Par Isabelle Regnier - Le Monde
Dans « Barbara », le réalisateur et l’atrice jouent de complicité pour un portrait en finesse.
Dans le café où nous avons rendez-vous, on repère d’abord Mathieu Amalric. Tapi dans l’ombre, pas rasé, lunettes sur le nez, crayon à la main et double expresso refroidissant sur le bord de la table, il est plongé dans la lecture d’un gros pavé. Robert Musil, nous soufflera-t-il, une nouvelle passion. Le temps de se dire bonjour, et Jeanne Balibar fait son entrée, fraîche comme la rosée dans sa blanche robe d’été, enveloppée d’un parfum de muguet.
Les personnages étant posés, le spectacle peut commencer. Deux heures durant, le cinéaste et son actrice, réunis pour le film Barbara, vont se livrer à un pas de deux agile, témoignant d’une profonde complicité et d’une grande intelligence commune, donnant d’eux-mêmes l’image d’un duo multifacettes où le réel ne se conçoit pas sans horizon fictionnel, ni la fiction sans un solide ancrage dans la réalité.
Jeanne Balibar et Mathieu Amalric se sont connus en 1996, sur le tournage de Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle, d’Arnaud Desplechin, film générationnel et étendard d’un mouvement cinématographique romanesque, d’inspiration intellectuelle, qu’on a appelé « jeune cinéma français ». Ils sont tombés amoureux, ont eu deux enfants, et fait encore deux films ensemble, Mange ta soupe (1997) et Le Stade de Wimbledon (2001) qui lancèrent la carrière de réalisateur de Mathieu Amalric.
Des années après leur séparation, alors qu’il vient d’offrir à leur couple, avec Barbara, un écrin fictionnel de toute beauté, le cinéaste regarde son égérie avec les yeux d’un enfant subjugué par l’apparition d’une fée. Devant lui, elle se plaît à jouer tous les rôles : la muse, l’exégète, l’agent artistique, la documentaliste, l’actrice qui fait ses étirements du matin, la coach, l’ex-souveraine en son royaume… Sans oublier celui d’instigatrice du film.
Le mythe, cette prison
« Chaque année, on me propose un projet sur Barbara », dit-elle, légèrement blasée. Jeanne Balibar a longtemps attendu celui qui saurait lui plaire. Elle crut d’abord que ce serait Pierre Léon, avec qui elle a notamment tourné une adaptation de L’Idiot, de Dostoïevski, en 2009. Mais le projet n’a pas trouvé de financement. Mathieu Amalric a pris le relais lorsque le producteur Patrick Godeau, après l’avoir vue dans Grace de Monaco, lui a confié son envie de la voir jouer Barbara, et qu’elle les a présentés l’un à l’autre.
« Il a fallu du temps pour que je trouve ma nécessité de faire le film », admet volontiers le cinéaste. Avec son coscénariste habituel, l’écrivain Philippe Di Folco, il a peu à peu dérivé d’une idée initiale de biopic « frontal » vers ce portrait kaléidoscopique qui a donné sa forme au film.
Mathieu Amalric voulait « conserver son mystère au personnage », éviter cette impression que donnent tant de biopics de « résumer une vie » ou, pire, de faire mine de lui « donner un sens ». Il voulait empêcher que le mythe devienne une « prison » pour son actrice. En la faisant « osciller », comme il le fait, « entre Jeanne, Brigitte et Barbara », il a trouvé une manière « d’étendre son terrain de jeu ».
L’actrice et chanteuse a appris par cœur des montagnes de textes : des chansons de Barbara, des interviews qu’elle a pu donner, le scénario… « A tout moment, je pouvais puiser dans ce réservoir. Au tournage je basculais, hypervite, dans tous les sens, du pastiche à l’original… Je voulais retrouver ce côté stand-up que Barbara avait sur scène et le fabriquer, moi, pour la caméra de Mathieu. Il n’était pas question d’imiter le personnage, mais de trouver un état analogue. »
« Je voulais qu’on puisse inventer »
Le film a beau travailler l’archive, il est du côté du fantasme avec, en ligne de basse, le motif du Vertigo d’Hitchcock — « l’homme qui veut faire de son actrice une poupée pour retrouver son fétiche ». Délibérément, Mathieu Amalric a gardé pour la toute fin l’enquête journalistique qu’il lui fallait faire pour vérifier les détails. « Je voulais qu’on puisse inventer ce qu’on voulait. » Les costumes flamboyants de Brigitte, par exemple, l’actrice que joue Jeanne Balibar, sont ainsi inspirés du style de Rihanna. Ceux de Barbara, eux, sont imprégnés de l’ambiance du film Nosferatu de Murnau.
Autour d’un agencement de chansons, la fiction devait faire miroiter mille reflets de Balibar en Barbara, et/ou inversement. Pour expliquer sa démarche, le cinéaste parle d’une entreprise oulipienne, une tentative d’épuiser le genre biopic en intégrant à son film tous les dispositifs que le cinéma a pu produire : « Lola Montès c’est un biopic, Man on the Moon c’est un biopic, Molière c’est un biopic, Spinal Tap c’est un biopic… Plus que tout sans doute, on s’est beaucoup inspiré des films que le réalisateur Ken Russell a faits sur Debussy pour la télé… »
Ainsi décortiqué, le genre ne serait qu’une structure nue, propre à accueillir la vision d’un auteur avec un grand A. « Le film de Mathieu est d’une invraisemblable solitude », soutient Jeanne Balibar, qui voit une parenté entre Barbara et le père de ses enfants.
Si elle revendique d’avoir été impressionnée dans sa jeunesse par Barbara, comme par « toute une petite troupe d’artistes » (parmi lesquels Delphine Seyrig, Bryan Ferry, Jane Birkin ou Bernadette Lafont), la valeur du film, selon elle, n’est pas là. « L’éventuelle ressemblance entre le personnage et l’actrice n’est pas intéressante. Ce qui compte, c’est qu’il ressemble au réalisateur. »