En Bretagne, l’angoisse des algues vertes ravivée
Par Nicolas Legendre, Saint-Brieuc, envoyé spécial
Six plages jonchées d’« ulva armoricana », mise en cause dans plusieurs décès, ont été interdites d’accès.
Dans l’anse d’Yffiniac (Côtes-d’Armor), ce mois de juillet a des allures de janvier. Aucun enfant ne joue sur les plages. Très peu de promeneurs s’aventurent sur le sentier côtier. Depuis le printemps, les algues vertes prolifèrent ici en quantité exceptionnelle : un tapis malodorant recouvre à perte de vue les sables et vasières de cette réserve naturelle située en baie de Saint-Brieuc. Alors que d’autres zones du littoral breton sont concernées, dans une moindre mesure, par un phénomène semblable, et qu’une succession d’événements a contribué, ces dernières semaines, à braquer de nouveau les projecteurs sur ce « fléau » armoricain, les autorités évoquent un nécessaire durcissement des mesures de lutte.
En juin, près de 500 hectares de la baie de Saint-Brieuc ont été constellés d’ulva armoricana, selon les observations effectuées par le Centre d’étude et de valorisation des algues (CEVA). Un record, pour cette période de l’année ; 150 kilomètres plus à l’ouest, dans la baie de Douarnenez (Finistère), des quantités importantes d’algues ont tapissé plusieurs plages.
L’intégralité du littoral breton, qui totalise 2 730 kilomètres de linéaire côtier, n’est pas concernée, et seules six plages sont actuellement interdites d’accès, alors que la région en compte environ 500. Il n’empêche : dans la péninsule, qui subit depuis quarante ans le « verdissement » des estrans (partie du littoral périodiquement recouverte par la marée), les esprits s’échauffent.
Une énième pétition dénonçant « l’échec total des plans mis en œuvre » pour remédier au problème a été lancée récemment par des associations bretonnes. Et le spectre du risque sanitaire lié à l’inhalation de sulfure d’hydrogène, gaz exhalé dans certaines circonstances par les algues en décomposition, hante à nouveau les esprits.
Conjoncture météorologique
Samedi 6 juillet, un jeune ostréiculteur de 18 ans est décédé brutalement en baie de Morlaix (Finistère). Trois jours plus tard, un estivant de 70 ans trouvait la mort alors qu’il nageait à Plonévez-Porzay, dans le même département. Il s’agit, dans chaque cas, de zones concernées par des proliférations de « laitue de mer ».
La préfecture a ordonné l’autopsie du corps de l’ostréiculteur. Les résultats doivent être communiqués d’ici à la fin du mois de juillet. Dans ce contexte, une certaine fébrilité est perceptible chez les élus locaux et les représentants de l’Etat, qui redoutent le possible déferlement d’un tsunami médiatico-politique en cas de lien avéré entre l’un de ces décès et la présence d’algues vertes.
Selon les experts du CEVA, les proliférations actuelles sont principalement liées à la conjoncture météorologique (hiver relativement calme, fortes pluies en juin, températures élevées en juillet).
Cette « poussée de fièvre » intervient alors que la quantité d’algues vertes a tendance à diminuer en Bretagne depuis la fin des années 2000. La profession agricole, responsable, selon les scientifiques, d’environ 95 % des rejets d’azote dans les cours d’eau, a en effet consenti – de l’avis général – des efforts importants. L’évolution des pratiques agronomiques a entraîné une baisse des niveaux d’azote, donc une diminution des quantités de nitrates dont se « nourrissent » les ulves. Mais, dans ce domaine, une stagnation a été observée depuis deux à trois ans, sans que cela soit pour le moment expliqué.
Thierry Burlot, vice-président (PS) du conseil régional de Bretagne chargé de l’environnement, considère que « le discours ambiant, consistant à dire que les choses s’améliorent, a peut-être entraîné un certain relâchement ». Et d’évoquer la « lenteur au démarrage » du deuxième plan gouvernemental de lutte contre les algues vertes, mis en place à partir de 2017. De quoi donner du grain à moudre aux associations de protection de l’environnement qui plaident à l’unisson en faveur d’un « changement de braquet » dans la transformation des pratiques agricoles.
« Cela fait déjà trois ans que les taux de nitrates ne baissent plus, déplore Jean-Yves Piriou, vice-président de l’association Eau et rivières de Bretagne. Si l’on veut faire descendre les chiffres beaucoup plus bas, il faudra des mesures nouvelles, beaucoup plus ambitieuses. »
Indéniable évolution
Le conseil régional et l’Etat semblent abonder (au moins partiellement) en ce sens. Ce qui, en soi, constitue une sorte de tournant. Les uns et les autres prennent certes des pincettes et précisent qu’il ne s’agit en aucun cas de « stigmatiser les agriculteurs » – le sujet, de fait, s’avère sensible, puisque la profession dispose d’un poids économique et symbolique considérable en Bretagne. Mais le discours des autorités témoigne d’une indéniable évolution.
« Jusque-là, la profession agricole a toujours eu le souci d’appréhender les rejets de nitrates de façon globale et qu’on ne cible pas individuellement les exploitations, explique M. Burlot. Mais je pense que cette approche n’est plus possible. On sait désormais où sont les dépassements. Donc il faut agir, aller voir les personnes concernées, expliquer et sanctionner. »
La préfète de région, Michèle Kirry, tout en plaidant pour une « évolution » plutôt qu’une « révolution », indique que l’Etat souhaite « renforcer les contrôles ciblés ». Elle ajoute qu’elle sera « particulièrement vigilante sur le développement des exploitations et notamment l’agrandissement des élevages intensifs », alors que l’Etat est accusé de laxisme dans ce domaine depuis des années.
Dans ce contexte, la sortie en librairie le 12 juin de la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite (La Revue dessinée-Delcourt), a rencontré un vif écho. Résultat de trois années d’enquête menée par la journaliste indépendante Inès Léraud, avec le dessinateur Pierre Van Hove, ce document met notamment en lumière la supposée « politique de l’autruche » de l’Etat face à la prolifération desdites algues, et dénonce l’imbrication d’intérêts économiques, politiques et industriels qui aurait conduit à la minimisation des risques environnementaux et sanitaires. Tiré à 6 000 exemplaires, l’ouvrage est en cours de réimpression.
De très nombreux paramètres
Impossible, à ce stade, de savoir si la situation actuelle entraînera des évolutions majeures sur le front des algues vertes. Notamment parce que la lutte contre ce phénomène, qui dépend de très nombreux paramètres, se révèle extrêmement complexe. Il faudrait, pour l’éradiquer totalement, atteindre une moyenne de 10 mg/l de nitrates dans les cours d’eau bretons, contre 30 à 35 actuellement et plus de 50 en 1990.
« La Bretagne est la région de France qui a le plus travaillé sur la qualité de l’eau ces dernières années et qui a le plus de réglementations en la matière, affirme Edwige Kerboriou, éleveuse laitière à Plouzélambre (Côtes-d’Armor) et vice-présidente de la chambre d’agriculture de Bretagne. Les agriculteurs ont pris conscience de l’enjeu et y travaillent. Mais c’est long et il n’y a pas de solution idéale. »
Autant d’éléments qui amènent à relativiser les paroles d’Alain Cadec, président (Les Républicains) du conseil départemental des Côtes-d’Armor, qui déclarait en début d’année, alors qu’un bassin-versant de son territoire venait de sortir d’une procédure européenne de contentieux sur la qualité de l’eau : « On est en train de gagner la bataille des nitrates. »