggi, célèbre signature de la presse saoudienne, parti en exil aux Etats-Unis en 2017, chroniquait la dérive autocratique de Mohammed Ben Salman, dit « MBS ».

C’est dans le consulat du royaume à Istanbul, où il s’était rendu pour des formalités administratives, en vue d’un remariage, que le journaliste a été tué, au moyen d’une injection létale administrée par un commando de barbouzes, venus en catimini de Riyad. Son corps, qui a été démembré, n’a jamais été retrouvé.

« Un acte de plus dans une parodie de justice »

Selon les agences de renseignements occidentales, dont la CIA américaine, cette équipée macabre n’a pas pu être menée sans l’aval de l’omniprésent « MBS », qui a la haute main sur l’appareil sécuritaire saoudien. Mais le fils du roi Salman, qui a démenti toute connaissance de l’opération, a été exonéré de toute responsabilité par la justice de son pays, laquelle a entériné sans surprise la thèse du pouvoir : celle d’une opération ayant mal tourné, conduite par des éléments incontrôlés.

Les deux membres de l’entourage du prince héritier suspectés d’avoir conçu et supervisé l’opération ont également été mis hors de cause par le système judiciaire saoudien. Le conseiller média de « MBS », le très redouté Saoud Al-Qahtani, à la pointe de la surveillance des opposants, n’a pas été poursuivi et le numéro deux des renseignements, le général Ahmed Al-Assiri, a été acquitté en décembre 2019.

Les trois autres membres du commando d’Istanbul, reconnus alors coupable d’avoir tenté de dissimuler l’assassinat, ont vu leurs peines confirmées par le second jugement, lundi 7 septembre : dix ans de prison pour l’un et sept ans de prisons pour les deux autres. Tout en se félicitant que la peine capitale ne soit pas appliquée dans cette affaire, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard, a dénoncé « un acte de plus dans une parodie de justice ».

« Ces verdicts n’ont aucune légitimité légale ou morale, au terme d’un procès qui n’était ni équitable ni juste ni transparent », a écrit sur Twitter l’experte onusienne. Dans un rapport cinglant, publié en juin 2019, celle-ci avait appelé à l’ouverture d’une enquête internationale et à l’imposition de sanctions contre Mohammed Ben Salman « jusqu’à ce que la preuve de sa non-implication dans cette exécution soit apportée et corroborée ».

Pour Riyad, une affaire désastreuse en termes d’image

La Turquie pour sa part, qui avait fait éclater le scandale en révélant le contenu des enregistrements réalisés à l’intérieur du consulat d’Istanbul par des micros espions, a commencé à juger par contumace vingt Saoudiens début juillet, dont Saoud Al-Qahtani et Ahmed Al-Assiri.

La fiancée turque de Jamal Khashoggi, Hatice Cengiz, qu’il devait épouser peu après sa visite au consulat, espère que ce procès permettra de « faire la lumière » sur plusieurs zones d’ombre, notamment ce qui est advenu des restes de l’ancien journaliste.

En dépit des efforts de Riyad pour clore cette affaire, désastreuse en termes d’image, celle-ci continue de coller à « MBS ». Durant les deux années écoulées depuis l’assassinat d’Istanbul, le prince héritier n’a mis les pieds ni aux Etats-Unis ni en Europe.

6 septembre 2020

Enquête - A Hongkong, les riches et puissants louent le resserrement sécuritaire

Par Florence de Changy, Hongkong, correspondance - Le Monde

L’élite pro-Pékin estime avoir beaucoup perdu du fait de l’entêtement de la jeunesse. Deux populations cohabitent dans la plus grande incompréhension et une haine farouche

« Je n’ai rien à redire contre la loi de sécurité nationale, si ce n’est qu’elle est arrivée trop tard », affirme serein Bosco Ho, fondateur du cabinet d’architecture à son nom, Ho & Partners Architects, au sujet du texte imposé par Pékin, promulgué le 30 juin, et considéré par l’opposition démocratique comme un assaut fatal sur les libertés individuelles des Hongkongais. Le texte crée des crimes, comme la sédition, passibles dans certains cas non définis de la perpétuité, et importe sur ce territoire les outils de l’appareil répressif chinois. L’entreprise de M. Ho a, à son crédit, une longue liste de vastes et prestigieuses réalisations à travers le monde, la plus politique d’entre elles étant le « bureau de liaison », l’état-major du gouvernement central chinois à Hongkong.

L’entretien a lieu un dimanche soir dans le restaurant huppé du Jockey Club, où les familles les plus riches et les plus influentes de l’ancienne colonie britannique se sont habituées à croiser des riches plus récemment parvenus. Sous l’ère britannique, ce cercle exclusif fut un temps fermé aux femmes et aux Hongkongais. On y entend désormais des éclats de voix en mandarin, au milieu du cantonais parlé à Hongkong. « Les milieux d’affaires n’aspirent qu’à une chose : la stabilité. Tout va rentrer dans l’ordre », renchérit, confiant, l’architecte réputé.

« PÉKIN A FAIT PREUVE D’UNE PATIENCE INOUÏE. APRÈS UN AN DE CHAOS INCONTRÔLABLE ET DES SLOGANS DE PLUS EN PLUS IRRESPECTUEUX, IL FALLAIT BIEN QU’ILS INTERVIENNENT », REGINA IP, DÉPUTÉE.

Outre la primauté de la stabilité, l’autre mantra des Hongkongais pro-Pékin est le « bon droit chinois ». Tous rappellent que « Hongkong est partie intégrante de la Chine, que cela plaise ou non ». Le premier article de la Basic Law, la mini-Constitution en vigueur depuis le retour du territoire dans le giron chinois en 1997, est d’ailleurs là pour le rappeler. Quant au passage en force de la loi de sécurité nationale (LSN), il s’explique ainsi : « Non seulement quasiment tous les pays développés ont des lois semblables, mais cela fait vingt-trois ans que nous [Hongkong] étions tenus de faire adopter des lois garantissant la sécurité selon l’article 23 de la Basic Law. Pékin a fait preuve d’une patience inouïe. Après un an de chaos incontrôlable et des slogans de plus en plus irrespectueux, il fallait bien qu’ils interviennent », observe la députée Regina Ip.

Pilier du camp pro-Pékin, Mme Ip est bien placée pour parler de l’article 23, ayant dû démissionner de son poste de ministre de la sécurité en juillet 2003 après des manifestations monstres en opposition à la tentative de faire alors entrer en application des lois de sécurité. Depuis, aucun chef de l’exécutif n’a osé remettre le sujet sur la table. « Ce qu’il y a de merveilleux quand c’est la Chine qui impose, c’est que personne n’a le temps d’en discuter ! », ajoute-t-elle. Pour l’establishment, si Hongkong avait respecté ses engagements, Pékin n’aurait pas eu à intervenir.

Optimisme insolent de la Bourse

Force est de constater que la loi a eu un certain effet, au moins provisoirement. « Le chaos de 2019 mettait tout le monde mal à l’aise. Les gens savent que la loi de sécurité nationale va restaurer le calme », affirme Bernard Chan, à la tête d’un grand groupe d’assurance et qui siège, à titre non officiel, au Conseil exécutif (Exco), le gouvernement de Hongkong. Depuis l’imposition du texte, la Bourse de Hongkong affiche effectivement un optimisme insolent et le secteur financier continue ses affaires comme si de rien n’était. La place financière vise d’ailleurs à retrouver le premier rang mondial des introductions en Bourse qu’elle occupait en 2019.

« Les entreprises en tout genre, mais surtout le commerce de détail, la restauration et l’hôtellerie ont énormément souffert des manifestations. Ce fut un chaos terrible et inacceptable. Depuis la LSN, le désordre a disparu presque instantanément. C’est donc une bonne nouvelle pour le business », déclare Felix Chung, président du parti libéral (pro-establishment) et député représentant les métiers du textile au Parlement. Il souligne que si les milieux d’affaires s’étaient ouvertement opposés, en 2019, à la loi d’extradition qui fut à l’origine des manifestations, cette fois, ils ne se sentent pas concernés par les quatre crimes (sédition, sécession, terrorisme et collusion) couverts par la LSN. « La loi d’extradition couvrait la corruption, or par le passé, faire des affaires avec la Chine impliquait forcément de faire des cadeaux à des gens haut placés. Aucun secteur n’était épargné. Les milieux d’affaires se sentaient visés. Mais avec la LSN, pas du tout », explique-t-il.

Malgré cette ambiguïté, tous en veulent au camp prodémocratie de ne pas avoir su s’arrêter, une fois retiré le projet de loi qu’ils redoutaient ; au système éducatif de Hongkong trop libéral à leurs yeux, d’être responsable de la façon de penser « erronée » de la jeunesse ; aux médias occidentaux, d’être terriblement biaisés, et, bien sûr aux Etats-Unis, d’avoir aggravé la crise en s’y immisçant ouvertement.

« SI LE CAMP PRODÉMOCRATIE AVAIT FAIT PREUVE D’UN MINIMUM DE SENS POLITIQUE, ILS AURAIENT SU S’ARRÊTER UNE FOIS QU’ILS AVAIENT OBTENU CE QU’ILS DEMANDAIENT », V-NEE YEH, EX-MEMBRE DU CONSEIL EXÉCUTIF

L’establishment reproche notamment au camp prodémocratie d’avoir persisté avec ses « cinq demandes » – dont l’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel direct, l’amnistie des manifestants et une enquête indépendante sur les violences policières – même après que le projet de loi qui avait déclenché la mobilisation a été retiré. « La politique est l’art du possible, du probable et du compromis, se désole V-Nee Yeh, fondateur de plusieurs fonds d’investissements et ancien membre du Conseil exécutif (Exco). Si le camp prodémocratie avait fait preuve d’un minimum de sens politique, ils auraient su s’arrêter une fois qu’ils avaient obtenu ce qu’ils demandaient. »

Il évoque notamment la proposition avancée par Pékin en 2014 de présélectionner une poignée de candidats de son goût dont un serait ensuite élu par le peuple de Hongkong à la tête de l’exécutif local. « Même imparfait, cela aurait été une avancée constitutionnelle énorme. Quel gaspillage… », ajoute l’investisseur qui se dit « extrêmement frustré et en colère que l’on en soit arrivé là » et condamne « l’irresponsabilité des deux camps ».

« Plus cher, moins travailleur et plus exigeant »

« Proposer de “brûler tous ensemble”, c’est bien le slogan le plus irresponsable de tout ce qu’on a entendu depuis le début de cette crise. Cela montre que ces jeunes ne se sont jamais battus pour faire de Hongkong ce qu’elle est aujourd’hui », estime Esther Lam, (nom modifié) femme d’affaires accomplie, issue d’une grande famille chinoise qui a dû fuir la révolution communiste en abandonnant toute sa fortune. « Ces jeunes ont clairement une fausse idée de la vie. Les médias occidentaux en ont fait des héros de valeurs universelles, en oubliant de dire que leur action a été désastreuse tant pour la ville que pour eux », s’agace-t-elle.

« Quand mon entreprise a ouvert à Canton, les salaires étaient sept fois inférieurs aux salaires de Hongkong. Aujourd’hui, un salaire chinois correspond à environ 60 % d’un salaire de Hongkong. Le miracle économique chinois a sorti des centaines de millions de personnes de la pauvreté en quelques décennies, et Hongkong lui doit l’essentiel de sa richesse. Les jeunes ne le comprennent-ils pas ? », interroge Bosco Ho.

Plusieurs responsables de banques internationales admettent aussi, sous le couvert de l’anonymat, qu’ils préfèrent souvent embaucher un jeune de Chine continentale qu’un jeune Hongkongais car, à qualifications égales, le Hongkongais est « non seulement plus cher, mais aussi moins travailleur et plus exigeant ». Certains regrettent que la jeunesse locale se soit braquée sur des revendications politiques au lieu de prendre acte de toutes les libertés qu’ils avaient déjà tout en profitant des opportunités colossales que leur offrait la proximité immédiate de la « grande baie », zone du sud de la Chine où les industries de pointe sont rassemblées avec l’ambition d’en faire une Sillicon Valley chinoise.

Du point de vue des élites hongkongaises, les jeunes détestent et rejettent le modèle imposé par le Parti communiste chinois parce que l’université les a programmés à penser ainsi, et non parce que le système communiste est autoritaire et liberticide. L’establishment en veut en particulier aux aînés les plus charismatiques du mouvement de protestation, notamment le professeur de droit Benny Tai ou le patron de presse prodémocratie Jimmy Lai, d’avoir « fourvoyé la jeunesse dans cette impasse ».

Sentiment latent d’inquiétude

Beaucoup dans ce camp estiment que, plus que la LSN, ce sont les menaces de sanctions américaines qui font planer un doute sur l’avenir du territoire. Car l’économie de Hongkong se détériorait déjà au printemps 2019 sur fond de tensions commerciales entre Pékin et Washington. Depuis, les manifestations et la pandémie ont aggravé le tableau. « Nous sommes dans une situation totalement inédite, cela crée une certaine anxiété. Car si la LSN a apporté de la certitude, les menaces américaines, elles, créent un nouveau type d’incertitudes », estime Bernard Chan. « Quand le président de la première puissance mondiale annonce que “les marchés de Hongkong vont aller en enfer” [déclaration de Donald Trump le 14 août] bien sûr que cela nous inquiète ! », confirme Felix Chung. « Ce n’est absolument pas la fin de Hongkong, mais elle va devenir plus chinoise, plus vite ; et c’est bien de la faute des Etats-Unis ! », estime Regina Ip.

Quand les langues se délient un peu, c’est parfois pour admettre que la loi est « très [trop] vague », que l’on serait « mieux sans ». Tous admettent que, si la LSN a momentanément étouffé les symptômes du malaise hongkongais, le coup de force de Pékin n’a résolu aucun des problèmes de fond qui ont entretenu la révolte : inégalités énormes, logements inabordables, abus policiers et musellement de plus en plus strict de toute critique du gouvernement…

Même du côté prochinois, un sentiment latent d’inquiétude est palpable à l’idée qu’à l’Etat de droit succède l’arbitraire policier qui a cours en Chine continentale. Là-bas, une fois la dissidence écrasée, c’est dans les jeux de pouvoir, de factions et de réseau, auxquels ces milieux influents sont exposés, que les outils répressifs sont employés. De fait, peu de gens acceptent de parler ouvertement. « Dans les déjeuners officiels, chacun sert la soupe car personne n’ose lancer le moindre débat. La loi de sécurité nationale a été un énorme choc, même pour le camp pro-Pékin », assure un grand banquier étranger.

5 septembre 2020

Affaire Navalny : Donald Trump attend des preuves.

Invité en conférence de presse à commenter l’empoisonnement de l’opposant russe, le président américain a souligné qu’il ne savait pas “exactement ce qu’il s’était passé”. Il s’agissait de sa première déclaration publique sur l’affaire, note Axios. “C’est intéressant que tout le monde parle toujours de la Russie. Mais en ce moment, la Chine est probablement une nation dont vous devriez parler beaucoup plus que la Russie parce que ce que fait la Chine est bien pire”, a-t-il conseillé aux journalistes. CNN constate que Donald Trump s’est, une nouvelle fois, “abstenu de condamner la Russie, même si des dirigeants du monde ainsi que des membres de son administration l’ont fait”. Le locataire de la Maison Blanche a tout de même dénoncé une situation “tragique” et prévenu qu’il “serait très en colère” si le rôle du Kremlin était avéré.

4 septembre 2020

Portrait - Alexandre Loukachenko, dernier dinosaure de l’ère soviétique

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant Le Monde

L’autocrate biélorusse, au pouvoir depuis 1994, fait face à une contestation inédite dans son pays. Avec lui, c’est toute une époque qui se débat pour ne pas disparaître, celle née après la chute de l’URSS.

Il a suffi qu’il apparaisse dans sa résidence de Minsk, uniforme noir et kalachnikov à la main, pour que la Biélorussie, au lieu de trembler de peur, éclate de rire. C’était le 23 août. A quelques centaines de mètres de là, une foule immense s’était à nouveau réunie sur la place de l’Indépendance, plus de 100 000 personnes l’appelant, lui, à quitter le pouvoir. Quelques centaines de manifestants avaient ensuite pris le chemin du palais présidentiel. Fidèle à la stratégie non violente de la contestation, la foule s’était arrêtée devant les cordons de sécurité.

Aucun danger mais peu importe, Alexandre Loukachenko a atterri en hélicoptère dans l’enceinte du palais, son fils de 15 ans lourdement armé sur les talons. Il s’est enquis de ce que faisaient les « rats » et a disparu dans la résidence, sans lire, probablement, les quolibets qui fusaient déjà sur les réseaux sociaux.

Quelque chose est cassé dans la mécanique Loukachenko. L’esbroufe, la menace ne fonctionnent plus. Pour « gagner » l’élection présidentielle du 9 août, il a organisé une fraude d’une ampleur inédite – même à l’échelle de son régime. Les résultats des quelques bureaux de vote qui ont refusé de se plier aux ordres montrent que son adversaire, Svetlana Tsikhanovskaïa, a probablement gagné au premier tour.

Et pourtant, il s’accroche, Alexandre Loukachenko, comme s’il voulait grappiller encore quelques mois, quelques années, peut-être. Il est au pouvoir depuis 1994, deux ans de moins que son homologue tadjik, Emomali Rahmon, recordman de l’espace post-soviétique. Il n’a que 66 ans… Péché d’orgueil, il s’est accordé son score traditionnel, 80 % des voix, un décompte que ses concitoyens ont reçu comme un crachat à la figure. Les manifestations monstres que les matraques ne suffisent plus à disperser ne le font pas ciller. Elles paraissent si loin, et la télévision, reprise en main par des « spécialistes » invités de Russie, n’en montre rien.

Un modèle à part

On a vu l’incompréhension sur son visage quand des ouvriers de l’usine MZKT, où sont fabriqués des véhicules lourds, agricoles et militaires, pourtant dûment préparés et sélectionnés, l’ont conspué, le 17 août : « Pars ! Pars ! » Si même eux l’abandonnent, à quoi tient son pouvoir ? La réponse est simple : la chute de Loukachenko n’a, pour l’heure, été retardée que par le soutien de Moscou et la loyauté indéfectible des forces de sécurité.

Ses efforts pour reconquérir l’opinion ne passent plus. Sa lente agonie apparaît à la fois comme une caricature et un condensé de ce règne long de vingt-six ans. M. Loukachenko alterne la menace et la cajolerie. Il implore, s’oublie même, de cette voix étonnamment haut perchée qui est sa marque de fabrique. Devant un noyau de fidèles, grimpé sur un tracteur, il a promis de ne pas abandonner, « même après [s]a mort »… Même son habileté légendaire à naviguer entre Est et Ouest commence à ressembler au tour usé d’un prestidigitateur auquel plus personne ne croit : ses accusations d’ingérence russe comme celles d’une invasion de l’OTAN ne suscitent plus que des haussements d’épaules.

Pour autant, il serait réducteur de résumer la personnalité et la place singulière qu’aura occupée M. Loukachenko à cette figure de dirigeant aux abois, s’agitant face à des moulins à vent et matraquant son peuple. Avec lui, c’est une époque qui se débat pour ne pas disparaître. Au-delà des dates et des records, le chef de l’Etat aura façonné un modèle à part, mélange de soviétisme rebattu et de populisme avant-gardiste.

On a souvent fait du dirigeant biélorusse un homme de la terre. Rien n’est moins vrai. Originaire de la région de Moguilev, orphelin de père, il fut bel et bien directeur d’un sovkhoze, une ferme collective, entre 1987 et 1990. L’un de ses faits d’armes est d’y avoir rossé de ses mains un tractoriste « paresseux ». Pour le reste, sa carrière fut celle d’un homme du sérail, un politique, au sein du Parti communiste ou dans l’encadrement idéologique des travailleurs.

Discours résolument passéiste

En 1990, député du Conseil suprême de la République biélorusse, il rejoint le groupe des « communistes pour la démocratie ». Peu connu du grand public, il s’impose lors de l’élection présidentielle de 1994 en se forgeant une image d’homme à poigne dévoué à la lutte contre la corruption, se promenant en permanence avec une mallette censée contenir les « preuves » de ladite corruption. Quelques jours avant le vote, il se prétend victime d’une tentative d’assassinat, la première d’une longue série d’affabulations.

Les éléments qui constitueront le socle de son modèle autoritaire et social s’agencent avec une étonnante célérité. Dès 1996, le jeune président change la Constitution à son profit, ajoutant deux ans à son mandat. En 1999 et 2000, trois de ses opposants les plus sérieux disparaissent coup sur coup, vraisemblablement assassinés.

A l’aune des pratiques régionales, ce durcissement autoritaire est banal. La singularité d’Alexandre Loukachenko est ailleurs : pendant que ses homologues vendent à leur population, au moins en paroles, la modernisation et l’ouverture au monde, M. Loukachenko assume un discours résolument passéiste, jouant de la nostalgie soviétique. Dès 1995, il donne à la langue russe le statut de langue officielle au côté du biélorusse et rétablit un drapeau inspiré de la période soviétique.

La Biélorussie de Loukachenko se rêve en kolkhoze géant, en usine merveilleuse avec faucille et marteau au fronton. Ses emblèmes sont les tracteurs et les hauts-fourneaux. Autant que les mamelles de l’économie biélorusse, ils constituent à eux seuls une promesse idéologique. En vingt-six ans de règne, les journaux télévisés auront montré des centaines d’heures de ces visites du président aux ouvriers, aux paysans. Chacune d’elles est aussi l’occasion d’affirmer ce style bravache que les Biélorusses apprécient, ces provocations volontiers machistes, égocentriques, pleines d’un bon sens supposé « paysan ». L’Allemagne nazie est pour lui un modèle de « république de type présidentiel ». Avant que Vladimir Poutine ne devienne maître en la matière, Alexandre Loukachenko s’est depuis longtemps fait une spécialité de ces séances publiques de remontrances des fonctionnaires.

Le dirigeant n’a pas retenu du soviétisme que son folklore. Il mène une politique sociale réellement protectrice, en particulier à l’égard des ouvriers. Les usines les moins rentables sont maintenues à flot par des subventions massives, l’emploi et les salaires sont garantis. Les campagnes et l’agriculture, elles, feront l’objet d’une réelle modernisation. Cela n’empêche pas la prévarication et la mainmise d’une petite caste au sommet de l’Etat, qui contrôle près des trois quarts de l’économie.

« Dernier dictateur d’Europe »

La Biélorussie est un pays rassurant, protégé des tourments du monde extérieur : l’ordre est maintenu, y compris avec la pratique de la peine de mort, les routes sont en meilleur état que dans le reste de la région, la corruption des élites y est moins importante que, par exemple, dans l’Ukraine voisine. Cette politique a deux corollaires. Le premier est le soutien de la Russie, qui subventionne massivement l’économie nationale, notamment grâce à un mécanisme de fourniture de pétrole à prix cassés, que les raffineries biélorusses revendent ensuite en Europe. La fin progressive de ce système aura d’ailleurs précipité la déchéance de l’autocrate, incapable de maintenir à flots son Etat social.

Le modèle de Loukachenko implique aussi une conduite parfaitement autoritaire des affaires du pays. Le sommet de l’Etat est opaque, avec des rotations de cadres fréquentes, qui permettent de calmer les ambitions ; le KGB, les services de sécurité sont tout-puissants et présents jusque dans les échelons les plus bas de la société ; les médias sont muselés, l’opposition est marginalisée et les élections truquées. En 2004, la limitation du nombre de mandats est supprimée : « Batka », le « papa » de la nation, peut devenir président à vie. L’année suivante, la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice utilise une formule qui fera florès : Alexandre Loukachenko est « le dernier dictateur d’Europe ».

Les premiers remous sérieux arrivent dans les années 2010. Il y a d’abord le scrutin présidentiel de décembre 2010, qui voit, à Minsk, des dizaines de milliers de personnes dénoncer des fraudes. Les forces de sécurité font preuve d’une brutalité sauvage, comparable à celle qui sera déployée en 2020. Les manifestants sont alors moins nombreux, peut-être moins lassés – ils cèdent.

L’autre tournant de la décennie est la crise chez le voisin ukrainien – révolution de Maïdan, que l’autocrate observe avec méfiance, et intervention russe avec l’annexion de la Crimée et la guerre fomentée par Moscou dans le Donbass. Le moment est menaçant, rappel de la position précaire qu’occupe Minsk sur l’échiquier régional. Vue de Moscou, la souveraineté de la Biélorussie est une chose encore plus factice que celle de l’Ukraine. Depuis des années, M. Loukachenko louvoie pour éviter une intégration plus poussée de son pays à la Russie, perspective qu’il a acceptée en signant un traité d’union, en 1999.

Dans la main du Kremlin

Ces troubles seront une chance inespérée pour M. Loukachenko. Ils semblent valider, aux yeux du peuple biélorusse, son obsession de la stabilité ; leur président est bien le meilleur rempart face au chaos. Au niveau diplomatique, Minsk se donne de l’air : en prenant ses distances avec la politique agressive de Moscou, puis en s’imposant comme médiateur pour la question du Donbass, Alexandre Loukachenko regagne les faveurs de l’Ouest. En libérant ses derniers prisonniers politiques, il obtient une levée des sanctions européennes qui frappent son régime. Il attendra en vain, en revanche, les milliards qui pourraient sauver son régime de la faillite.

La vie est un éternel recommencement : les sanctions sont de retour à la faveur de cette crise, et M. Loukachenko a fini par se placer dans la main du Kremlin, sa vieille hantise. Tout plutôt qu’abandonner, finir, chassé de son pays, dans une villa de la banlieue de Moscou, à l’instar de son homologue ukrainien, Viktor Ianoukovitch.

En vingt-six ans de pouvoir, Alexandre Loukachenko, personnage orgueilleux entouré de courtisans, a même fini par s’identifier à son pays. Avant sa disgrâce, il cherchait à imposer son fils Nikolaï comme un successeur potentiel, l’emmenant partout avec lui, uniforme sur mesure sur les épaules. Ce même Nikolaï qui accompagne désormais son père une arme à la main.

Depuis ses palais (on lui en attribue seize), il n’aura pas vu venir les transformations de la société biélorusse. Lorsqu’au printemps, il balaie la menace du coronavirus par ses boutades habituelles – une maladie que l’on combat avec de la vodka, au volant d’un tracteur –, il ne comprend pas que ses concitoyens ne rient plus. Depuis longtemps, ils surfent sur Internet, voyagent en Europe. Quelques semaines plus tard, ceux qui le défient dans la rue ne peuvent être que des « drogués, des alcooliques et des chômeurs ».

Le 16 août, le jour où, pour la première fois, les Biélorusses sont sortis par centaines de milliers dans les rues, bravant une répression d’une brutalité extrême, galvanisés même par les images et les récits de tortures en prison, on l’a vu s’écrier, incrédule : « J’ai nourri ce pays de mon sein gauche ! Je lui ai donné mes meilleures années. » Peut-être, mais sans voir que ce pays avait changé sans lui demander la permission.

4 septembre 2020

Affaire Navalny : Bruxelles met la pression sur Moscou.

Au nom des 27 États membres de l’Union, le représentant de l’UE pour la diplomatie, Josep Borrell, a exhorté jeudi le gouvernement russe à “faire tout son possible pour mener une enquête approfondie” sur l’empoisonnement de l’opposant russe, victime selon Berlin d’une attaque à l’agent neurotoxique de type Novitchok. Pour la première fois, le dirigeant européen a aussi évoqué d’éventuelles sanctions : “l’UE se réserve le droit de prendre des mesures appropriées, y compris des mesures restrictives”, a-t-il affirmé. Mais Bruxelles et l’Allemagne ont “des moyens de pression très limités contre la Russie”, estime l’universitaire allemand Hans-Henning Schröder, interrogé jeudi par le journaliste de la Deutsche Welle Berndt Riegert. Pour le chercheur, la seule chose qui pourrait avoir un impact serait que Berlin et l’UE arrêtent d’importer du gaz russe. “Mais c’est irréaliste parce que ça coûterait extrêmement cher et ça demanderait une réorganisation logistique énorme”, estime-t-il. Depuis quelques jours, des voix s’élèvent sur le continent européen pour réclamer que l’UE renonce au projet controversé de gazoduc NordStream2 qui doit abreuver l’Europe et notamment l’Allemagne en gaz russe.

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