Par Fabienne Darge, avec Colette Godard
Le comédien, récompensé par six Molières au cours de sa carrière, avait 92 ans. Le « roi des cabotins » était admiré par ses pairs et adoré du grand public.
Avec Robert Hirsch, c’est une légende du théâtre français qui disparaît : le comédien, récompensé par six Molières au cours de sa carrière – un record –, est mort jeudi 16 novembre à Paris, à l’âge de 92 ans. Lui qui s’était un temps autoproclamé « roi des cabotins » était acteur jusqu’au bout des ongles, et il était aussi admiré par ses pairs qu’aimé du grand public.
Né le 25 juillet 1925 à L’Isle-Adam (Val-d’Oise), Robert Hirsch a vécu dans le théâtre comme dans un ventre maternel qu’il n’aurait jamais quitté : en 2016, il jouait encore, dans Avant de s’envoler, de Florian Zeller, au Théâtre de l’Œuvre. Dans ses jeunes années, son père, diamantaire dans le 9e arrondissement de Paris, avait racheté l’Apollo, une superbe salle de cinéma Art déco qui jouxtait le Casino de Paris. Robert Hirsch y a passé son enfance à voir et revoir tous les grands films de la Warner des années 1930.
Il rêvait devant Errol Flynn, Humphrey Bogart ou Bette Davis – son idole –, et devant les comédies musicales de Busby Berkeley et Mervyn LeRoy. « Je priais le ciel pour qu’il pleuve le jeudi et que je ne sois pas obligé d’aller jouer au foot, parce qu’alors je passais la journée à l’Apollo. J’y avais une loge, tout ce qu’il fallait pour boire et manger, et je m’identifiais totalement aux acteurs : je mangeais quand ils mangeaient, je prononçais leurs répliques en même temps qu’eux… », nous racontait-il lors d’une rencontre en 2013.
En 1939, son père a compris qu’il devait quitter Paris, pas tant à cause de ses origines juives que parce qu’il avait programmé à l’Apollo un des premiers films hollywoodiens dénonçant le nazisme. La famille a passé la guerre à Montmorillon (Vienne), où le goût du jeune Hirsch pour le spectacle, et singulièrement pour la danse, n’a fait que s’affirmer.
Il utilisait son corps tel un virtuose
A la Libération, revenu à Paris, Robert Hirsch, grand admirateur de Serge Lifar, auditionne pour entrer dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Il est reçu, mais Serge Lifar, lui, est débarqué, pour avoir été trop proche des milieux de la Collaboration. Le jeune homme laisse tomber la danse, et rejoint le théâtre, sous l’influence de quelques amis. Mais ce rapport à la danse marquera durablement son art de comédien : Robert Hirsch sera un des premiers, dans un théâtre français encore très axé sur le verbe, à savoir utiliser son corps avec une virtuosité époustouflante.
Le 1er septembre 1948, le soir même de son concours de sortie du Conservatoire, où il a obtenu les deux premiers prix de comédie, il entre à la Comédie-Française. Il y reste vingt-cinq ans, jusqu’en février 1974. Vingt-cinq ans qui ont tissé sa légende, de rôle en rôle, de Néron à Scapin, de Raskolnikov à Bouzin, de Sosie à Tartuffe ou à Richard III, sans compter Arturo Ui, joué avec George Wilson au TNP.
Difficile aujourd’hui d’imaginer la célébrité qui était la sienne dans les années 1960, et les dithyrambes dont il a été l’objet. Les Japonais l’ont qualifié de « meilleur acteur du monde ». Les journalistes français, régulièrement, d’« acteur-Protée », surtout après sa prestation dans Pas question le samedi, un film réalisé par Alex Joffé en 1965 et dans lequel il jouait treize rôles – un de plus qu’Alec Guinness dans Noblesse oblige.
« Je suis le roi des cabotins », répondait-il alors, lui qui a toujours aimé la provocation, l’insolence et l’humour potache. Il est surtout, dans ces années-là, un des rois de Paris, avec sa personnalité extravagante, son goût de la fête, surtout si elle est déguisée, sa vie de patachon. Sur scène, il est capable des plus grands excès tout en restant crédible, et même émouvant.
Sortir des sentiers battus
Son talent d’acteur, qui repose sur sa fantaisie, sa souplesse acrobatique, la mobilité de ses traits, atteint une forme de génie avec son incarnation de l’infâme Bouzin dans Le Fil à la patte, de Georges Feydeau, en 1961. Il s’est fait une allure de vieux rat sordide, et la tête qui va avec. Il passe deux heures à se maquiller pour devenir ce mutant mi-humain, mi-reptile qui avance en ondulant, butte sur les meubles, s’écroule, se rattrape, s’affale, geint, porte sur le monde un regard de chien perdu, pathétique, inquiétant, irrésistible.
Hirsch-Bouzin, ce fut inoubliable, comme fut inoubliable son Sosie dans l’Amphitryon de Molière, un rôle qui semble avoir été créé pour lui. Des années plus tard, de jeunes acteurs qui ne l’avaient jamais vu sur scène allaient sur YouTube pour observer, fascinés, les quelques images qui en avaient été filmées.
Début 1974, pourtant, il abandonne la Comédie-Française. Il a envie de sortir des sentiers battus. Il part jouer au Boulevard, où il aura du mal à trouver des textes à sa mesure et des metteurs en scène à la hauteur.
Mais on a continué à aller le voir : on y allait pour lui, comme dans Le Gardien, d’Harold Pinter, en 2006, où il était une nouvelle fois extraordinaire dans le rôle de ce « vieux fumier, totalement odieux ». Ou dans Le Père, de Florian Zeller, en 2012, où il jouait un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer et où, malgré une partition assez plate, il parvenait une nouvelle fois, avec cette étrangeté quasi épileptique qui était devenue la sienne, à faire glisser le comique ou la banalité vers des zones troubles, ténébreuses et inquiétantes.
« Hors du théâtre, je ne vis pas »
Jouer, jouer, jouer, il n’aura voulu faire que cela, au long de presque soixante-dix ans de carrière. On ne lui a pas connu d’autre vie que la scène, et quelques rôles au cinéma et à la télévision. « Le théâtre est ma religion », « Hors du théâtre, je ne vis pas », « Il n’y a que quand je joue que j’existe vraiment », déclarait-il régulièrement, contribuant ainsi à son propre mythe.
Pourtant, Robert Hirsch avait construit son art d’acteur sans aucun modèle théorique, contrairement à son grand ami Michel Bouquet, nourri jusqu’à la moelle du Paradoxe du comédien, de Diderot. Lui n’avait jamais lu cet ouvrage canonique, ni aucun autre, pas même ceux du maître russe Constantin Stanislavski. « Je n’ai jamais voulu mettre mon nez dans ces trucs-là… Pourquoi le paradoxe “du” comédien, d’ailleurs ? Pourquoi pas le paradoxe du boucher ou du boulanger, pendant qu’on y est ? Tous les bouchers ne se ressemblent pas, tous les comédiens non plus… On ne travaille pas de la même façon, on n’a pas le même tempérament. Je ne veux pas qu’on me donne un mode d’emploi pour jouer la comédie. Non, non et non : l’instinct avant tout… », affirmait-il avec force.
Tout juste concédait-il avoir appris son métier en regardant Bette Davis pendant des heures : « Elle est l’instinct et l’intelligence de jeu incarnés. Il n’y a pas de demi-mesure avec elle. Qu’elle en fasse trop, bien sûr, mais quel bonheur ! Il y a tellement d’acteurs qui n’en font pas assez, qui jouent dans leurs bottes ! »
Il n’y avait pas de demi-mesure non plus avec Robert Hirsch : acteur, il l’aura été, entièrement, absolument, vertigineusement. Presque maladivement : marionnette de lui-même, manipulateur de ses émotions et des moindres fibres de son corps, totalement voué à cet art futile et profond : jouer la comédie pour mieux atteindre un noyau de vérité.
Dates
25 juillet 1925 : Naissance à L’Isle-Adam (Val-d’Oise)
1948-1974 : Comédie-Française
2006 : Le Gardien, d’Harold Pinter
2016 : Avant de s’envoler, de Florian Zeller
16 novembre 2017 : Mort à Paris.