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Jours tranquilles à Paris
28 mai 2020

«Plutôt mourir du Covid que de la faim»

Par Clyde Marlo-Plumauzille , historienne, chargée de recherches au CNRS — pour Libération

Les émeutes de la faim, qui semblaient appartenir au passé, ressurgissent avec la pandémie, et on sait toute la charge politique dont elles sont porteuses.

«Plutôt mourir du coronavirus que de la faim» (Liban, l’Orient-le Jour, 31 mars) ; «La faim nous tuera avant le coronavirus» (Angola, le Monde, 16 avril) ; «Ici, on a plus peur de mourir de faim que du coronavirus !» (Mayotte, Charlie Hebdo, 6 avril) ; «Nous mourrons de faim» (Chili, El Mostrador, 18 mai). Des pays riches, comme des pays pauvres, de l’Amérique latine à la péninsule indo-pakistanaise en passant par l’Europe et l’Afrique, résonne la clameur des forçats de la faim dont les rangs ne cessent de s’étoffer sous l’effet de la crise du coronavirus. Partout, les associations d’aide alimentaire se retrouvent confrontées à une demande croissante. Les Restos du cœur, qui font face notamment à l’afflux des étudiants et des travailleurs pauvres, évoquent pour la France une multiplication «par deux ou par trois» du nombre de bénéficiaires.

Selon une projection du Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU du 21 avril, le nombre de personnes au bord de la famine ne cesse d’augmenter et risque même de doubler, passant de 135 millions à 265 millions d’ici à la fin 2020 (1). Pour David Beasley, directeur du PAM, la conclusion à en tirer est sans nuance : «Nous sommes au bord d’une pandémie de la faim.»

On pensait les «émeutes de la faim» révolues, appartenant très largement aux siècles qui nous précédaient. Elles avaient été ainsi une des formes principales du répertoire de la colère des sociétés européennes confrontées à la transformation et à la marchandisation de leur agriculture du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle sous l’effet de la révolution industrielle. Elles avaient également pu éclore en Russie, à l’occasion des grandes manifestations de février 1917 à Saint-Pétersbourg et à Moscou, qui aboutiront au renversement du régime tsariste. Dans le courant des années 60-70, elles s’étaient déplacées dans les pays du Sud anciennement colonisés sous l’effet de l’explosion démographique et de la multiplication des conflits armés. En 2008, ou en 2011 à l’occasion des «printemps arabes», elles avaient encore fait l’actualité, sans pour autant qu’on s’en souvienne.

Ces derniers mois pourtant, au Liban, au Chili ou encore au Venezuela, des mouvements de contestation éclatent dans les quartiers populaires et les banlieues des grandes villes. En Seine-Saint-Denis, le préfet les redoute (Canard enchaîné, 22 avril). Hommes et femmes se retrouvent à braver les couvre-feux et les mesures de confinement pour réclamer un simple droit, celui de manger (2).

Passées comme présentes, ces émeutes demeurent les «formes élémentaires de la protestation» (Laurent Mucchielli) et la faim, toujours, se politise. C’est pour restituer cette part politique des contestations populaires d’Ancien Régime que l’historien britannique E. P. Thompson avait ainsi formulé l’expression d’«économie morale» (3). Dans son sillage, l’anthropologue James C. Scott avait quant à lui évoqué une «éthique de la subsistance» pour analyser les luttes et les arts de la résistance paysanne dans l’Asie du Sud-Est des années 60 (4).

Si les formulations et les horizons d’attente de ces mobilisations sont en fonction de l’époque dans lesquelles elles se produisent, reste que, à travers le temps, elles partagent en commun d’interroger ce qui doit faire société et ce qui constitue une vie vivable. Aujourd’hui, elles s’invitent à nouveau dans le débat public, mais peinent toujours à être reconnues pour la charge politique dont elles sont porteuses, à savoir la défense d’une sécurité d’existence de toutes et tous. Les stratégies politiques et sanitaires mises en place continuent de faire largement l’impasse sur ces problématiques, préférant débloquer tout au plus quelques aides ponctuelles. Les élites économiques, quant à elles, déjà affairées à reprendre le contrôle du «monde d’après», entendent poursuivre une logique marchande néolibérale dont la volonté de croissance s’appuie sur la décimation des biens sociaux les plus élémentaires. Cette surdité est criminelle, et, pendant ce temps, de plus en plus d’hommes et de femmes se retrouvent à devoir «choisir entre mourir de faim ou mourir du coronavirus» (Belgique, la Libre, 18 mars).

(1) https://insight.wfp.org/wfp-chief-warns-of-hunger-pandemic-as-global-food-crises-report-launched-3ee3edb38e47.

(2) Revue de presse de Caroline Broué et Roxane Poulain, «la Faim plus dangereuse que le coronavirus», 1er mai, France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/la-faim-plus-dangereuse-que-le-coronavirus.

(3) «The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century», Past and Present, 1971.

(4) The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, 1976.

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24 mai 2020

Philosophie - La pandémie nous éclaire sur nos frustrations permanentes

EL ESPECTADOR (BOGOTA)

La technologie et l’accélération de nos vies quotidiennes nous ont éloignés de toute sensation d’ennui, que le philosophe allemand Schopenhauer, au XIXe siècle, estimait pourtant fécond pour échapper à la frustration permanente et s’ouvrir à la création.

“Pessimisme” et “existentialisme”. Deux mots qui peuvent résumer la pensée d’Arthur Schopenhauer. Et deux notions qui se révèlent fort utiles pour lever le voile et dissiper les a priori sur des sentiments aujourd’hui trop souvent niés, caricaturés, vilipendés. Plus que la tristesse ou la défaite, c’est l’absurde de l’existence qu’a voulu souligner l’existentialisme des XIXe et XXe siècles en Allemagne et en France.

Le XXIe siècle, ses grandes idées de développement et ses outils de loisirs et de divertissement ont jeté l’anathème sur l’ennui. Rares sont ceux qui y cèdent volontiers, et plus encore depuis qu’il existe une réponse immédiate et automatique, le téléphone portable, pour contrecarrer l’ennui ou la contrariété, à peine ont-ils pointé le bout de leur nez. Paradoxalement, c’est bien la technologie qui a fait oublier à l’humanité que l’ennui était la voie royale vers la créativité et l’invention.

Involontaire introspection

Le bonheur factice et cette curieuse prétention à la perfection affichés sur ces réseaux sociaux qui nous accaparent tant ont peu à peu banni les sentiments “négatifs”, ceux qui rappellent la douleur, la nostalgie et l’absurdité de l’existence. En être la proie, c’est être faible, c’est “en faire des tonnes”.

À notre époque, on normalise un bonheur qui se sait fugace, on regarde d’un œil mauvais les désenchantés et ceux qui portent le fardeau d’une vie jugée sans attrait par le regard extérieur. Et en ces temps de confinement qui nous poussent à envisager l’autre comme une menace immédiate, revenir à l’angoisse de l’existence et à l’ennui né de la souffrance, c’est explorer cette affliction que nous nous cachons depuis si longtemps de peur de devoir prendre acte de notre fragilité.

De la satisfaction au vide

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer affirmait ainsi [les extraits qui suivent mêlent des citations originales et des textes d’exégèse de l’œuvre] que : “Chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. […] Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable ni repos.

Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré.”

Les passions, toujours éphémères

La souffrance, l’ennui, l’absurde. L’être humain est par nature complexe, et le capitalisme a bien montré que l’accumulation ne permet pas d’éteindre le désir. Peut-être est-ce même là le cas extrême d’une volonté exprimant son impossible satisfaction.

Et ce scénario de confinement, avec sa pénurie d’activités sociales, de présence humaine et autres traits habituels de notre quotidien, nous confronte à une solitude non voulue, une solitude redoutée même, qui ouvre la voie à la souffrance et à l’ennui mis à nu par le vide, sensation insupportable qui démontre que la volonté, mesurée à l’aune du désir et du plaisir, tombe et retombe sans cesse dans le même état, d’où un sentiment d’absurdité.

Schopenhauer affirmait :

“Supposons un homme en qui la volonté est animée d’une passion extraordinairement ardente. En vain, dans la fureur du désir, il ramasserait tout ce qui existe pour l’offrir à sa passion et la calmer ; nécessairement il éprouvera bientôt que tout contentement est de pure apparence, que l’objet possédé ne tient jamais les promesses de l’objet désiré, car il ne nous donne pas l’assouvissement final de notre fureur, de notre volonté ; que le désir satisfait change seulement de figure et prend une forme nouvelle pour nous torturer encore ; qu’enfin, les formes possibles fussent-elles toutes épuisées, le besoin de vouloir, sans motif connu, subsisterait et se révélerait sous l’aspect d’un sentiment de vide, d’ennui affreux : torture atroce !”

L’insupportable alternance de l’ennui et du désir

Le philosophe avait déjà remarqué que toute l’existence de l’homme oscille entre le vouloir et l’ennui ; c’est un va-et-vient constant, un cercle vicieux auquel il n’échappe pas, car justement la volonté débouche sur cette alternance que Schopenhauer décrit ainsi : “Tout bonheur est négatif, sans rien de positif ; nulle satisfaction, nul contentement, par suite, ne peut être de durée : au fond ils ne sont que la cessation d’une douleur ou d’une privation.”

En ce temps présent marqué par une propagande pour un bonheur qu’il faudrait mesurer à l’aune du succès et de la compétition, l’être humain retombe encore et toujours dans la souffrance de l’insatisfaction, dans cet ennui qui pousse à remettre toujours en cause ce que nous jugions pourtant suffisant et juste, pour nous et pour le monde.

24 mai 2020

Enquête - Coronavirus : ce que les grandes épidémies disent de notre manière d’habiter le monde

Par Anne Chemin - Le Monde

Comme la peste ou la grippe espagnole, le Covid-19 a envahi le monde en épousant les déplacements des hommes. S’il l’a fait, cette fois, à la vitesse de l’éclair, c’est parce que la planète est devenue une nébuleuse urbaine hyperconnectée.

C’est une carte animée de la Chine qui donne le vertige. On y voit d’immenses flux de petits points verts se déplacer en étoile autour des métropoles : fondés sur les données de géolocalisation des téléphones portables, ces mouvements enregistrés pendant le Nouvel An chinois retracent les centaines de millions de voyages qui ont permis au coronavirus de conquérir la Chine depuis la ville de Wuhan. Au milieu du nuage de points verts, figurent nombre de petits points rouges – ce sont, précise le New York Times, les personnes infectées par le SARS-CoV-2.

Le graphique suivant n’est guère plus rassurant : cette fois, les dizaines de milliers de points se dirigent vers Tokyo, Manille, Milan, Dubaï, Athènes, Buenos Aires, Islamabad, Los Angeles, Moscou, Singapour et Hongkong. En ce mois de janvier 2020, le New York Times recense 900 trajets par mois vers New York, 2 000 vers Sydney, 15 000 vers Banghok. Lorsque les vols au départ de Wuhan sont suspendus, fin janvier, il est déjà trop tard : les liaisons aériennes qui quadrillent le monde ont permis au virus de s’implanter sur tous les continents. « Dès la fin janvier, l’épidémie est présente dans plus de 30 villes et 26 pays », précise le quotidien.

« Ce n’est pas le virus, c’est l’homme qui fait l’épidémie »

Pour l’immunologue Norbert Gualde, professeur à l’université de Bordeaux, ces graphiques illustrent à merveille le mécanisme des épidémies. « Ce n’est pas le virus, c’est l’homme qui fait l’épidémie, rappelle-t-il. Le virus est sédentaire : il n’a aucun moyen de locomotion. Pour se déplacer, il lui faut passer de corps en corps. C’est ce qu’exprime l’étymologie du mot épidémie : le terme est emprunté au latin médical “epidemia”, lui-même issu de la racine grecque “epidemos” – “epi”, qui circule, “demos”, dans le peuple. »

La carte du New York Times aurait sans doute stupéfié les médecins qui, de la Renaissance au XIXe siècle, invoquaient au contraire la toute-puissance du « genius loci » (génie des lieux). « Ils croyaient fermement que l’apparition épidémique de certaines maladies était la conséquence des influences telluriques et cosmiques sur une région déterminée », souligne l’historien de la médecine Mirko Drazen Grmek (1924-2000), en 1963, dans Les Annales. A l’époque, nul ne redoutait les épidémies mondiales : l’heure était au contraire à la recherche des « conditions géographiques et astrales » qui engendraient, dans chaque lieu, des maladies singulières.

Cette tradition de la « topographie médicale » atteint son apogée au XVIIIe siècle avant de décliner à la fin du siècle suivant. Les découvertes de Louis Pasteur (1822-1895) et de Robert Koch (1843-1910) sur les micro-organismes pathogènes et leur contagion donnent le coup de grâce à une discipline qui souffre, selon Mirko Drazen Grmek, de son « caractère trop général » et de ses « synthèses précipitées ». Dès la fin du XIXe siècle, l’hygiéniste américain John Shaw Billings (1838-1913) n’hésite d’ailleurs pas à moquer ses confrères : il compare leur simplisme et leur naïveté à celle de chimistes qui voudraient analyser la composition d’un rat en le mettant tout entier dans un vase d’expérience.

« Un passager clandestin planétaire »

Le Covid-19 montre en effet que si les maladies contagieuses apparaissent plus aisément sous certains cieux, elles restent rarement prisonnières des « topographies médicales » imaginées aux XVIIe et XVIIIe siècles. Comme ses prédécesseurs, le SARS-CoV-2 s’est promené dans le vaste monde au gré des voyages des hommes : il est monté avec eux dans les trains, a emprunté des vols long-courriers, a séjourné dans des bateaux de croisière, a pris des autobus de banlieue. Le coronavirus est un « passager clandestin planétaire » qui suit pas à pas nos déplacements, résume le géographe Michel Lussault : comme toutes les épidémies, il raconte les allées et venues des hommes.

Née en Chine, la « peste noire » met ainsi plus d’une quinzaine d’années, au Moyen Age, pour atteindre l’Europe. Apparu au début des années 1330, le mal emprunte, au rythme des déplacements humains, les routes commerciales entre l’Asie et l’Europe jusqu’à Caffa, un comptoir génois de Crimée où se joue le « futur drame de l’Occident », notent Stéphane Barry et Nobert Gualde dans La Peste noire dans l’Occident chrétien et musulman (Ausonius, 2007). En 1345-1346, un chef militaire qui assiège la ville jette par-dessus l’enceinte des cadavres pestiférés. « Si certains historiens s’interrogent sur la véracité de cet événement, il est certain qu’une terrible épidémie éclate parmi la population. » En 1346, plusieurs navires partis de Caffa répandent alors la peste dans toute l’Europe.

Le mal se propage au fil des mois sur les côtes de la mer Noire, en Grèce, en Crète, à Chypre, avant de débarquer, le 1er novembre 1347, dans le port de Marseille. Il emprunte ensuite les voies commerciales terrestres et fluviales : la peste franchit les Alpes, frappe la Suisse et progresse vers l’Allemagne et les Pays-Bas. En Europe du Nord, elle traverse à nouveau la mer pour se répandre en Angleterre, puis, en 1349, en Irlande et en Ecosse. En 1350, elle atteint la Scandinavie, puis tout l’espace hanséatique, avant de toucher Moscou en 1352.

Routes commerciales et conflits militaires

Si les épidémies empruntent volontiers les routes commerciales tracées par les hommes, elles savent aussi tirer habilement parti des conflits militaires. Lors de la guerre de 1870-1871, les troupes françaises et prussiennes disséminent ainsi la variole sur l’ensemble du territoire. « Pendant l’année 1869 et le commencement de 1870, les épidémies demeurèrent locales ou ne se propagèrent, par voisinage, qu’à de très courtes distances, constate, en 1873, Paul-Emile Chauffard, rapporteur de l’Académie de médecine. Mais lorsque la guerre amena ce grand mouvement de population qui suivit nos premiers désastres, l’épidémie reprit de toutes parts une nouvelle intensité. »

Pendant le conflit, les soldats du Second Empire contaminent en effet les populations civiles. « Ils promènent la variole partout avec eux et les populations fuyant le flot envahisseur l’entraînent avec elles dans des retraites où elle n’avait pas encore sévi », poursuit Paul-Emile Chauffard. Une fois faits prisonniers, les militaires français exportent le virus dans les pays frontaliers. « A mesure des batailles perdues, ils sont envoyés dans des camps en Prusse, raconte, en 2011, l’historien des sciences Gérard Jorland dans la revue Les Tribunes de la santé. La population civile allemande, par le biais de ses interactions avec les prisonniers, est contaminée. »

Les réfugiés de Sedan propagent l’épidémie en Belgique, où elle fait plus de 33 000 morts en 1870-1872. Les volontaires italiens qui ont combattu en Côte-d’Or l’implantent à Naples, Milan, Turin et Gênes en rentrant chez eux. Les Français qui fuient les combats emportent le virus en Angleterre, où il provoque plus de 40 000 morts en 1871-1872. De ces pays, l’épidémie se répand en Irlande, en Ecosse, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Autriche et en Russie avant de conquérir les Etats-Unis, le Japon, le Chili, Hawaï, l’Australie, Bornéo, Ceylan et l’Inde. Dans la seule Europe, l’épidémie fait 500 000 morts.

Une cinquantaine d’années plus tard, au début du XXe siècle, c’est une nouvelle fois la guerre qui précipite la diffusion planétaire de la grippe espagnole. « L’épidémie, qui est repérée au Kansas au début du printemps 1918, franchit l’Atlantique grâce au premier conflit mondial, explique le géographe Freddy Vinet. La progression du virus suit les mouvements de troupes : au printemps 1918, les soldats américains envoyés sur le front diffusent le virus dans toute l’Europe, et à l’automne 1918, les militaires engagés sur le sol européen retournent chez eux en disséminant cette fois le virus dans les territoires coloniaux et les pays alliés. »

Une guerre éclair

Dans La Grande Grippe-1918, la pire épidémie du siècle (Vendémiaire, 2018), Freddy Vinet reconstitue en détail l’itinéraire de cette épidémie qui a fait plus de victimes que la première guerre mondiale. « Pour un virus se transmettant par voie respiratoire, les déplacements de troupes à l’échelle du globe sont une aubaine, explique-t-il. En 1918, plus de vingt pays sont en guerre, auxquels s’ajoutent les empires coloniaux – la quasi-totalité de l’Afrique, les Indes britanniques, les Indes Orientales néerlandaises (Indonésie), la Caraïbe… Les seuls recoins de la planète épargnés par le virus le doivent à leur isolement ou à des quarantaines strictes. »

Comme le bacille de la peste ou le virus de la grippe espagnole, le SARS-CoV-2 a envahi la planète en se glissant discrètement dans les bagages des hommes. Mais il l’a fait à une tout autre allure : la peste médiévale avait mis près de vingt ans pour passer des terres mongoles au port de Marseille, et le virus de la grippe espagnole, une année pour se répandre sur toute la Terre. Le coronavirus a, lui, mené une guerre éclair : apparu au mois de décembre en Chine, il a franchi les frontières et les océans à une vitesse foudroyante. Le 8 mars, plus de 100 pays avaient déjà signalé des cas de Covid-19.

Que nous disent ces épidémies de la géographie du monde ? En quoi témoignent-elles de notre manière d’habiter la planète ? La « peste noire » médiévale racontait la vitalité des routes commerciales entre l’Asie et l’Europe, et la grippe espagnole, l’ampleur des transports de troupes pendant la première guerre mondiale. Pour le géographe Michel Lussault, le SARS-CoV-2 est le signe que notre monde est devenu un « buissonnement d’interdépendances géographiques » : le moindre événement local se diffuse désormais sans délai à l’ensemble de la planète à la manière du battement d’ailes du papillon évoqué en 1972 par le météorologue Edward Lorenz.

LE CORONAVIRUS REMET FRONTALEMENT EN QUESTION NOS MODES DE VIE

Pour l’économiste Laurent Davezies, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, le coronavirus remet frontalement en question nos modes de vie. « Tout ce que nous considérions il y a encore quelques mois comme vertueux est devenu vicieux. La mondialisation a fait reculer la pauvreté comme jamais dans l’histoire de l’humanité mais elle a précipité l’extension de l’épidémie. La densité urbaine des métropoles a boosté l’innovation technologique mais elle a favorisé les contaminations. Le SARS-CoV-2 nous montre que la concentration et la mobilité qui régissent désormais la planète peuvent engendrer de graves périls. »

Si les hommes se sont toujours déplacés, le monde contemporain est en effet caractérisé par une explosion mobilitaire sans précédent. « Tout bouge, sans cesse : objets, marchandises, matières, données, informations, humains, animaux, et tout emprunte des voies innombrables – terrestres, maritimes, aériennes, satellitaires, filaires, constatent Michel Lussault et Cynthia Ghorra-Gobin, en 2015, dans la revue Tous urbains (PUF). Tout est sans cesse en contact avec tout et cela témoigne de la vigoureuse montée en puissance des pratiques mais aussi des imaginaires et des cultures de la connectivité. »

Les déplacements à l’intérieur des frontières ont beaucoup augmenté : un Français parcourt en moyenne près de 15 000 kilomètres par an contre moins de 10 000 en 1980. Le nombre de voyages à l’étranger a, lui aussi, explosé : en 2018, près de 1,5 milliard d’individus ont, au cours de l’année, franchi une frontière pour effectuer, loin de leur domicile, un séjour de moins d’un an, ce qui représente une progression de 50 % en une décennie. La tendance à franchir toujours plus les frontières n’est ni une mode ni une anomalie, résume François Héran, professeur au Collège de France : c’est une « lame de fond ».

Les marchandises, elles aussi, ne cessent de se déplacer

Pour Laurent Davezies, cette mobilité représente une « transformation radicale ». « Pendant des siècles, les Français avaient été assignés à résidence dans un territoire. Mais aujourd’hui, tout a changé : selon le sociologue Jean Viard, le travail, entre la naissance et la mort, ne représente plus que 12 % à 13 % de notre vie. L’immense plage de temps libéré par ce recul des contraintes professionnelles est consacrée à des activités qui supposent des déplacements – faire des études à l’étranger, visiter une ville pendant les vacances, partir en week-end, effectuer des visites familiales pendant la retraite. »

Les marchandises, elles aussi, ne cessent de se déplacer. Dans un livre publié en 1996, Mondialisation, villes et territoires (PUF), l’économiste Pierre Veltz décrivait les rouages de l’« économie d’archipel » composée par le réseau planétaire des grandes régions urbaines. « Ces métropoles concentrent l’essentiel des flux de toute nature, et notamment ceux d’une production industrielle de plus en plus éclatée, explique-t-il. Pour fabriquer une brosse à dents électrique, les piles viennent de Tokyo, l’assemblage est fait à Shenzhen et les tests aux Philippines. L’acier vient de Suède et le plastique d’Autriche. Au total, les composants parcourent plus de 30 000 kilomètres par air, par mer ou par route, avant de servir le marché californien. »

Dans cette nébuleuse hyperconnectée qu’est devenu le monde, les villes jouent un rôle capital. L’urbanisation de la planète est, selon Michel Lussault, une mutation comparable à celle du néolithique ou de la Révolution industrielle : aujourd’hui, plus de 4 milliards de personnes vivent en ville – et toutes ces zones urbaines sont reliées. « Loin de se réduire à un centre historique et à un quartier d’affaires, la métropole contemporaine doit plutôt s’appréhender comme un entrelacs de réseaux qui mettent quotidiennement en relation des lieux de formes, de tailles et de fonctions très diverses », analysent le géographe Eric Charmes et le politiste Max Rousseau dans un article publié sur le site de la Vie des idées.

Cette révolution ne s’est pas contentée d’engendrer des « world-cities » comme New York, Londres ou Tokyo : elle a également fait disparaître les frontières qui séparaient les villes des campagnes. « Aujourd’hui, en France, le monde rural est habité par des gens qui sont en relation permanente avec le monde urbain, souligne Laurent Davezies. La moitié des actifs qui vivent à la campagne travaillent en ville et tous fréquentent des circuits de consommation situés dans des territoires urbanisés. Les va-et-vient sont permanents – au point que certains géographes ont renoncé à utiliser les termes rural et urbain : ils parlent simplement d’une variation de la densité. Il n’y a pas de changement radical de mode de vie entre ces deux mondes. »

Le bouleversement des pratiques sociales

Selon le géographe et urbaniste Jacques Lévy, cette culture mondiale de la mobilité a provoqué un véritable changement d’échelle du monde. « A l’époque de la peste médiévale, les villageois se déplaçaient dans un réseau, comme nous, mais à l’échelle de la marche ou du cheval, explique le professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. La modernité a inventé un espace d’échelle mondiale à partir des espaces préexistants d’échelle inférieure. Certaines civilisations anciennes avaient imaginé sans y croire qu’un jour, elles pourraient se pencher au-dessus d’une corniche pour regarder l’ensemble du monde. Nous y sommes. »

Le plus étrange, poursuit Jacques Lévy, c’est que cette stupéfiante mutation s’est accomplie en l’absence de révolution des transports. « Les voitures et surtout les avions ne vont pas tellement plus vite que dans les années 1950, constate-t-il. L’explosion des mobilités n’est donc pas liée au changement de la vitesse nominale des transports mais au bouleversement des pratiques sociales. A l’époque préfordiste, la mobilité était pendulaire – elle se résumait aux trajets domicile-travail. Avec le fordisme, s’y sont ajoutés des voyages liés aux vacances et aux loisirs. Aujourd’hui, le trajet domicile-travail ne représente plus que 20 % des déplacements. »

Pour illustrer ce changement d’échelle, Jacques Lévy, Ogier Maître et Thibault Romany ont imaginé en 2016, dans la revue Réseaux, une nouvelle manière de cartographier le monde. A la métrique euclidienne classique – la distance kilométrique entre deux points –, ils ont substitué, pour 35 villes de plus de dix millions d’habitants, une « métrique de réseau » fondée sur le temps de transport entre les mégapoles. Cette carte ne cherche pas à représenter la topographie physique : elle s’efforce de dessiner les nouvelles lignes de force de l’espace mondial, faites de « réseaux et plus particulièrement de rhizomes ».

Le concept de rhizome

Inventé en 1980, par Gilles Deleuze et Félix Guattari, le concept de rhizome désigne des réseaux aux frontières floues dont les éléments s’influencent en permanence les uns les autres. Depuis la fin du XXe siècle, les « rhizomes ouverts de l’individu, urbain et mondialisé, contemporain » ont remplacé les « petits pays enclavés du paysan », conclut l’article. « Notre carte fait apparaître des ensembles que les transports ont rapprochés, même s’ils restent éloignés en kilomètres, ajoute Jacques Lévy. Cette trame du monde qui met en exergue les lieux forts et les liens rapides correspond parfaitement à la géographie de l’épidémie : le coronavirus colle à la planète interconnectée. »

C’est en effet en parcourant ces rhizomes que le coronavirus a conquis le monde à la vitesse de l’éclair. Il ne s’est pas contenté d’emprunter les avions, les bateaux ou les trains : il a prospéré dans les espaces publics interconnectés du monde contemporain que sont les gares, les stades de foot ou les galeries marchandes, ces lieux de sociabilité intense où les hommes se frôlent avant de se connecter à un autre pôle, un autre réseau, une autre ramification. « A l’échelle mondiale, l’infrastructure spatiale de cette épidémie, ce sont les hubs – les hubs stricto sensu que sont les aéroports, mais aussi les centralités plus spécialisées que sont, par exemple, les centres commerciaux », résume Jacques Lévy.

Avec la pandémie de Covid-19, la planète urbanisée et hyperconnectée de ce début de XXIe siècle s’est révélée extrêmement vulnérable : pour un virus aussi contagieux que le SARS-CoV-2, les flux, les rhizomes, les plates-formes, les liens et les réseaux constituent un véritable paradis. La lutte contre le coronavirus a donc imposé aux habitants de la planète un revirement radical : il a fallu immobiliser brutalement un monde qui vénérait depuis des décennies le principe de la mobilité. Reprendra-t-il, une fois que la pandémie sera vaincue, sa folle course – au risque de voir renaître de nouvelles épidémies ? Nul ne le sait encore.

22 mai 2020

Entretien - Philippe Descola : « Nous sommes devenus des virus pour la planète »

Par Nicolas Truong pour Le Monde

Dans un entretien au « Monde », l’anthropologue explique que cette pandémie doit conduire à une « politique de la Terre » entendue comme une maison commune dont l’usage ne serait plus réservé aux seuls humains.

Anthropologue, spécialiste des Jivaro achuar, en Amazonie équatorienne (Les Lances du crépuscule, Plon, 1994), Philippe Descola est professeur au Collège de France et titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature.

Disciple de Claude Lévi-Strauss, médaille d’or du CNRS (en 2012) pour l’ensemble de ses travaux, Philippe Descola développe une anthropologie comparative des rapports entre humains et non-humains qui a révolutionné à la fois le paysage des sciences humaines et la réflexion sur les enjeux écologiques de notre temps, dont témoignent notamment Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005) et La Composition des mondes (entretiens avec Pierre Charbonnier, Flammarion, 2014).

En quoi cette pandémie mondiale est-elle un « fait social total », comme disait Marcel Mauss, l’un des fondateurs de l’anthropologie ?

Un fait social total, c’est une institution ou des événements qui mettent en branle une société, qui font apparaître ses ressorts et ses valeurs, qui révèlent sa nature profonde. En ce sens, la pandémie est un réactif qui condense, non pas les singularités d’une société particulière, puisqu’elle est mondiale, mais certains traits du système qui régit le monde actuel, le capitalisme postindustriel.

Quels sont-ils ? D’abord, la dégradation et le rétrécissement sans précédent des milieux peu anthropisés du fait de leur exploitation par l’élevage extensif, l’agriculture industrielle, la colonisation interne et l’extraction de minerais et d’énergies fossiles. Cette situation a eu pour effet que des espèces sauvages réservoirs de pathogènes se sont trouvées en contact beaucoup plus intense avec des humains vivant dans des habitats beaucoup plus denses. Or les grandes pandémies sont des zoonoses, des maladies qui se propagent d’espèce en espèce et dont la diffusion est donc en grande partie dépendante des bouleversements écologiques.

Deuxième trait : la persistance criante des inégalités révélée par la situation de crise, à l’intérieur de chaque pays et entre les pays, qui rend ses conséquences très différentes selon la situation sociale et économique dans laquelle on se trouve. La pandémie permet de vérifier ce constat fait par l’anthropologue David Graeber que plus un emploi est utile à la société, moins il est payé et considéré. On découvre soudain l’importance cruciale des gens dont nous dépendons pour nous soigner, nous nourrir, nous débarrasser de nos ordures, et qui sont les premiers exposés à la maladie.

Troisième trait : la rapidité de la propagation de la pandémie. Que des maladies infectieuses fassent le tour de la Terre n’a rien de nouveau ; c’est que celle-ci le fasse si rapidement qui attire l’attention sur la forme présente de la mondialisation, laquelle paraît entièrement régie par la main invisible du marché, c’est-à-dire la règle du profit le plus rapide possible. Ce qui saute aux yeux, notamment avec les pénuries de masques, de tests ou de molécules thérapeutiques, c’est une division internationale de la production fondée sur deux omissions : celle du coût écologique du transport des marchandises et celle de la nécessité, pour faire société, d’une division locale du travail dans laquelle tous les savoir-faire sont représentés.

Cette crise est-elle due à la dévastation de la planète ou bien faut-il au contraire considérer que les épidémies font, depuis les âges qui ont précédé l’anthropocène, partie de l’histoire et que l’homme doit ainsi faire preuve d’humilité ?

En tant qu’américaniste, je suis douloureusement conscient du prix que les populations amérindiennes ont payé du fait de leur rencontre avec les maladies infectieuses apportées par les colonisateurs européens : entre le XVIe et le XVIIIe siècle, dans certaines régions, c’est 90 % de la population qui disparaît. Les épidémies nous accompagnent depuis les débuts de l’hominisation. Simplement, le développement de l’Etat-providence à partir de l’Europe depuis la fin du XIXe siècle a eu tendance à faire oublier à ceux qui en bénéficient que l’aléa et l’incertitude continuent d’être des composantes fondamentales de nos destins collectifs.

Pourquoi le capitalisme moderne est-il selon vous devenu une sorte de « virus du monde » ? Tout est-il la faute du capitalisme, alors que ces pandémies ne semblent pas être sans lien avec les marchés d’animaux vivants et la médecine traditionnelle chinoise ?

Un virus est un parasite qui se réplique aux dépens de son hôte, parfois jusqu’à le tuer. C’est ce que le capitalisme fait avec la Terre depuis les débuts de la révolution industrielle, pendant longtemps sans le savoir. Maintenant, nous le savons, mais nous semblons avoir peur du remède, que nous connaissons aussi, à savoir un bouleversement de nos modes de vie.

Sans doute les marchés traditionnels chinois contribuent-ils à la disparition du pangolin ou du rhinocéros. Mais les réseaux de contrebande d’espèces protégées qui les alimentent fonctionnent selon une logique parfaitement capitaliste. Pour ne rien dire du capitalisme sauvage des compagnies forestières chinoises ou malaises opérant en Indonésie, la main dans la main avec les plantations de palmiers à huile et les industries agroalimentaires.

Ceux qui n’opèrent pas selon ce modèle, ce sont les populations autochtones de Bornéo (et de bien d’autres régions du monde), qui défendent leurs territoires contre la déforestation. Le capitalisme est né en Europe, mais il n’est pas définissable ethniquement. Et il continue de se propager comme une épidémie, sauf qu’il ne tue pas directement ceux qui le pratiquent, mais les conditions de vie à long terme de tous les habitants de la Terre. Nous sommes devenus des virus pour la planète.

Cette crise n’est-elle pas l’occasion de concevoir autrement les rapports entre la culture et la nature, entre les humains et les non-humains ? Ou bien ne serait-on pas au contraire tenté d’accroître la distance entre « eux » et « nous » en raison des zoonoses ?

Au tournant du XVIIe siècle a commencé à se mettre en place en Europe une vision des choses que j’appelle « naturaliste », fondée sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non-humains. Sous le nom de nature, ce monde séparé pouvait devenir objet d’enquête scientifique, ressource illimitée, réservoir de symboles. Cette révolution mentale est l’une des sources de l’exploitation effrénée de la nature par le capitalisme industriel en même temps que du développement sans précédent des connaissances scientifiques.

Mais elle nous a fait oublier que la chaîne de la vie est formée de maillons interdépendants, dont certains ne sont pas vivants, et que nous ne pouvons pas nous abstraire du monde à notre guise. Le « nous » n’a donc guère de sens si l’on songe que le microbiote de chacun d’entre « nous » est composé de milliers de milliards d’« eux », ou que le CO2 que j’émets aujourd’hui affectera encore le climat dans mille ans. Les virus, les micro-organismes, les espèces animales et végétales que nous avons modifiées au fil des millénaires sont nos commensaux dans le banquet parfois tragique de la vie. Il est absurde de penser que l’on pourrait en prendre congé pour vivre dans une bulle.

Les peuples autochtones de l’Amazonie se ferment, se dispersent et se replient afin de faire face à l’épidémie. Devons-nous également nous abriter derrière nos frontières et nos nations ? Est-ce la fin, non seulement de la mondialisation, mais aussi d’un certain cosmopolitisme ?

Si l’on parle d’une cosmopolitique au sens du sociologue Ulrich Beck, à savoir la conscience acquise par une grande partie de l’humanité qu’elle partage une destinée commune parce qu’elle est exposée aux mêmes risques, alors on voit bien qu’il est illusoire de fermer les frontières. On ralentira peut-être la propagation du Covid-19, mais on n’empêchera pas une autre zoonose d’éclore ailleurs.

Surtout, on n’arrêtera pas le nuage de Tchernobyl ou la montée des mers. Et si certains Amérindiens d’Amazonie ont la possibilité d’empêcher des humains de pénétrer sur leurs territoires, parce qu’ils sont vecteurs de maladie ou chercheurs d’or, ils sont en revanche beaucoup plus accueillants pour les non-humains dont ils sont familiers. Et c’est en ce sens-là que le mot « cosmopolitique » pourrait prendre toute sa portée. Non comme un prolongement du projet kantien de formuler les règles universelles au moyen desquelles les humains, où qu’ils soient, pourraient mener une vie civilisée et pacifique. Mais au sens littéral, comme une politique du cosmos.

Une politique de la Terre entendue comme une maison commune dont l’usage n’est plus réservé aux seuls humains. Cela implique une révolution de la pensée politique de même ampleur que celle réalisée par la philosophie des Lumières puis par les penseurs du socialisme. On en voit des signes avant-coureurs.

Dans plusieurs pays on a donné une personnalité juridique à des milieux de vie (des montagnes, des bassins-versants, des terroirs), capables de faire valoir leurs intérêts propres par le biais de mandataires dont le bien-être dépend de celui de leur mandant. Dans plusieurs pays aussi, y compris en France, des petits collectifs ont fait sécession par rapport au mouvement continu d’appropriation de la nature et des biens communs qui caractérise le développement de l’Europe, puis du monde, depuis la fin du XVIe siècle. Ils mettent l’accent sur la solidarité entre espèces, l’identification à un milieu, le souci des autres et l’équilibre des rythmes de la vie plutôt que sur la compétition, l’appropriation privée et l’exploitation maximale des promesses de la Terre. C’est un véritable cosmopolitisme, de plein exercice.

Assiste-t-on à un tournant anthropologique de la pensée française avec l’éclosion d’une génération notamment formée par Bruno Latour et vous-même qui ne sépare plus de manière radicale les humains et les non-humains ?

On peut appeler ça un tournant anthropologique si l’on veut, à condition d’ajouter que, paradoxalement, c’est une anthropologie qui est devenue moins anthropocentrique, car elle a cessé de ravaler les non-humains à une fonction d’entourage et de réduire leurs propriétés aux aspirations et aux codes que les humains projettent sur eux. L’un des moyens pour ce faire fut d’introduire les non-humains comme des acteurs de plein droit sur la scène des analyses sociologiques en les faisant sortir de leur rôle habituel de poupées qu’un habile ventriloque manipule.

C’est un exercice qui va à rebours de plusieurs siècles d’exceptionnalisme humaniste au cours desquels nos modes de pensée ont rendu incongru que des machines, des montagnes ou des microbes puissent devenir autoréférentiels. Il a fallu pour cela traiter le non-humain comme un « fait social total » justement, c’est-à-dire le transformer en une sorte de planète autour de laquelle gravitent de multiples satellites. J’ai appelé ça l’anthropologie de la nature.

On parle beaucoup du « monde d’après », au risque de ne pas penser le présent. Que serait-il possible et important de changer le plus rapidement ?

On peut toujours rêver. Alors, en vrac : instauration d’un revenu de base ; développement des conventions citoyennes tirées au sort ; impôt écologique universel proportionnel à l’empreinte carbone ; taxation des coûts écologiques de production et de transport des biens et services ; développement de l’attribution de la personnalité juridique à des milieux de vie, etc.

16 mai 2020

Charles Bukowski

bukowski

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14 mai 2020

Tribune - « Au lieu de déconfiner l’école, ouvrons-la sur le dehors, sur la société »

Par Barbara Cassin, Philosophe, Victor Legendre, Anthopologue

La philosophe Barbara Cassin et son fils, l’anthropologue Victor Legendre, proposent, dans une tribune au « Monde », que l’école du déconfinement soit une école de la découverte, dans le strict respect des règles sanitaires, des lieux de culture et des espaces de liberté, aujourd’hui fermés.

Que veut le gouvernement en rouvrant les écoles le 11 mai ? Eviter l’écroulement de la nation en remettant un maximum de Français au travail. Pourquoi ça risque de ne pas marcher ? Parce que les enfants ne sont pas les variables d’ajustement d’une politique volontariste.

Placer la santé et le bien-être des enfants avant l’économie, quoi qu’il en coûte ? Chiche ! Alors inventons et soyons généreux.

Refusons cette double logique d’enfermement : d’abord confinés à la maison pendant deux mois, puis maintenant gardés à l’école jusqu’à l’été. Refusons cette injonction perverse : la reprise des enfants se fera sur la base du volontariat, mais les parents qui refuseront de mettre leur enfant à l’école perdront leur droit au chômage partiel. A moins que le chef d’établissement ne leur fasse un mot d’excuse en reconnaissant qu’il est incapable de faire son devoir d’accueil !

Une autre solution est possible : proposer une école ouverte, à mi-chemin entre la rentrée des classes et les vacances. Au lieu de déconfiner l’école, en 54 pages de recommandations difficilement tenables, qui instaurent de nouvelles contraintes de confinement, ouvrons-la sur le dehors, c’est-à-dire sur la société. Et, quand c’est possible, sur la nature. Refusons d’enfermer !

Changeons de rythme, inventons !

Les enfants méritent mieux que d’être parqués dans des lieux clos. Les professeurs, les instituteurs, méritent mieux que de faire de la garderie et du flicage. Au lieu d’accueillir à grand-peine quelque 15 % des effectifs dans des locaux réaménagés à la hâte, ouvrons à tous les enfants les lieux de culture et les espaces de liberté, aujourd’hui inutiles et vidés de leur sens. Dans le strict respect des règles sanitaires, ouvrons pour eux les bibliothèques, les universités, les musées, les théâtres, les salles de cinéma, les parcs et les jardins, les complexes sportifs, les plages, avec les personnels et les professionnels qui sont aujourd’hui au chômage partiel. Tous ceux qui savent et peuvent travailler avec les enfants, des assistants maternels aux enseignants et aux bibliothécaires, des éducateurs sportifs aux moniteurs et aux animateurs de centre aéré, des gardiens de parc et de musée aux intermittents du spectacle, faisons-les tous participer à ce grand projet.

Les élèves décrocheurs, ceux qui sont sortis des radars virtuels, auront l’occasion de voir et d’aimer ce qu’ils n’ont peut-être encore jamais vu. La culture pour tous, c’est le moment ! Prônons un déconfinement par l’ouverture totale de ce qui leur est si souvent fermé. Faire ainsi accéder au monde, c’est réduire les inégalités sociales. Les parents éduquent et l’école instruit ? Peut-être. Mais, pendant cette crise, oublions l’évaluation et la compétition, mélangeons les cartes. Proposons une réponse collective. Vacances ou pas vacances, changeons de rythme, inventons ! Que l’école ouverte pour tous commence. Et, à la fin de cet épisode de pandémie, nous aurons marqué les esprits.

A la question « que faire des enfants ? », une réponse : ouvrons-leur le monde. On parle du monde d’après, mais c’est aujourd’hui demain !

Barbara Cassin, philologue, philosophe et médaille d’or du CNRS, a été élue en 2018 à l’Académie française. Elle a notamment écrit « Eloge de la traduction. Compliquer l’universel » (Fayard, 2016) et « Quand dire, c’est vraiment faire : Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel » (Fayard, 2018).

Victor Legendre enseigne à l’université Nice-Sophia-Antipolis, il est également entrepreneur.

13 mai 2020

Distance sociale : «Pour éviter les malentendus, il va falloir être bienveillant»

Par Simon Blin 

La perte du contact tactile et le masque vont troubler les codes sociaux les plus élémentaires. Pour l’anthropologue Fabienne Martin-Juchat, il faudra faire preuve de créativité et ne pas négliger les conséquences à long terme.

Il y a les mots. Et puis il y a tout ce qui passe à travers le corps. Un geste, une position, un regard, brouillé par le masque et la règle d’un mètre. Comment rester poli sans serrer la main, communiquer sa joie sans sourire ou, au contraire, exprimer son embarras sans forcément le dire ? Le langage corporel, aujourd’hui provisoirement remis en question par les «gestes barrières», est essentiel à la stabilité affective des individus, explique l’anthropologue de la communication Fabienne Martin-Juchat. Pour la professeure à l’université Grenoble-Alpes, qui préfère parler de «distanciation physique», l’obsession de la propreté ne doit pas se doubler d’un hygiénisme social. Quitte à faire preuve de créativité, comme dans nos proximités numériques.

En quoi les nouvelles règles d’hygiène bouleversent nos rapports sociaux de tous les jours ?

Jusqu’à cette crise du coronavirus, nous jouissions d’une certaine liberté corporelle, en particulier dans les villes où les possibilités de s’émanciper physiquement sont plus nombreuses, que ce soit dans les cafés, les salles de sport ou les lieux publics. Cette émancipation par le corps dans les milieux urbains a été rendue possible justement grâce à l’éradication des maladies et des bactéries. Cela signifie que c’est une liberté socialement construite, qu’elle n’est pas un fait de nature. Or nous avons eu tendance à l’oublier, à la considérer comme un acquis. D’où notre désarroi lorsque ce progrès dans le bien-être et le vivre ensemble est très largement réduit par de nouvelles contraintes hygiéniques pour lutter contre la propagation d’un virus. Cette culture de la socialité sans corps, et à distance derrière nos écrans, ébranle ce qu’on appelle «l’écologie urbaine» et le savoir-vivre qui lui est associé.

Comment cette liberté individuelle s’insère-t-elle dans le cadre collectif ?

Comme l’a montré Norbert Elias dans la Civilisation des mœurs, puis le sociologue Erving Goffman qui a travaillé sur la mise en scène de soi dans la vie quotidienne, la pacification des rapports humains, à l’origine loin d’être apaisés, est le fruit d’un long processus civilisationnel. Pour contenir ses instincts et ses passions qui peuvent parfois mener à la guerre, les sociétés ont développé des règles d’interaction et d’autocontrainte sans lesquelles notre espace public ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Pour Georg Simmel, philosophe et sociologue influenceur de Goffman, ce sont des règles, souvent non conscientes, qui permettent d’éviter le sentiment d’agression suscité par la simple coprésence corporelle de l’autre. La perte du contact tactile mais aussi visuel engendrée par le port du masque perturbe la manière dont on communique nos émotions avec l’autre. L’évaluation de la juste distance physique est subjective et dépendante de la culture. Pour éviter les malentendus, les flottements ou encore le sentiment de malaise généré par une appréciation différente de ce fameux mètre, il va falloir être conciliant et bienveillant.

Pourquoi parle-t-on alors de «distanciation sociale» ?

C’est une erreur d’avoir employé la formule de «distanciation sociale» car elle a été interprétée dans le sens de la distance humaine et pas simplement corporelle. L’expression de distanciation sociale associe la peur d’être contaminé à la socialité et bouleverse de fait l’ensemble de nos règles de conduite. Il aurait peut-être été plus pertinent d’employer le terme de «distanciation physique». Je perçois toutefois une évolution positive avec ce changement, si l’on peut dire, en faisant démentir tous les ouvrages de communication corporelle qui invitent à «décoder les gestes qui vous trahissent». Les gestes barrières contrarient la spontanéité et de fait ne peuvent plus être signifiants en tant que tels. Il n’est plus possible d’analyser un geste sans le contexte.

Quelles peuvent être les conséquences de cette société du sans-contact à long terme ?

Les travaux de l’éthologue et psychologue écossais John Bowlby ont montré que le contact haptique, ce qui concerne le toucher, est essentiel pour le développement d’un individu tout au long de sa vie car il génère une sécurité affective dont tout le monde a besoin. Ainsi, l’interdiction de se toucher et de se rapprocher joue sur l’édifice profond de notre tranquillité intérieure. Pour ceux qui sont affectivement vulnérables, cette société du sans-contact peut réactiver des souffrances liées à une mauvaise construction de la relation d’attachement depuis l’enfance. John Bowlby explique que cet attachement ne concerne pas seulement la sécurité affective, mais favorise la naissance de la conscience et du langage. Lorsque ce lien est fragilisé dès le début de la vie, mais aussi à l’âge adulte, cela peut engendrer des souffrances, voire des pathologies. Cette interdiction du contact physique peut réactualiser des fragilités affectives et accentuer le sentiment de vulnérabilité.

Vous êtes pratiquante et enseignante d’arts martiaux. Quelle place occupe la pratique sportive dans cette construction identitaire ?

Cette épidémie et toutes les règles d’hygiène collective qui en découlent mettent provisoirement en arrêt cette expérience de la proximité des corps, dont la pratique sportive est représentative. L’invention des salles de sport dans les sociétés occidentales ou la sécurisation de l’espace public sont des phénomènes relativement récents. Cette courte histoire de la socialité corporelle, aujourd’hui remise en cause par les gestes barrières, n’est pas neutre. Certaines pratiques sportives basées sur le contact ont été inventées pour compenser la violence faite au corps dans les éducations religieuses puritaines. Une discipline de danse comme le «contact improvisation» est née de la libération sexuelle aux Etats-Unis et a pu s’y développer dans le cadre d’une certaine sécurité sanitaire. L’éducation physique à l’école, bien qu’encore très normée, fait partie de cet équilibre. Fort heureusement, les cultures ont développé de nombreuses pratiques qui visent l’harmonie du corps et l’éveil sensoriel en relation avec l’environnement qui l’entoure. Le besoin de contact est un élan social vital. Il suffit de voir la créativité des citoyens pour maintenir la socialité. Toutes les solutions sont bonnes pour ressentir de la proximité même si elle ne peut être à ce jour que numérique.

9 mai 2020

René Perez - Et là Roger, vous diriez quoi ?

france a peur

« La France a peur. » En ce temps où même les ados restaient bouche bée et fourchette en l’air pour l’écouter à 20 h pétantes, Roger Gicquel avait prononcé cette phrase culte, restée dans la mémoire collective presqu’au même titre que le « Je vous ai compris » de De Gaulle. Formulée en 1976 à l’annonce du meurtre du petit Philippe Bertrand par Patrick Henry (et après plusieurs rapts d’enfants), elle fut ensuite laminée, moquée et même coluchée, faisant passer le présentateur vedette, d’origine bretonne, pour un pleutre franchouillard alors qu’il entamait une déclaration d’un humanisme éclairé. Car, après cette formule choc introductive, il avait ajouté : « Mais (la peur) est un sentiment qu’il faut que nous combattions car il débouche sur des envies folles de justice expéditive, de vengeance directe et immédiate ». Les mots prennent tout leur sens quand on sait que la peine de mort sévissait encore et que la majorité des Français y étaient favorables. Autrement dit, son plaidoyer, à mots à peine couverts, contre la guillotine s’est transformé en raccourci bouffonné par les humoristes car tout le monde, ou presque, a oublié la seconde partie de son propos. Comme pour Rocard et la misère du monde.

Alors, bien sûr, en ces temps où l’anxiété submerge le pays bien plus qu’en 1976, la référence à la phrase culte de Gicquel revient dans des commentaires sur les ondes, parfois ironiquement. Et, cette fois, pas de doute : la France a vraiment peur. D’ailleurs, avouons-le, nous n’avons pas été beaucoup plus disciplinés que d’ordinaire. C’est bien la trouille de l’épidémie et la peur du gendarme qui nous ont claquemurés pendant deux mois, sous couvert d’un civisme peu décelable dans le génome du coq gaulois. Et c’est cette même anxiété qui a rendu le Parisien indésirable à Pâques et si ardemment désiré maintenant par le tourisme breton et ses 60 000 emplois en haute saison, effrayés par la perspective d’un bouillon historique en cet été 2020.

Alors forcément, à l’heure où se profile la libération conditionnelle, la peur ne va pas s’effacer d’un coup de baguette magique. C’est elle qui domine le débat sur la réouverture des écoles où toutes les opinions sont recevables. Quand il y a des enfants au milieu de la cour, qu’on soit pour ou qu’on soit contre, résolument optimiste ou foncièrement anxieux, on a raison. Chaque point de vue est légitime. Avec juste une petite nuance en Bretagne où le virus circule à peu près comme en Allemagne, pays dont les écoles s’ouvrent déjà progressivement. Dans le Grand Est, l’appréhension est bien plus manifeste et justifiée.

En revanche, entendre des dirigeants syndicaux inciter les confinés à ne pas reprendre le travail au nom du risque zéro, c’est nettement plus contestable alors que l’heure devrait être, au contraire, à se retrousser les manches. Car ce qui se profile laisse augurer une situation économique et sociale redoutable dans laquelle, au passage, ces mêmes responsables syndicaux pourront éventuellement trouver argument pour revenir bloquer le pays. Alors, si Roger Gicquel devait ouvrir le 20 heures de ce soir, il reviendrait nous dire : « La France a peur ». Et il ajouterait probablement : « Mais c’est un sentiment qu’il faut que nous combattions car il débouche sur les tentations folles de renoncements coûteux et de catastrophisme déraisonnable et suicidaire ».

8 mai 2020

Nicolas Hulot : « Le monde d’après sera radicalement différent de celui d’aujourd’hui, et il le sera de gré ou de force »

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Entretien

Par Rémi Barroux, Audrey Garric, Alexandre Lemarié, Abel Mestre

L’ex-ministre prône notamment la tenue rapide d’un Grenelle et un changement dans les modes de production et de consommation. Il assure redouter « le danger » que représentent ceux qui « veulent trouver des responsables » à la crise liée au Covid-19.

Il appelle de ses vœux un « nouveau monde » pour rebâtir sur celui mis à genoux par l’épidémie de Covid-19. Pour Nicolas Hulot, ancien ministre de la transition écologique et solidaire, qui a démissionné de son poste en août 2018, l’heure n’est pas aux divisions, aux querelles de partis ou à la recherche de responsabilités dans la crise. Le président de la fondation qui porte son nom appelle à l’unité, afin de définir un horizon commun.

Au-delà des mesures urgentes pour le déconfinement, il propose une transformation sociale, écologique, économique, fiscale et démocratique « radicale et cohérente », qu’il s’agisse de la lutte contre l’évasion fiscale, de la revalorisation de tous les métiers vitaux, du « juste échange » ou de la création d’une troisième Assemblée.

Comment analysez-vous les causes de la crise engendrée par le coronavirus ?

Cette crise sanitaire, qui trouve ses racines dans des perturbations d’écosystème, n’est que l’avatar d’une crise beaucoup plus profonde, qui met en relief nos failles, nos excès, nos vulnérabilités. Le Covid-19 met à nu les affres de la mondialisation et les limites d’un modèle. Tout est lié : crise économique, écologique, sociale.

Il est temps de s’attaquer aux racines du mal, de tirer des enseignements de nos erreurs, de faire l’inventaire, dans nos acquis, de ce qu’il y a de vertueux et de toxique. Mais si nous contournons le rendez-vous critique que cette crise sanitaire nous a imposé, ce carrefour auquel l’humanité, au-delà de ses différences, est confrontée, c’est une double peine que nous infligerons aux plus vulnérables. Faisons-en sorte que cette épreuve ne soit pas vaine.

La crise du coronavirus a également mis en évidence notre incapacité collective à anticiper. On a attendu, ici et ailleurs, que le virus franchisse les frontières pour commencer à réagir à la hauteur de la situation. On ne réagit que face au danger tangible et immédiat.

La crise climatique, dont les conséquences sont parfaitement documentées par toutes les institutions, on la traite encore avec des doses homéopathiques. On a un scénario catastrophe, d’une ampleur sans précédent, mais qui est évitable. Et, pour y faire face, on n’est pas au quart des solutions que l’on a prises contre le coronavirus.

Le gouvernement, ainsi que l’Union européenne, prend-il la mesure de la gravité de la situation et répond-il de la bonne façon à la crise ?

Je ne veux pas faire de procès d’intention. Quand j’entends le président dire qu’il faudra revisiter un certain nombre de choses et que l’impensable doit devenir pensable, il faut aller dans ce sens, car on est sur un point de fragilité et de vulnérabilité qui nécessite de prendre au mot les uns et les autres. Cette profonde crise systémique peut très bien, par la combinaison d’autres crises, provoquer un chaos qui nous échappera totalement.

Nous sommes face à une double réflexion et, parfois, elle peut sembler antinomique. Il y a d’abord une urgence sociale, humanitaire, à laquelle il faut répondre avec les outils disponibles. Mais la responsabilité de celles et de ceux qui ont la tête hors de l’eau est de penser simultanément, ou en tout cas dans un temps très court, au monde d’après, et de le faire avec cohérence, le principe-clé pour rétablir la confiance entre le politique et le citoyen. C’est là que l’on jugera si l’on en a tiré les leçons.

Je donne un exemple : quand l’Europe signe un accord de libre-échange avec le Mexique ou le Vietnam, la cohérence n’est pas encore là. Il faudra voir si l’on est capable de définir l’absolu prioritaire et de le constitutionnaliser. Un absolu qui tienne compte des critères sociaux et écologiques qui doivent guider toutes nos politiques et tous nos comportements.

Comment concilier écologie et reprise économique ?

Concilier fin du mois et fin du monde est un exercice très délicat. Aucun des deux ne doit occulter l’autre, et il faut garder à l’esprit que, pour beaucoup de personnes − et c’est tout à fait légitime et humain −, la fin du mois peut primer sur le reste.

Avec le collectif du Pacte du pouvoir de vivre, nous avons fait quinze propositions pour essayer de faire face à cette première urgence : verser une aide exceptionnelle de solidarité, de 250 euros par mois et par personne, aux ménages les plus en difficulté, créer un fonds national pour aider les locataires fragilisés à payer leur loyer, revaloriser le montant du RSA [revenu de solidarité active], etc.

« C’EST LE MOMENT DE DÉBATTRE DU REVENU UNIVERSEL, DE LA TAXE SUR LES TRANSACTIONS FINANCIÈRES, DE LA REVALORISATION DES MÉTIERS VITAUX »

Mais, si l’on veut ne pas reproduire les crises, si l’on veut pouvoir retrouver une forme de sérénité vis-à-vis de l’avenir, il y a un modèle que l’on ne peut pas poursuivre jusqu’à l’absurde et qu’il faut remettre à plat.

Cette crise rend recevables des propositions qui semblaient totalement inatteignables jusqu’à présent. Donc, c’est le moment de débattre, par exemple, du revenu universel, de la taxe sur les transactions financières, de la relocalisation d’un certain nombre d’activités et des chaînes de valeur − cette crise a mis en évidence notre dépendance aux productions faites au bout du monde, notamment en Asie −, mais aussi la nécessité du juste échange plutôt que du libre-échange, ou encore de la revalorisation de tous les métiers vitaux.

Ce nouveau modèle ne va pas s’ériger spontanément en quelques jours, mais on peut fixer l’horizon pour le constituer. Il faut le faire, encore une fois, non pas dans la confrontation, mais dans l’addition et dans la mutualisation. C’est pourquoi on doit générer un changement d’état d’esprit, afin de mettre fin à la défiance entre les uns et les autres. Si, demain, le temps des procureurs l’emporte sur le temps des éclaireurs, on ira dans le mur.

Qui sont ces « procureurs » ?

Je vois le danger poindre, au moment de la sortie du confinement, que quelques-uns veuillent trouver des responsables ou juste profiter du moment de désarroi de l’exécutif pour déjà se projeter pour 2022. Ils peuvent créer de la confusion au moment où l’on va avoir besoin d’unité.

Pour moi, le moment est à la projection vers l’avenir, et chacun doit contribuer à un horizon commun. On peut faire de ce moment un grand moment, ou bien on peut en faire un petit moment mesquin, fait de divisions, de confrontations − comme l’opposition menée par le Sénat, lundi [les élus du Palais du Luxembourg ont rejeté le plan de déconfinement présenté par le premier ministre]. Nous venons de faire l’expérience de l’essentiel, retrouvons-nous sur l’essentiel et mettons nos querelles du passé de côté pour l’instant. Profitons que les esprits ont été bousculés pour, sans dogmatisme, parvenir à une unité de la nation, à créer un cercle vertueux entre la volonté citoyenne et la faculté politique.

Comprenez-vous les citoyens qui se sont sentis mis en danger par l’impréparation du gouvernement sur les masques et les tests, les appels des soignants critiquant la stratégie du déconfinement ?

Quand on a été atteint dans sa chair, quand des proches ont été touchés, quand on est soignant… évidemment que je comprends ces critiques.

Je mets juste en garde : l’urgence est le rassemblement, pas la division. Dans une crise sanitaire, pour un responsable politique, la boussole, c’est la science. Mais elle a dû elle-même faire face à beaucoup d’inconnus. Dans de telles circonstances, chaque décision est difficile. Cela n’occulte pas que la plupart des nations, à commencer par la nôtre, ont été prises de court et de moyens pour faire face à ces situations.

Vous dites que c’est le temps du débat, mais des aides économiques massives sont en train d’être décidées. Etes-vous favorable à leur conditionnalité ?

Des aides sont évidemment nécessaires pour éviter l’aggravation de la situation, que des grandes ou des petites entreprises ne mettent la clé sous la porte. Il faut des aides immédiates pour les citoyens en difficulté, ne serait-ce que pour nourrir leurs enfants.

Mais quand on commence à faire tourner la planche à billets, essayons de ne pas reproduire ce que l’on a fait après la crise financière de 2008. A ce moment-là, une grande part de l’argent est partie dans l’économie spéculative, sans conditions.

Bien entendu, chaque somme investie – de ce qui est l’argent des citoyens, ces dizaines de milliards que l’on ne trouvait pas il y a encore peu de temps – doit l’être avec une perspective claire. Si l’Etat-providence est de retour, ce que je souhaite, cela ne peut pas être sans contrepartie. Le gouvernement doit prendre date pour un grand rendez-vous, afin de construire cet horizon commun et définir les priorités.

Les conditions demandées à Air France en contrepartie de l’aide de 7 milliards d’euros étaient-elles suffisantes ?

J’ai eu un échange avec [le ministre de l’économie] Bruno Le Maire, qui n’a pas pris pour argent comptant la lettre du Medef [début avril, le syndicat des patrons avait demandé à Elisabeth Borne, la ministre de la transition écologique et solidaire, « un moratoire sur les dispositions énergétiques et environnementales »].

L’Etat doit être clair en demandant des contreparties concrètes. Pour cela, il faudra de la concertation et une planification générale, où l’on fixera des objectifs. Cela ne se fait pas sur les plateaux de télévision. Il faut se poser, prendre acte.

Faut-il envisager de sacrifier des branches, par exemple dans les transports ou les énergies fossiles ?

Il y a trois principes que je voulais mettre en œuvre quand j’étais ministre de la transition écologique et solidaire : la prévisibilité, la progressivité et l’irréversibilité. Il faut se fixer collectivement de grands objectifs, dont certains peuvent être à un an, à dix ans… Mais il faut faire en sorte qu’aucun acteur ne s’imagine que cela puisse être réversible. Cela doit être programmé, et les aides de l’Etat doivent y participer.

« ON NE POURRA PLUS PRENDRE L’AVION COMME AVANT, NI AVOIR UN PRODUIT QUI ARRIVE DU BOUT DU MONDE EN VINGT-QUATRE HEURES »

Il ne faut pas mettre à bas le secteur automobile, mais, en tenant compte de contraintes énergétiques et climatiques, il faut lui fixer un certain nombre d’objectifs. Tout cela ne peut se faire au bon vouloir des industriels, l’Etat doit fixer des normes.

La société, qui a accepté sans sourciller d’être privée de libertés fondamentales, rêve de pouvoir retrouver confiance en l’avenir, il faut donc faire les choses en grand. Le monde d’après sera radicalement différent de celui d’aujourd’hui, et il le sera de gré ou de force. Certaines choses demeureront compatibles, d’autres ne le seront plus.

Quelles seront les choses, concrètement, que les citoyens ne pourront plus faire selon vous ?

On ne pourra plus prendre l’avion comme avant, plus non plus avoir un produit qui arrive par Amazon du bout du monde en vingt-quatre heures, par exemple. Pourra-t-on, pour ceux qui peuvent se le permettre, acheter des bolides ou des SUV, j’espère que non. Trouvera-t-on des produits alimentaires hors saison dans les magasins ? Non. Rapidement, il faudra que l’offre et la consommation changent.

Au final, à quoi ressemblera ce « jour d’après » ?

Il faut d’abord le construire. Le premier rendez-vous à prendre, dès que les conditions seront réunies, c’est celui où l’on définit collectivement le nouveau modèle économique et démocratique.

Il ne faudra rien s’interdire en termes de propositions, et voir les choses en grand. Réformer la fiscalité et avoir une TVA incitative, en Europe, sur les biens et les services écologiquement et socialement vertueux, et qui soit dissuasive sur des biens toxiques, permettant de structurer les modes de production et de consommation. Remettre sur la table l’idée des monnaies locales complémentaires qui permettraient à des collectivités de pouvoir aider les plus démunis à accéder à des biens et des services de première nécessité. Revaloriser très rapidement ces métiers essentiels que l’on a redécouverts pendant la pandémie de Covid-19.

Et, dans ce monde où se confrontent toutes les inégalités, il faudra lutter contre le déterminisme social. Cela peut paraître grandiloquent, mais ce monde insupportable, qui crée de l’humiliation, n’a pas d’issue pacifique. Il doit être radical en humanité et en solidarité. Il faut donc distribuer de l’argent, se fixer des limites dans les revenus, dans la cupidité. Le temps de l’Etat régulateur est revenu, mais sur des bases démocratiques, avec des citoyens qui doivent participer à l’énoncé de ces règles communes.

Dans un deuxième temps, il faudra dresser les perspectives d’une troisième chambre dans laquelle on fera entrer les citoyens, les corps intermédiaires qui contribueront à dessiner, à planifier le futur.

Comment justement financer ces transformations ?

Nous devons sortir d’une grande mystification que je dénonce depuis très longtemps, et qui est à l’origine de ce discrédit entre le citoyen et le politique. L’Etat est quasiment en situation de banqueroute, si l’on suit les dogmes budgétaires. Et de fait, quand il promet de l’argent, soit c’est de l’argent qu’il n’a pas, soit de l’argent que l’on promet aux uns et que l’on enlève aux autres.

« LA PRIORITÉ, C’EST DE TAXER DE MANIÈRE PLUS IMPORTANTE LES REVENUS QUI NE SONT PAS ISSUS DU TRAVAIL »

Nous avons depuis des décennies laissé un pan entier de l’économie nous échapper. Tant que l’Europe s’accommodera de l’évasion et de l’optimisation fiscales, d’une finance qui s’est organisée pour ne pas participer à l’impôt, on nous promettra de l’austérité. Et nous n’aurons pas la possibilité d’atteindre nos objectifs écologiques et sociaux. Tant que nous restons dans les dogmes budgétaires et que nous n’acceptons pas d’investir en grand sur cette transition sociétale, on n’y arrivera pas.

La priorité des priorités, c’est d’aller chercher l’argent là où il est, de taxer de manière plus importante les revenus qui ne sont pas issus du travail, de mettre fin à ce capitalisme sauvage. Si on veut éviter les tensions sociales qui vont poindre demain, il faut redonner de l’équité.

Mais dans l’urgence, ne nous interdisons pas non plus de faire de la dette dès lors que cet argent est fléché pour développer massivement les solutions et non pour prolonger ce qui est la cause de nos problèmes. On meurt du Covid-19, de la canicule, pas de la dette.

Faut-il rétablir des frontières économiques, physiques ?

Sans tomber dans le piège des nationalistes et des protectionnistes, il faut trouver cette troisième voie entre l’autarcie et le néolibéralisme. On doit continuer à commercer, mais les frontières de l’Europe doivent être des sortes d’écluses, servir de leviers pour imposer des normes environnementales, sanitaires et sociales. C’est le juste échange.

Vous proposez donc la création d’une conférence écologique et sociale pour que les élus et les citoyens préparent le « jour d’après »…

Cela peut éventuellement s’inspirer d’un format type Grenelle mais l’important, c’est qu’on définisse bien la finalité. Et que cela ne soit pas une énième consultation sans lendemain.

Mais à terme, l’idée est de constituer une troisième Assemblée, qui prenne de la hauteur par rapport au jeu politicien, mais surtout qui planifie l’avenir en s’extrayant du rythme médiatique et politique. Quand on voit que le Sénat n’a qu’une vocation, celle de déliter ce que l’Assemblée a fait, il apparaît urgent de sortir de ces petits jeux mortels.

A quoi ressemblerait cette troisième Assemblée ?

Il faut travailler sur le socle du Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui produit déjà beaucoup. Il faut y intégrer des experts, des scientifiques, et davantage de citoyens. Il faut associer l’ensemble de la nation à la complexité pour que chacun comprenne que les choses ne sont jamais ni blanches ni noires.

Cela ne risque-t-il pas d’empiéter sur le terrain de la convention citoyenne pour le climat, qui doit remettre des propositions à Emmanuel Macron, en juin ?

Il faut agréger les différentes initiatives. La convention citoyenne est une bonne initiative, qui a été empruntée à un outil plus vaste. Lors de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, ma Fondation avait mis sur la table l’idée d’une « Chambre du futur ». Dans les réflexions sur cette troisième Chambre, il y avait l’idée de citoyens tirés au sort. Au moment du conflit des « gilets jaunes », le président a décidé de reprendre cette idée. Je trouve cela bien, mais ce n’est pas suffisant.

Confronter brutalement des citoyens à la complexité des dossiers, leur faire une formation accélérée… Tout cela est très bien, mais cela ne peut pas se faire en quelques week-ends et sans garanties sur l’utilisation de leurs travaux. Il faut pérenniser cet outil, en faisant jaillir une démocratie vraiment inclusive. Le cercle vertueux entre des citoyens qui proposent et des politiques qui en tiennent compte, cela doit avoir lieu en permanence, au sein de cette troisième Chambre.

Plaidez-vous toujours pour un changement institutionnel, avec l’émergence d’une VIe République ?

Je ne sais pas s’il faut aller jusque-là mais il y a des révisions constitutionnelles qu’il faudrait faire à l’horizon de début 2021, issues des réflexions de la grande conférence à venir, sans attendre 2022. Au passage, je le dis d’ailleurs à ceux qui n’ont que la présidentielle à l’esprit : on s’en contrefiche de 2022 !

Pourquoi dites-vous cela ?

C’est un coup de colère, car je vois bien la tentation de quelques-uns, dans l’opposition, de profiter de la fragilité du gouvernement pour se mettre déjà en ordre de marche pour 2022. Alors que ce n’est pas le moment. Il reste encore deux années déterminantes pour l’avenir de l’Europe et de notre pays.

En 2022, tout sera déjà plié dans un sens ou un autre en fonction de nos choix et décisions des prochains mois. La seule chose qui doit nous animer est : qu’est-ce que nous pouvons faire maintenant pour rassembler la nation et contribuer à modifier le monde de demain ?

Avec cent principes pour un nouveau monde, votre manifeste pour un pacte social et écologique ressemble pourtant à une déclaration de candidature… Excluez-vous d’être candidat à la présidentielle de 2022 ?

Encore une fois, je suis à des années-lumière de cette échéance. Notre manifeste n’est pas un acte politique : il a vocation à tenter de rassembler autour de principes, d’où découleront, je l’espère, des choix politiques et économiques. A mes yeux, 2022, c’est presque de la science-fiction, car tout se joue dans les semaines et les mois qui viennent, avec des décisions majeures à prendre.

C’est l’heure de vérité pour l’Europe, par exemple. Soit on continue avec cette économie de marché, où règne la loi du plus fort, soit on bascule dans une Europe des solidarités, qui tende la main à l’Afrique. Soit on va dans une forme de fanatisme, en repartant à l’identique, soit on tire les leçons de cette critique.

« ALORS QUE LE GOUVERNEMENT EST EN DIFFICULTÉ, JE SUIS DANS UN ESPRIT DE COOPÉRATION, SANS ÊTRE NAÏF NI INDULGENT »

C’est la seule chose qui m’anime. J’ai un engagement politique au sens sociétal du terme, qui est total, pour créer de la convergence et un cercle vertueux entre citoyens et politiques. C’est le seul rôle que je joue. Alors que le gouvernement est en difficulté, je suis dans un esprit de coopération, sans être naïf ni indulgent. L’idée, c’est d’être exigeant. Et je vais être très exigeant dans les semaines à venir, car cette crise met en relief des éléments que beaucoup avaient anticipés depuis longtemps.

Croyez-vous Emmanuel Macron capable de sortir de la politique « des petits pas », que vous aviez dénoncée, pour se montrer plus ambitieux dans son action écologique ?

Je veux y croire. Il a bien dit au Financial Times : « Il faut que les choses impensables deviennent pensables. » Je dis chiche ! On jugera aux actes et à la cohérence. Cela vaut pour notre président, comme pour l’Europe.

On ne peut pas interdire aux gens d’évoluer. On vient de se prendre une énorme claque, beaucoup de responsables politiques me disent avoir compris que notre modèle n’est plus tenable, qu’on a atteint une rupture physique… J’espère que cette crise va éveiller les esprits, y compris d’Emmanuel Macron. A lui de profiter de ce moment pour engager un vrai changement de modèle.

Sur quels critères le jugerez-vous ?

Nous verrons s’il est capable de sortir des sentiers battus. J’attends de voir, par exemple, si l’on reste dans les traités de libre-échange, ce que l’on me dira sur la possibilité de mettre en œuvre une taxe sur les transactions financières, sur le fait d’aller chercher des ressources dans les revenus du capital. Va-t-on continuer à donner des avantages à des entreprises qui sont domiciliées dans des paradis fiscaux ? Voilà les critères pour juger sur pièce.

Je donne une chance et j’accorde crédit pour l’instant. Mais attention : ce serait une erreur pathétique de ne pas tirer les leçons de cette crise. Car la peur peut générer soit de la violence, soit de l’audace. Maintenant, à nous de choisir.

Que pouvez-vous faire pour peser dans la sortie de crise ? Avez-vous l’oreille du président ?

Je parle avec le président, certains ministres, des membres de l’opposition. J’essaie de faire converger. Cela peut se faire dans la courtoisie, mais aussi dans une forme de radicalité. Nous sommes dans une situation radicale, je ne m’accommoderai pas de mesures qui ne soient pas radicales. Cela ne servirait à rien.

Comment avez-vous vécu le confinement ?

Avec des émotions très différentes. D’abord la peur et la tristesse pour les gens qui se sont retrouvés dans les affres sanitaires. On se sentait presque coupables de ne pas être plus utiles ou d’échapper à cette loterie sanitaire.

Mais j’ai découvert les vertus de prendre son temps pour chaque chose, les vertus de l’écoute, de la lecture, du dialogue avec ses proches, mais aussi avec ses adversaires. Il faut que le monde ralentisse. Tous les chemins n’ont pas d’issue. Le chemin de ce modèle ultralibéral, de cette mondialisation qui échange des choses qui n’ont aucune utilité, n’en a pas. Il va falloir distinguer le toxique du vertueux.

Dans une tribune au Monde, Nicolas Hulot propose également de définir en « 100 principes », un nouveau cadre pour le monde d’après :

1. Le temps est venu, ensemble, de poser les premières pierres d’un nouveau monde.

2. Le temps est venu de transcender la peur en espoir.

3. Le temps est venu pour une nouvelle façon de penser.

4. Le temps est venu de la lucidité.

5. Le temps est venu de dresser un horizon commun.

6 . Le temps est venu de ne plus sacrifier le futur au présent.

7. Le temps est venu de résister à la fatalité.

8. Le temps est venu de ne plus laisser l’avenir décider à notre place.

9. Le temps est venu de ne plus se mentir.

10. Le temps est venu de réanimer notre humanité.

11. Le temps est venu de la résilience.

12. Le temps est venu de prendre soin et de réparer la planète.

13. Le temps est venu de traiter les racines des crises.

14. Le temps est venu d’appréhender l’ensemble des crises écologiques, climatiques, sociales, économiques et sanitaires comme une seule et même crise : une crise de l’excès.

15. Le temps est venu d’entendre la jeunesse et d’apprendre des anciens.

16. Le temps est venu de créer du lien.

17. Le temps est venu de miser sur l’entraide.

18. Le temps est venu d’applaudir la vie.

19. Le temps est venu d’honorer la beauté du monde.

20. Le temps est venu de se rappeler que la vie ne tient qu’à un fil.

21. Le temps est venu de nous réconcilier avec la nature.

22. Le temps est venu de respecter la diversité et l’intégrité du vivant.

23. Le temps est venu de laisser de l’espace au monde sauvage.

24. Le temps est venu de traiter les animaux en respectant leurs intérêts propres.

25. Le temps est venu de reconnaître l’humanité plurielle

26. Le temps est venu d’écouter les peuples premiers.

27. Le temps est venu de cultiver la différence.

28. Le temps est venu d’acter notre communauté de destin avec la famille humaine et tous les êtres vivants.

29. Le temps est venu de reconnaître notre vulnérabilité.

30. Le temps et venu d’apprendre de nos erreurs.

31. Le temps est venu de l’inventaire de nos faiblesses et de nos vertus.

32. Le temps est venu de nous adapter aux limites planétaires.

33. Le temps est venu de changer de paradigme.

34. Le temps est venu d’opérer la mue d’un système périmé.

35. Le temps est venu de redéfinir les fins et les moyens.

36. Le temps est venu de redonner du sens au progrès.

37. Le temps est venu de l’indulgence et de l’exigence.

38. Le temps est venu de s’émanciper des dogmes.

39. Le temps est venu de l’intelligence collective.

40. Le temps est venu d’une mondialisation qui partage, qui coopère et qui donne aux plus faibles.

41. Le temps est venu de préférer le juste échange au libre échange.

42. Le temps est venu de globaliser ce qui est vertueux et de déglobaliser ce qui est néfaste.

43. Le temps est venu de définir, préserver et protéger les biens communs.

44. Le temps est venu de la solidarité universelle.

45. Le temps est venu de la transparence et de la responsabilité.

46. Le temps est venu d‘une économie qui préserve et redistribue à chacun.

47. Le temps est venu de mettre un terme à la dérégulation, à la spéculation et à l’évasion fiscale.

48. Le temps est venu d’effacer la dette des pays pauvres.

49. Le temps est venu de s’émanciper des politiques partisanes.

50. Le temps est venu de s’extraire des idéologies stériles.

51. Le temps est venu des démocraties inclusives.

52. Le temps est venu de s’inspirer des citoyens.

53. Le temps est venu d’appliquer le principe de précaution.

54. Le temps est venu de graver dans le droit les principes d’une politique écologique, sociale et civilisationnelle.

55. Le temps est venu de faire mentir le déterminisme social.

56. Le temps est venu de combler les inégalités de destin.

57. Le temps est venu de l’égalité absolue entre les femmes et les hommes.

58. Le temps est venu de tendre la main aux humbles et aux invisibles.

59. Le temps est venu d’exprimer plus qu’une juste gratitude à celles et ceux, souvent étrangers, qui dans nos pays, hier et aujourd’hui, exécutent des tâches ingrates.

60. Le temps est venu de valoriser prioritairement les métiers qui permettent la vie.

61. Le temps est venu du travail qui épanouit.

62. Le temps est venu de l’avènement de l’économie sociale et solidaire.

63. Le temps est venu d’exonérer les services publics de la loi du rendement.

64 . Le temps est venu de relocaliser des pans entiers de l’économie.

65. Le temps est venu de la cohérence, et de réorienter nos activités et nos investissements vers l’utile et non vers le nuisible.

66. Le temps est venu d’éduquer nos enfants à l’être, au civisme, au vivre.ensemble, et de leur apprendre à habiter la terre.

67. Le temps est venu de nous fixer des limites dans ce qui blesse et aucune dans ce qui soigne.

68. Le temps est venu de la sobriété.

69. Le temps est venu d’apprendre à vivre plus simplement.

70. Le temps est venu de nous réapproprier le bonheur.

71. Le temps est venu de nous libérer de nos addictions consuméristes.

72. Le temps est venu de ralentir.

73. Le temps est venu de voyager près de chez nous.

74. Le temps est venu de nous défaire de nos conditionnements mentaux individuels et collectifs.

75. Le temps est venu de faire naître des désirs simples.

76. Le temps est venu de distinguer l’essentiel du superflu.

77. Le temps est venu d’arbitrer dans les possibles.

78. Le temps est venu de renoncer à ce qui compromet l’avenir.

79. Le temps est venu de la créativité et de l’impact positif.

80. Le temps est venu de lier notre « je » au « nous ».

81. Le temps est venu de croire en l’autre.

82. Le temps est venu de revisiter nos préjugés.

83. Le temps est venu du discernement.

84 . Le temps est devenu d’admettre la complexité.

85 . Le temps est venu de synchroniser science et conscience.

86. Le temps est venu de l’unité.

87. Le temps est venu de l’humilité.

88. Le temps est venu de la bienveillance.

89. Le temps est venu de l’empathie.

90. Le temps est venu de la dignité pour tous.

91. Le temps est venu de déclarer que le racisme est la pire des pollutions mentales.

92. Le temps est venu de la modestie et de l’audace.

93. Le temps est venu de combler le vide entre nos mots et nos actes et d’agir en grand.

94. Le temps est venu où chacun doit faire sa part et être l’artisan du monde de demain.

95. Le temps est venu de l’engagement.

96. Le temps est venu de croire qu’un autre monde est possible.

97. Le temps est venu d’un élan effréné pour ouvrir de nouvelles voies.

98. Le temps est venu, partant de ces principes, de choisir, encourager et accompagner nos dirigeants ou représentants.

99. Le temps est venu pour chacun de faire vivre ce manifeste.

100. Le temps est venu de créer un lobby des consciences.

6 mai 2020

Chronique - « Du chaos transitoire où nous nous trouvons émerge une nouvelle normalité »

Par Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde »

Ce n’est pas encore le monde d’après mais ce n’est plus le monde d’avant. Au quotidien, en politique et sur la scène mondiale, un « new normal » impose déjà ses codes, note dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».

On vous l’a dit et répété depuis que le Covid-19 s’est emparé de notre univers : il y aura le monde d’avant et le monde d’après.

Les contours du « monde d’après » nourrissent des débats d’autant plus passionnants qu’ils relèvent forcément de la fiction. Du chaos transitoire où nous nous trouvons, pourtant, quelques éléments émergent, qui dessinent une nouvelle normalité. Ce « nouveau normal », comme disent les Américains, sera-t-il durable ? Nul ne le sait, mais il distingue déjà ce qui a changé par rapport au monde d’avant.

Il y a, d’abord, le plus visible, ce qui modifie de manière spectaculaire nos comportements quotidiens : le port du masque et la distanciation physique. Sourire avec les yeux et ne plus se toucher. La comparaison avec la crise de 2008, souvent évoquée en raison du choc économique, est ici trompeuse ; c’est plutôt la crise des attentats du 11 septembre 2001 et ses conséquences qu’il faudrait rappeler. C’est de ce moment-là – et de ses répliques en Europe – que datent la sécurisation des lieux de travail avec des badges individuels et les lourdes procédures de contrôle dans les aéroports.

Il faudra s’habituer, disait-on alors, à ce « new normal ». Il fallait maîtriser la peur du terrorisme, comme il faut à présent maîtriser la peur du virus.

Notre défense, tout changer

Ces peurs, cependant, se combattent différemment. Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, on conjurait la peur en allant, comme un acte militant, se serrer aux terrasses des cafés : notre défense alors, c’était de ne rien changer à notre mode de vie. Aujourd’hui, notre défense, c’est de tout changer : adieu, les terrasses de cafés bondées. La convivialité, les fêtes, les concerts, les boîtes de nuit, les manifs, les stades en délire, tout cela ne reviendra que lorsque la peur aura été vaincue. Cette liberté que nous affichions en réponse à ceux qui voulaient la bafouer, il faut aujourd’hui la mettre en berne pour se protéger.

Les gouvernants, eux, voient leurs projets d’il y a six mois partir en fumée ; ils ne savent pas non plus vers quoi les mène cette période de transition.

En France, le premier ministre, Edouard Philippe, a eu le 28 avril une formule pour résumer la nouvelle ligne de crête : « Protéger la France sans l’immobiliser au point qu’elle s’effondrerait. » Le point d’équilibre à trouver entre la santé des citoyens et la santé de l’économie, afin que l’un ne dévaste pas l’autre, et inversement.

L’épidémie a brouillé les repères : au travail, les invisibles sont devenus les plus visibles ; en politique, la santé, la solidarité, la confiance s’affichent en valeurs suprêmes. L’économie du bien-être, autrefois raillée par les gens sérieux, prend soudain tout son sens.

L’Etat, relève-t-on, fait son grand retour ; plus tard, à l’heure des bilans, on tentera de discerner de quel Etat on parle : l’Etat souple et agile, qui laisse vivre les initiatives locales et accompagne le secteur privé, ou l’Etat pesant et bureaucratique, dont le mille-feuille administratif a freiné tant d’actions urgentes dans cette crise ?

L’Etat fait aussi un retour en force sur la scène internationale. Et là, surprise ! C’est la revanche des petits. Les puissants du monde d’avant sont les plus atteints : la Chine d’où est parti le virus, les Etats-Unis qui battent le record du nombre de morts, la Russie qui affronte à son tour une accélération brutale du taux d’infection, le Brésil qui ne maîtrise plus rien.

En Europe, à l’exception de l’Allemagne qui a su se préparer à la crise sanitaire, ce sont surtout les « grands pays » qui accusent le coup : Royaume-Uni, France, Italie, Espagne. Alors que cette dernière se débattait dans une catastrophe majeure, son « petit » voisin, le Portugal, a impressionné par la rapidité avec laquelle il a su prendre les mesures préventives et produire des tests en quantité suffisante pour isoler les malades et limiter la circulation du virus.

Les invisibles redressent la tête

La petite République d’Irlande, elle, maîtrisait assez bien la situation jusqu’à ce que la province britannique d’Irlande du Nord décide d’aligner sa stratégie anti-Covid sur Londres. Impossible alors, en l’absence de frontière entre les deux, de bloquer la circulation du virus. Malgré cela, Dublin affiche un bilan meilleur que Londres.

Là aussi, les invisibles relèvent la tête. Taïwan, ostracisée par Pékin, s’est révélée un modèle de gestion de l’épidémie. Une conseillère du chancelier autrichien Sebastian Kurz, Antonella Mei-Pochtler, pense avoir trouvé l’explication, dont elle a fait part au Financial Times : « Il y a une arrogance innée chez les grands pays qui pensent qu’aucun autre pays n’est comme eux, dit-elle. Les petits pays ont tendance à apprendre beaucoup plus les uns des autres. »

Peut-être sont-ils conscients aussi des limites de leurs moyens, qui incitent gouvernants et gouvernés à plus de précautions et à serrer les rangs quand le danger menace. Exemplaire dans cette crise, la Grèce savait que ses infrastructures de santé publique, après dix ans de plans d’austérité, n’auraient pas résisté à une circulation massive du virus.

Les petits pays ont autre chose en commun : beaucoup ont eu le réflexe immédiat de fermer leurs frontières pour se protéger. Les Etats d’Europe centrale, où la circulation des personnes est moins dense que sur les plaques tournantes de l’Ouest, n’ont pas hésité. Remparts ou obstacles ? Les frontières sont en tout cas de retour, autour mais aussi au sein de l’espace Schengen, que l’on ne peut plus arpenter librement – la France est une des exceptions. Aller en Grèce est à nouveau une odyssée.

La Nouvelle-Zélande, ayant maîtrisé le virus, annonce que ses frontières ne seront pas ouvertes « avant longtemps » et parle de former une « bulle trans-Tasman » avec l’Australie. Le « nouveau normal » a évincé la mobilité.

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