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Jours tranquilles à Paris
19 mai 2020

Michel Piccoli, les choses de sa vie

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Monument du cinéma français, l’acteur prolifique, anti star-system et intelligence aux aguets, n’a cessé de se réinventer à travers plus de 200 films, dont «le Mépris» et «Habemus Papam». Il est mort le 12 mai à 94 ans.

Alors voilà, le plus grand acteur que l’on ait connu est mort, un mardi 12 mai, à 94 ans. L’emphase chez Michel Piccoli se doublait toujours d’un envers de farce qui la faisait tenir debout, d’un souci de se rendre invisible, pudique à l’extrême sous l’habit des centaines de rôles endossés, pour mieux laisser l’imaginaire, le délire et le lyrisme s’y engouffrer à bas bruit. Et pourtant, on ne voit pas bien comment dire autrement l’un des seuls comédiens de ce siècle et du précédent qui ne puisse d’aucune manière se trouver réduit à une idée, un geste, un trait ou un rôle où l’on voudrait discerner, un peu plus qu'ailleurs : le plus grand. Personne, à vrai dire, depuis que des images fixent la vie des corps ne s’est approché sans doute de la démesure de la fresque composée par Piccoli, où se sont inscrites pendant près de soixante ans ce que tant de grands auteurs et d’insondables êtres de fictions avaient de secrets auxquels il prêtait son insatiable disponibilité. Des films qui nous écrasent, d’autres dont les beautés nous coulent dans les veines, des films aussi qu’on n’aime pas beaucoup, où il n’est pas moins génial, malgré sa discrétion, sa défiance des numéros d’acteurs. Il s’est souvent engouffré dans des rôles et des projets avec passion, perte et fracas, jusqu’à s’endetter pour que certains se fassent (pas forcément ses meilleurs), s’y ruiner, lui qui avait si longtemps été un acteur pauvre et méconnu, et devoir se refaire en cachetonnant dans des réclames.

Fraternité fusionnelle

«J’aimerais jouer comme Munch peint», a-t-il dit dans un de ces entretiens où se lisaient sa défiance des termes vagues, imprécis, et son souci de la valeur des mots, comme on parle de valeurs musicales - même s’il s’entichait aussi de vocables auxquels il prenait goût au point de vouloir y plier le monde entier : ainsi toutes choses et personnes dépeintes par Piccoli pouvaient se repeindre aux couleurs des «extravagant !» qu’il énonçait à tout propos, comme s’il cherchait à tirer tous les vertiges possibles d’un alcoolisme de mignonettes. A propos de Munch encore : «Ça peut paraître intellectuel et très prétentieux. Lorsqu’on regarde ses tableaux de loin, on voit bien ce qu’il a représenté, un arbre, quelqu’un qui crie. Alors on s’approche : il y a là, de près, un apparent désordre, un fouillis. Puis en reculant, le fouillis disparaît, mais le délire reste.» Face à la démesure et au délire calme du monument Piccoli, on aura beau s’avancer et reculer, on sera en peine de saisir quoi que ce soit qui ne nous échappe aussitôt, tout comme il semblait jouer une chose et en vivre une autre en même temps, écouter, entendre comme aucun autre acteur ne savait le donner à voir, et fomenter une acrobatie ravalée - «l’écoute peut suffire à jouer», a-t-il aussi dit. L’épaisseur de regards où l’on pouvait lire à la fois l’aménité et la folie, les abîmes de l’égarement en même temps qu’un coup d’avance ; la droiture stricte de postures cintrées mais comme vêtues de tutus imaginaires ; la furie tendue de velours rugissant quand les rêveries ductiles qu’il semblait contenir se faisaient orages électriques ; cette voix surtout, dont on n’aurait su dire si elle nous étreignait de douceur ou de violence contenue, si elle était un baume ou un venin, tout cela disait la multiplicité des vies que menait Michel Piccoli à chaque seconde passée sur un plateau de théâtre ou de cinéma : vivre toujours absolument, à la fois à côté de là où on l’attend, et si totalement présent.

«Il faut que l’acteur soit un peu auteur aussi, sans quoi ce n’est pas très passionnant», disait-il en 1973, sans deviner peut-être que la liberté de son appétit, sa force de travail, la reconnaissance de son génie et sa longévité le rendraient coauteur de centaines de films et spectacles, bien au-delà des quelques-uns qu’il aura mis en scène lui-même, sur le tard. Des films de Godard, Ferreri, Buñuel, Varda, Demy, Bava, Doillon, Ruiz, Sautet, Bellocchio, Hitchcock, Cavalier, Vecchiali, Costa-Gavras, Skolimowski, Brisseau, Malle, Corbucci, Lelouch, Carax, Bonello, Bonitzer, Lvovsky, Oliveira, Chahine…. enchaînés au gré d’une fraternité fusionnelle vouée aux personnages et aux auteurs, des rencontres et des fidélités aux petits et grands cinéastes, dont son intelligence mimétique se faisait souvent l’alter ego, ou le relais, en même temps que sa manière de paraître le spectateur le plus attentif, aux aguets de l’action dont il était au centre, ménageait un espace généreux à ceux qui le regardaient de part et d’autre de l’écran.

La dernière fois qu’on l’avait croisé en personne, il y a une dizaine d’années à Locarno, où il venait présenter encore, à 80 ans passés, un premier film (le Bel âge de Laurent Perreau), on l’avait vu se faire alpaguer par un officiel suisse qui, les yeux brillants, tenait à se rappeler à son souvenir : «Monsieur Piccoli ! Vous vous souvenez ? On avait déjeuné ensemble à Lausanne il y a cinq ans !» L’acteur, dont la mémoire devenue friable n’avait rien abîmé de la majestueuse répartie, s’était fendu d’un de ces sourires dont il cultivait mille nuances, et, avec cette affabilité si aiguisée qu’on ne saigne qu’une heure après sa coupure, avait répondu : «Et c’était bon ?» On n’y était pas, Michel, mais on jurerait que oui, c’était bon.

«Hasard tragique»

Il est né dans le XIIIe arrondissement de Paris le 27 décembre 1925 - père italien, mère française, tous deux musiciens. Cinquante ans plus tard, il écrira : «J’existe par hasard. Si mes parents n’avaient pas perdu un premier enfant peu avant ma naissance, je n’aurais sans doute jamais eu le loisir de vivre. Je ne pense pas être né de la surprise, mais bien d’une compensation. En soi une tragédie.» (Dialogues égoïstes, 1976, Olivier Orban). Ou encore : «C’est le hasard tragique par lequel je suis venu au monde. Je n’ai pas souffert d’être le fils de remplacement, mais cela me poursuit : tous mes amis sont nés de la quête d’un frère impossible.» (dans Libé en 2006). D’autres regrets plus ou moins tragiques planent sur le berceau : Henri Piccoli, dont le violon accompagne films muets et enterrements entre deux concerts, se serait rêvé acteur. La mère, Marcelle, qui joue du piano sans plus de gloire, macère entre sentiment de déclassement et révolte contre une condition de cadette d’une fratrie de douze, à la fortune évaporée. «Moi, je n’ai pas souffert comme elle, dira-t-il. Je suis tout de suite entré dans une vie modeste, mais tout à fait honorable. Je n’ai été blessé qu’à travers les souffrances de ma mère. C’est peut-être pour ça que j’ai une espèce de négligence, de mépris ou de hauteur vis-à-vis de l’argent.»

Dans un appartement minuscule où ses parents se vouent à leur activité musicale, Michel se révèle un enfant difficile, lorsqu’il ne se retranche pas dans une réserve «presque maladive». Il refuse furieusement d’apprendre la musique, prétextant même avoir la vue mauvaise pour déchiffrer les partitions - démasqué, il s’en tirera avec une paire de claques et la paix. On entreprend de soigner à la fois sa timidité et ses accès de caractère dans divers internats, où il monte pour la première fois sur scène, à 10 ans, dans une représentation des Habits neufs de l’empereur d’Andersen. En 1940, la famille choisit l’exil en Corrèze. Sur le trajet, qu’il accomplit seul à vélo tandis que sa mère prend le train, l’ado dira s’être senti pour la première fois libre et maître de lui-même, malgré le chaos des tableaux qu’il traverse sous la mitraille des avions allemands.

Bals populaires et boulots marmiteux

Depuis la grange d’une ferme où sa famille et d’autres s’entassent pour un temps, il poursuit sa scolarité sans éclat tantôt par correspondance, tantôt dans un moulin alentour, d’où il entend la voix de De Gaulle en juin. Sa mère rentrée à Paris rejoindre son père, son exode se poursuivra à Cavalaire, dans le Var, où il découvre l’amour en marge des bals populaires et de petits boulots marmiteux. Lors de ces deux années au vert, il contracte une passion qui ne le quittera pas, pour les chevaux - un coup de tête équin reçu bien plus tard lui vaudra bien à 70 ans une fameuse cicatrice sur le crâne. Puis il regagne la capitale en 1942, sèche les cours, fomente, comme on planifie une distraction, un attentat contre un officier allemand, feuillette les hypothèses de professions et de vies possibles sans fixer sur l’une d’entre elles sa passion. Chaque jeudi, il esquive les cours de maths pour lire voracement une revue hebdomadaire, Comédia : «Je lisais des articles qui traitaient de littérature, de cinéma, de spectacle… comme d’autres lisaient Mickey ou comme aujourd’hui les jeunes achètent, par exemple, des revues sur le surf. Ils adorent ça et ils dévorent pour nourrir leurs rêves… Je dévorais Comédia.»

Il n’idolâtre pourtant aucun acteur, ne sait rien du théâtre ou du cinéma, où ses parents ne l’ont jamais emmené. Et cependant, un jour, il assène à sa mère qu’il veut être comédien, et celle-ci le met alors simplement au défi d’intégrer un cours qui verrait un acteur en lui. Ce que, Paris libéré, il réussit. Il passe douze heures par jour à se familiariser avec quelques rudiments classiques d’articulation, «enfin heureux «d’apprendre». Il y croise épisodiquement Roger Carel, Maria Casarès venue se débarrasser de son accent et Luis Mariano, pas encore roucouleur. Il fréquente et fricote avec des danseuses. On est en 1945, la guerre s’achève. Il n’a pas encore 20 ans et n’aspire à rien tant qu’au théâtre, dont il se nourrit en auditeur libre au Conservatoire, puis au cours Simon, dans l’admiration éperdue d’un Louis Jouvet qu’il n’a pourtant aperçu que par bribes, avant de forcer la porte de la scène via la troupe de Georges Douking, «l’un des grands magiciens de théâtre». «Je ne pouvais pas tomber mieux. Cela m’a conduit vers un certain style dans le théâtre qui se divise en deux catégories, l’intellectuel et le boulevard. Moi je suis resté dans la première catégorie… Si j’étais tombé sur Bernstein ou Guitry ç’aurait été le contraire.» Sur la scène du Pigalle, théâtre bientôt détruit, il joue déjà deux rôles, un jeune homme et un vieillard.

«Mon talent réside entier dans le mimétisme»

D’autres costumes et pièces suivent, se montent et se chassent vite, où il est «un pion sur un jeu d’oie théâtral», classiques, staliniennes, cocardières, de cabaret, peu importe, irriguées par plus d’enthousiasme que de recettes, et il apparaît pour la première fois à l’écran, figurant en habit de paysan cévenol, dans Sortilèges de Christian-Jaque. Une fois, il joue une tragédie moderne sur une scène si étroite qu’un geste trop vaste lui brise l’index contre le mur. Parfois, la salle est moins peuplée que le plateau, mais à l’époque rien n’est cher et il survit de peu.

Il cachetonne sans honte ni ennui à la radio, vit sous le toit de ses parents qui le nourrissent encore et jouit de la voiture d’une amoureuse dotée «d’un monsieur très riche». A la Rose rouge, détenu par le futur cinéaste Nikos Papatakis, il rencontre des poètes, «les bohémiens de l’époque : Nimier, Blondin, Sartre évidemment». D’autres rencontres essentielles suivront : Boris Vian, Roger Blin… Un soir où il joue à la Renaissance, on le remarque. Le cinéaste communiste Louis Daquin lui offre en 1949 son premier rôle d’envergure, un mineur maudit, dans le Point du jour, puis le reconduit dans le Parfum de la dame en noir, en second couteau de Serge Reggiani. D’un revisionnage du Point du jour trente-deux ans plus tard, il dira à Libé : «C’était une autre personne que je voyais sur l’écran, mais ce qui m’a frappé c’est à quel point j’étais crédible en jeune mineur. J’ai compris à cet instant que mon talent réside entier dans le mimétisme, et que ma curiosité m’avait formé, plus que tout le reste.»

Humilité hirsute

Mais son apprentissage de la caméra, de laquelle il n’avait à ses débuts «aucun sens», s’opère aussi dans des courts métrages, pastiches de genres américains (western, épouvante et gangsters), plus tard réunis sous le titre Parodie parade. Entre deux spectacles, de G.B. Shaw ou des Frères Jacques, les tournages où il campe des rôles mineurs dans des films qui ne le sont pas moins aiguisent son goût de la technique, cette machinerie optique qui tend la mise en scène, pour mieux y faire luire les affects et les effets de son jeu. Il attendra toutefois ses 65 ans, en 1990, pour passer de l’autre côté de la caméra, le temps d’un court, sept ans avant de tourner le premier de ses trois beaux longs métrages de réalisateur, avec toute l’humilité hirsute du monde : Alors voilà (1997), la Plage noire (2001), C’est pas tout à fait la vie dont j’avais rêvé (2005).

Jusqu’en 1953, il subsiste à force de petits rôles arrachés sur des scènes modestes de la rive gauche où se cherchent les avant-gardes théâtrales du moment dans une obscurité qui tardera à se dissiper. Il prend part à l’aventure coopérative du théâtre de Babylone. Mettant la main à tout, de la régie aux menus travaux, il bricole beaucoup, joue tout autant sans guère s’enrichir plus, et lie connaissance avec sa future première épouse, la comédienne Eleonore Hirt, qui sera aussi la mère de sa fille, Anne-Cordélia. Un soir où il joue, tremblant, l’un des rôles majeurs des Aveux les plus doux de Georges Arnaud, Jean Renoir et Luis Buñuel sont dans la salle. Le premier le couvre de compliments, le second s’éclipse par dégoût des mondanités, mais deviendra vite son ami, et tous deux seront les premiers grands cinéastes à employer Piccoli. Renoir en 1954, dans French Cancan, où Piccoli n’a qu’un petit rôle de militaire, dans l’ombre de Gabin, mais suit le travail du maître avec passion ; Buñuel deux ans plus tard (la Mort en ce jardin, tourné avec Simone Signoret à Mexico), pour ne cesser de le retrouver, à six reprises : le Journal d’une femme de chambre (1964), Belle de jour (1967), la Voie lactée (1969), le Charme discret de la bourgeoisie (1972), le Fantôme de la liberté (1974) et Cet Obscur Objet du désir (1977).

Gouaches et lumières primaires

En attendant, il se fâche avec Jean Vilar, mais nourrit sa boulimie de rôles au théâtre, s’y ébat désormais avec tant d’aise qu’il se plaît à jouer des tours improvisés à ses partenaires de jeu et y connaît quelques succès. Surtout, il commence à travailler pour la télévision, où il conquiert un début de notoriété. Au cinéma, quand Jean-Pierre Melville le remarque et l’embauche pour le Doulos (1962), il cumule déjà une trentaine d’apparitions plus ou moins heureuses sur grand écran, y compris en armure et en Yougoslavie, dans un péplum de Cottafavi (les Vierges de Rome, 1961). Melville le range avec Reggiani et Belmondo du côté des plus américains des acteurs français : «Ils sont underplay», «avec cette nonchalance, cette économie de moyens que j’admire tant».

Et quand survient enfin l’année suivante «le grand départ» de sa carrière de star éclose tardivement, à 38 ans, c’est dans l’ombre du glamour hollywoodien. Godard, qui s’est entiché de lui chez Melville, avait Frank Sinatra en tête avant de lui proposer le rôle de Paul dans le Mépris, où il doit porter toujours le chapeau selon le modèle du «Dean Martin de Comme un torrent». Un jour de 1963, il convoque Piccoli, lui annonce qu’ils tournent trois semaines plus tard l’adaptation du livre de Moravia. L’aventure peinte de gouaches et lumières primaires au soleil de Capri, la villa Malaparte («Un des plus beaux lieux qui existent. Un nid d’aigle de mégalomane superbe. Une espèce de paquebot»), la nudité de Bardot arrachée de haute lutte au jeune gourou Nouvelle Vague par les producteurs s’agaçant de la continence du scénario qui se réinvente au jour le jour en des coulisses «difficiles», les fétiches hollywoodiens Fritz Lang et Jack Palance, tout cela laissera pour Piccoli la trace d’«un éblouissement» joyeux, dont le film fixe pour le reste du monde l’éclat indélébile, aussitôt versé à jamais à la mythologie cinéphile.

Enfin, joyeux, «capital» pour lui, et bizarre, se souviendra-t-il en 1981, entre deux bouffées de cigare au journal de TF1, quand il retrouve le cinéaste pour Passion : «Godard ? Quelqu’un d’exceptionnel et de bizarre», Bardot, «un animal bizarre aussi» ; Jack Palance «encore un boxeur bizarre». Fritz Lang, qui deviendra son ami, «pas rien»… Lui ? «Moi, petit débutant.» «Rencontrer Bardot était exceptionnel. Palance, je le connaissais déjà, j’avais joué au basket avec lui en Yougoslavie où on tournait chacun un péplum. Avec Brigitte on jouait au basket aussi, en quelque sorte, une sorte de basket.»

«Happé par le cinéma»

Aussitôt l’affaire en boîte, une partition tout autre face à Jeanne Moreau dans le Journal d’une femme de chambre de Buñuel permet à l’acteur d’entériner sa stature nouvelle dans le regard de tous. A la télé, le Dom Juan de Marcel Bluwal (1965) que l’on montrera encore dans les salles de classe des décennies plus tard, nourri de sa réputation déjà faite de séducteur, achèvera de donner au plus vaste nombre la mesure de sa grandeur, tandis que l’aspire désormais le tourbillon des tournages : «Le cinéma, écrira-t-il plus tard, est une magie qui rend fous ceux qui le regardent et ceux qui le font. J’ai été un jour happé par le cinéma.»

Et ainsi s’engouffre-t-il avec exaltation dans une enfilade de projets et de rôles qui l’enlacent et le recrachent à toute allure. Sans vertige aucun. Car l’acteur est mûr, sûr de son métier autant que de son art : en 1966, alors que sa filmographie vient de s’enrichir d’une quinzaine de titres en dix-huit mois, en des contrées aussi dépareillées du cinéma français que les Demoiselles de Rochefort chez Demy, Paris brûle-t-il ? de René Clément, les Créatures de Varda, Belle de jour de Buñuel, les Ruses du diable de Paul Vecchiali, la Curée de Roger Vadim ou Compartiment tueurs d’un Costa-Gavras débutant, un journaliste lui demande si son métier déborde totalement sa vie, et il réfute placidement. «Absolument pas. Je fais mon métier, une fois qu’il est fini, je pense à vivre. Et pas seulement à travers mon métier. Vivre c’est me promener, prendre mon temps, faire du petit avion, m’occuper de ma fille, de ma femme, des amis. Pas se regarder le nombril toute la vie sous prétexte qu’on est acteur.»

Cette année-là, au lendemain du tournage de Belle de jour, fin 1966, vivre c’est aussi se marier «le plus discrètement possible» avec Juliette Gréco, de deux ans sa cadette, quelques mois seulement après leur coup de foudre. «Et vous savez, finalement, là où on est le mieux caché, c’est chez soi.» «On n’arrivera certainement pas toujours à concilier nos carrières, mais ça ira sans doute très bien», assure-t-il aux échos mondains, le lendemain de la noce. Il l’accompagnera dans son premier voyage en URSS, elle le nourrira de foie gras, ils iront ensemble aux concerts hippies de Hugues Aufray. Dix ans plus tard, ils se séparent. Il épousera en 1978 la scénariste Ludivine Clerc, auprès de qui il finira ses jours, entouré des deux enfants qu’ils avaient adoptés ensemble, Inord et Missia.

Mais alors que les médias raffolent désormais de lui, pourtant bombardé star totale seulement une fois la quarantaine passée, déjà dégarnie et grisonnante, loin des silhouettes de play-boys et éphèbes en vogue (Delon, Belmondo, Brialy), il a beau poser entouré de mannequins dénudées dans les pages de Lui, quelque chose de la discrétion qui enveloppait ses débuts ne le quitte jamais vraiment. A moins que ce ne soit l’emprise du souvenir de l’Homme invisible, le premier film qu’il se rappellera avoir vu, et une figure dont il dira souvent combien il aurait aimé l’incarner. Il esquive les questions personnelles («Parler des femmes avec qui j’ai vécu serait indécent») et n’envisage sa notoriété vrombissante qu’en véhicule de combats sociaux rivés à gauche (de manifestations contre la censure et la guerre du Vietnam ou pour l’Indochine, aux bras de Rocard et Krivine, en plaidoyers pour les précaires) et, surtout, de son insatiable appétit de jouer, de jouir à plein de ce monde et cette époque si distants des nôtres, de vagues nouvelles déferlant de toutes parts, qui ont consacré en idole ce type certes génial, mais dépourvu du minois ou de l’ego d’un jeune premier.

Expériences sauvages et monument ogresque

Jamais il ne perdra la mémoire amère de ses débuts, de la misère dans laquelle ont baigné les premières décennies de sa vie d’artiste, et il ne cessera de rappeler les éloges de ses interlocuteurs à la prime cruauté de son parcours. Jamais non plus il n’abandonnera le théâtre, où son itinéraire croise Peter Brook, Bob Wilson ou Chéreau, pour découvrir la cour d’honneur à Avignon en 1988, dans un Conte d’hiver mis en scène par Luc Bondy. Cela, en même temps qu’il sillonne autant de continents que possible du cinéma du moment, tournant avec (et «ratant», de son propre aveu) Hitchcock (l’Etau, 1969) comme Mario Bava (Danger : Diabolik ! 1969), croisant Orson Welles chez Philippe de Broca (la Poudre d’escampette, 1971) et Catherine Deneuve aussi souvent que possible (une quinzaine de films ensemble, de 1966 à 2012). Collectionnant également les pactes au long cours avec des cinéastes aimés (avec son «Pygmalion» Buñuel donc, Ferreri dont «l’univers fou [lui] convient parfaitement», comme par «télépathie», Sautet - «un jumeau» -, Chabrol, Deville, puis Rivette, Ruiz et De Oliveira ou même Carax) et les expériences sauvages où il se jette tête baissée ou cul nu, dont la liberté n’a pas toujours bien vieilli mais où la légèreté qui ourle ses excès et ses inventions n’apparaît aujourd'hui défraîchie en rien.

«Quand on a beaucoup travaillé, on a des amis, des metteurs en scène qui eux mettent un, deux ou trois ans à faire un film. Quand on a rencontré un metteur en scène, on ne peut plus le quitter comme ça, dira-t-il en 1973. On dit que je travaille beaucoup, d’aucuns disent même qu’avant 40 ans j’avais une carrière un peu nulle, ce qui était absolument faux alors que je travaillais autant, mais dans des théâtres. Ça ne se savait pas.»

Chaque fois qu’on l’interrogera au passé comme au présent sur ses faits de gloire de monument ogresque et suprêmement vivant, il aura semblé recevoir les honneurs avec le même alliage de moquerie et de défiance bravache avec lequel il essuyait les scandales - les films de Ferreri, souvent hués à Cannes, la Grande Bouffe en tête. En 1970, quand une speakerine lui demande s’il n’a pas le sentiment «d’être en ce moment vraiment LA vedette» («Sans doute, oui. Enfin, les autres ont la sensation, moi pas tellement»), comme en 2006, quand il s’agace dans la Croix qu’on veuille le statufier en ce roi Lear qu’il joue sur scène : «Il n’y a rien de pire, sinon se statufier soi-même. Cette seule idée m’est insupportable. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai beaucoup résisté à André Engel quand il m’a proposé de jouer le Roi Lear en 1993. Je n’ai dit oui [qu’en 2006] , parvenu à un certain âge, on vous épingle Lear comme une décoration. Je n’ai jamais aimé être décoré. Encore moins épinglé. C’est très beau, mais ça signifie la mort comme pour les papillons.»

«Fantasme»

Jusqu’au bout, veut-on croire, alors que sa santé et la frilosité des assureurs l’avaient éloigné des plateaux depuis cinq ans, Michel Piccoli n’aura jamais habité que cet intense présent qui était en lui le temps unique et absolu du jeu, d’une modernité toujours à venir, qui n’a cessé de rajeunir, des plus antiques traces de son art captées par l’ORTF et des cinéastes oubliés jusqu’en des films récents de Bertrand Bonello (De la guerre, 2008), Nanni Moretti (Habemus Papam, 2011) ou Bertrand Mandico (Notre-Dame des hormones, 2015, ultime surgissement de sa voix au cinéma). Ainsi n’aura-t-il peut-être jamais trouvé le temps de se livrer à ce projet, ajourné à un «plus tard» sans point de chute, qu’il énonçait à Libé en 2006, à 81 ans : «Longtemps, j’ai fait un rêve. Je marche dans la rue, Bresson me croise, m’arrête et me dit : "Je suis Robert Bresson, accepteriez-vous de jouer dans mon prochain film de cinématographe ?" Ce fantasme s’est en quelque sorte concrétisé quand j’ai rencontré Otar Iosseliani, qui m’a dit : "Que diriez-vous de jouer le rôle d’une vieille dame dans mon prochain film ?" J’ai fait des essais de robes, rouges à lèvres, soutiens-gorge, et ce fut extrêmement voluptueux. Je n’ai jamais demandé à Iosseliani pourquoi il avait pensé à moi mais, en me voyant dans ce rôle, je me suis immédiatement dit, et ce fut un choc : "Je suis ma mère."» Avant de se prescrire, pour «plus tard» et pour lui-même, du haut de ses quelque 200 films tournés : «Faire une psychanalyse à travers tous les personnages que j’ai joués.» LIBERATION

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19 mai 2020

Presse - Michel Piccoli

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18 mai 2020

Libération du 18 mai 2020

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17 mai 2020

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17 mai 2020

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16 mai 2020

Libération du 16 mai 2020

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16 mai 2020

IMAGINE

imagine

Avec Fanny Müller en couverture

16 mai 2020

Le Monde Diplomatique

chine etats

15 mai 2020

Le transfert du quotidien « Libération » à une fondation suscite des réserves

Par Sandrine Cassini - Le Monde

Altice Médias, le groupe du milliardaire Patrick Drahi, a annoncé que le journal, dont il est propriétaire depuis 2014, allait être placé dans un « Fonds de dotation pour une presse indépendante ».

A l’heure où tous les journaux rêvent d’indépendance capitalistique, difficile de critiquer l’annonce faite par Altice Médias. Le groupe du milliardaire Patrick Drahi a annoncé, jeudi 14 mai, que Libération, dont il est propriétaire depuis 2014, allait être placé dans un « Fonds de dotation pour une presse indépendante ». Le quotidien créé par Jean-Paul Sartre et Serge July en 1973 sortira du giron d’Altice. Il ne dépendra plus d’un industriel, ne pourra plus être cédé et appartiendra à une structure à but non lucratif. « Moralement, éthiquement et journalistiquement, c’est un progrès », se félicite Laurent Joffrin, directeur de la publication, qui va rejoindre le conseil d’administration du fonds.

Altice France, qui possède SFR, BFM-TV et RMC, assure qu’il « dotera substantiellement » la structure, et continuera à éponger les pertes du quotidien « tant que cela sera nécessaire », promet M. Joffrin. En 2018, le journal perdait encore 8,9 millions d’euros. De son côté, M. Drahi « continuera d’accompagner Libération », indique un courriel adressé aux salariés.

Cette annonce soudaine a créé un sentiment contrasté au sein du journal. « L’équipe de Libération salue le projet, [mais] regrette que cette décision, d’une importance fondamentale dans l’histoire et pour l’avenir de Libération, ait été annoncée de façon inattendue et non concertée », se sont émus les salariés dans un communiqué.

M. Drahi a-t-il l’indépendance de la presse chevillée au corps ou sort-il à bon compte d’un quotidien encore fragile, malgré une hausse de ses ventes en 2019 et alors que la crise du Covid-19 frappe durement la presse ? « S’il avait voulu s’en sortir facilement, il aurait pu tout vendre », rétorque M. Joffrin. « On a eu des propositions d’achat régulières depuis deux ans », assure-t-on au niveau interne.

Demande de « garanties juridiques, financières et sociales »

Mais quel prix aurait pu tirer le magnat des télécoms d’un journal fortement endetté ? Sûrement pas grand-chose. En revanche, le montage financier lié à cette fondation pourrait lui permettre de bénéficier d’un avantage fiscal important.

En effet, Altice Médias ne cède pas pour un euro symbolique Libération à la fondation, mais le vend pour un « montant équivalent à la dotation faite au fonds », explique-t-on au sein du titre. Le montant du don atteindra au moins de quoi éponger la dette de Libération, comprise entre 45 et 50 millions d’euros, résultat de plusieurs années de déficit cumulés. Or ce don pourra bénéficier d’une réduction d’impôt de 60 %. Altice France pourrait ainsi récupérer une partie des sommes investies.

Dans l’entourage de la direction, on fait valoir que la sortie de Libération d’Altice est la suite logique des désengagements successifs dans la presse. Le dernier titre cédé était L’Express, repris puis relancé par Alain Weill, par ailleurs PDG d’Altice Europe. L’expérience qu’a connue l’hebdomadaire n’est pas pour rassurer les journalistes. « On suit le même chemin. Il va y avoir une clause de cession pour réduire les coûts et on va déménager. On disparaît complètement des yeux d’Altice, alors qu’on était là et qu’on ne gênait personne », s’inquiète l’un d’eux. Le quotidien, installé dans le 15e arrondissement de Paris, avec SFR, BFM ou RMC, devrait regagner le cœur de la capitale d’ici à la fin de 2020. Au sein du quotidien, on justifie ce déménagement en expliquant que Libération supportait des coûts de structure trop élevés par rapport à sa taille.

Comment s’assurer que M. Drahi, tenu aujourd’hui de payer les factures du journal, restera bien au chevet de Libération ? « Il m’a toujours dit qu’il avait un faible pour Libération, et qu’il avait promis de l’aider. Depuis, il a tenu parole. Et le laisser tomber ne serait pas bon pour son image », affirme M. Joffrin.

Les salariés, eux, demandent « des garanties juridiques, financières et sociales, notamment en matière de dotation et d’effectifs », et souhaitent être associés à la gouvernance. « Des discussions vont s’ouvrir », promet-on à la direction. Seule certitude, Patrick Drahi vient d’amorcer un plan de réorganisation chez Altice Médias (BFM-TV, RMC…), faisant craindre de nouvelles coupes dans les effectifs.

15 mai 2020

Libération de ce 15 mai 2020

liberation 15 mai

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