Par Samuel Blumenfeld - Le Monde
En 1971, des dossiers secrets sur la guerre du Vietnam fuitent dans la presse. A l’origine de leur divulgation : un analyste militaire, Daniel Ellsberg. L’homme est aujourd’hui au centre du nouveau film de Steven Spielberg, « Pentagon Papers ».
C’était il y a près d’un demi-siècle. Mais Daniel Ellsberg s’en souvient comme si c’était hier. Impossible, pour cet homme de 86 ans, d’oublier ce jour d’août 1969 où il s’est rendu à une conférence contre la guerre du Vietnam à l’université de Haverford (Pennsylvanie). A l’époque, il travaillait comme analyste militaire pour la RAND Corporation, un think tank conseillant l’armée américaine. Comme beaucoup de ses compatriotes, il avait été frappé par l’offensive du Têt, un an plus tôt, dans laquelle 80 000 soldats du Nord-Vietnam (communiste) avaient pris les Américains et leurs alliés du Sud par surprise. Cette attaque signifiait, contrairement au discours officiel des autorités, que la guerre engagée par les Etats-Unis ne pouvait être gagnée. En assistant à ce meeting, Daniel Ellsberg ignorait à quel point sa vie allait basculer…
Ce soir-là, un jeune objecteur de conscience, Randy Kehler, prend la parole. Prêt à tout pour éviter de partir au combat, il se dit « très excité » à l’idée de rejoindre ses amis en prison. Daniel Ellsberg est frappé par son calme, sa sérénité, sa faconde et sa manière, au fond très patriote, d’évoquer son pays et l’idée qu’il s’en fait. Son CV d’ancien étudiant à Harvard, comme lui, ajoute à l’émotion de l’analyste. A l’issue de la conférence, il est si ébranlé qu’il s’isole dans les toilettes et sanglote pendant une heure. « J’avais l’impression d’être fracturé en deux, dit-il aujourd’hui. Kehler n’a jamais pensé qu’aller en prison permettrait d’en finir avec cette guerre, mais son initiative m’avait bouleversé comme rien d’autre auparavant. Il avait instillé dans mon cerveau la bonne question au moment opportun. »
Sans lui, Ellsberg serait resté dans son bureau à contempler son coffre-fort – signe de son importance au sein de la RAND Corporation – rempli de documents secret-défense. Au lieu de cela, il décide d’agir en emportant ces dossiers chez un ami, employé d’une agence de publicité et disposant d’une photocopieuse. Le duo passe des nuits entières à copier les documents. Ellsberg va jusqu’à réquisitionner son fils de 14 ans. Et c’est ainsi qu’en 1971, il finit par transmettre au New York Times et au Washington Post quelque 7 000 pages sur la guerre du Vietnam émanant du département de la défense. Ces documents, connus sous le nom de « Pentagon Papers », révèlent que les Etats-Unis ont délibérément étendu et intensifié le conflit et ce, avant l’engagement officiel de leurs forces, en 1965.
Premier de la classe
Daniel Ellsberg devient ainsi le premier lanceur d’alerte de l’histoire. L’ancêtre de Bradley Manning, l’analyste accusé d’avoir transmis à WikiLeaks, en 2010, des documents militaires classifiés relatifs à la mort de civils en Afghanistan et en Irak, ou encore d’Edward Snowden, ancien employé de la CIA et de la NSA qui a révélé, à partir de 2013, le détail des programmes de surveillance des Etats-Unis.
Aujourd’hui encore, Ellsberg revendique ce statut de pionnier. Malgré son âge, il affiche un soutien actif à ses « successeurs ». Son livre, The Doomsday Machine, publié aux Etats-Unis en 2017, montre aussi son opposition farouche à la guerre en Irak, aux dispositifs de cybersurveillance ou aux programmes nucléaires développés par son pays. Ce rôle de défricheur lui offre une place de choix dans le nouveau film de Steven Spielberg, Pentagon Papers (sortie le 24 janvier), consacré à la publication par la presse de ces documents. Son personnage, interprété par Matthew Rhys, apparaît au début du film dans un avion militaire, en discussion avec le secrétaire à la défense, Robert McNamara, puis en train d’exfiltrer les dossiers. Il réapparaît au milieu, quand il les remet au reporter du Washington Post, Ben Bagdikian. Puis, une dernière fois à la toute fin du film, à la télévision, en pleine lumière, alors qu’il est poursuivi par le gouvernement pour vol, conspiration et espionnage.
C’est à ce moment précis, devant les caméras, que Daniel Ellsberg, l’homme capable de sacrifier sa carrière pour une conviction, est entré dans l’Histoire. « Son objectif initial et unique était de mettre un terme à la guerre du Vietnam, relate Steven Spielberg, qui lui a rendu visite dans sa maison de San Francisco avant le tournage du film. Il y est parvenu en utilisant la vérité comme une arme contre des années de mensonges répétés. Il a agi en protestataire et mis tout en œuvre pour stopper un conflit où nous perdions des milliers de gamins. »
La façon dont Daniel Ellsberg a ventilé les « Pentagon Papers » aux médias relève d’une remarquable intelligence tactique, en phase avec le parcours de cet homme qui s’est révélé, tout au long de sa carrière, un premier de la classe. A Harvard d’abord, où il décroche son doctorat d’économie en 1952 et sort major de sa promotion. Au Pentagone, où il devient l’un des théoriciens en vue sur la guerre froide, obtenant le grade de major général à seulement 33 ans. Au Vietnam, où il rejoint pendant deux ans, à partir de 1965, le corps des marines, son courage au combat impressionne ses supérieurs.
Ennemi public numéro un
Alors, quand il remet à un journaliste du New York Times ces fameux documents, dont les premiers extraits sont publiés le 13 juin 1971, il sait déjà que le président républicain, Richard Nixon, va requérir, et obtenir, une injonction de la Cour suprême au journal de cesser toute publication. Ce qui se produit le 15 juin. Entre-temps, une copie des documents a été transmise au Washington Post, qui publie d’autres extraits à partir du 18 juin, avant de se trouver, lui aussi, attaqué par la Maison Blanche. Les fuites se poursuivent ensuite dans divers quotidiens : le Boston Globe, le Chicago Sun Times et le St. Louis Post-Dispatch. Walter Cronkite, célèbre présentateur de l’émission télévisée « CBS Evening News », parvient même à interviewer Daniel Ellsberg dans l’un de ses appartements clandestins.
A l’époque, le scandale a pris une telle ampleur que ce dernier a dû quitter son domicile de la Côte ouest pour se cacher pendant treize jours chez différents amis, à Cambridge, près de Boston (Massachusetts, Côte est), ne sortant jamais, restant éloigné du téléphone. Il qualifiera plus tard cette traque de « plus grande chasse à l’homme » menée par le FBI depuis celle des ravisseurs du bébé de l’aviateur Charles Lindbergh, en 1932.
En cavale, Ellsberg devient l’ennemi public numéro un. Inquiet qu’il ne produise d’autres révélations, notamment sur l’éventuelle utilisation de l’arme atomique au Vietnam, Nixon veut sa peau, comme en témoignent les enregistrements secrets de la Maison Blanche. « Ce type va passer pour un martyr, lâche le président, mais on ne peut pas le laisser s’en tirer après un viol [du secret-défense] si conséquent, ou sinon cela se reproduira. Ne perdons pas de vue l’essentiel, et l’essentiel, c’est Ellsberg. On l’aura, ce salaud. » Nixon n’hésite pas à envoyer des cambrioleurs – d’ex-agents de la CIA impliqués dans le débarquement de la baie des Cochons à Cuba, en 1961 – fouiller dans l’ancien bureau du psychanalyste d’Ellsberg, à Beverly Hills (Californie), histoire d’y trouver des données personnelles sur son profil psychologique et ses éventuelles faiblesses mentales.
Indifférence à son propre sort
Le « fugitif » se rend de lui-même, le 28 juin, aux autorités judiciaires. Entouré par la presse et ses soutiens, il déclare : « Je crois avoir accompli mon devoir de citoyen. » Son ultime coup de maître consiste à transmettre un exemplaire des « Pentagon Papers » au sénateur de l’Alaska Mike Gravel, qui parvient à l’inscrire au registre du Congrès, rendant public un document encore top secret quelques semaines plus tôt. L’effet est immédiat : ces révélations achèvent de détériorer le soutien de l’opinion américaine aux opérations militaires dans le Sud-Est asiatique.
Pour le lanceur d’alerte, tout s’est donc déroulé comme prévu. Il lui reste désormais à faire face à la justice. Il se dénonce comme seul responsable, sans livrer le nom de ses complices. Et tant pis s’il encourt une peine de 115 ans de réclusion. Cette indifférence face à son propre sort a marqué Josh Singer, le coscénariste du film avec Liz Hannah, qui a eu l’occasion, comme Spielberg, d’en parler avec lui. « Dans le film, explique M. Singer au Monde, vous avez cette scène où Ellsberg remet les documents au journaliste du Washington Post. Ce dernier parle d’un danger “théorique” encouru par le lanceur d’alerte, qui lui rétorque qu’il n’y a rien de “théorique” dans sa démarche. Il risquait la prison, comme Katharine Graham, la patronne du journal. »
Quand son procès débute à Los Angeles, le 3 janvier 1973, l’« ennemi public numéro un » s’attend à une lourde peine. Sa ligne de défense ? Dire que les documents étaient illégalement classés « confidentiels » afin d’empêcher les citoyens américains, et non une puissance ennemie, d’en prendre connaissance. « J’ai un souvenir très clair de l’exaspération de mon avocat, qui m’assurait que c’était la première fois qu’il voyait un accusé auquel on retirait le droit d’expliquer pourquoi il avait agi de la sorte. » Malgré la position ouvertement partiale d’un juge lui refusant le droit de développer sa ligne de défense, il apparaît que l’intrusion dans le bureau de son psychanalyste s’est faite sans mandat, comme l’enregistrement illégal de certaines de ses conversations téléphoniques personnelles. De telles violations des droits du prévenu rendent impossible la poursuite du procès.
La seule chose que n’avait pas anticipée Daniel Ellsberg était le pourrissement de l’administration Nixon. Le scandale du Watergate, révélé par un autre lanceur d’alerte, Mark Felt, numéro deux du FBI, qui sert d’informateur anonyme au Washington Post en 1972 et 1973, met au jour tout un système d’espionnage et de manipulations qui aboutit à la démission du président Nixon, en 1974. Tout d’un coup, en face d’autres scandales, l’affaire des « Pentagon Papers » devient secondaire. Son « héros » ne retrouvera jamais son travail à la RAND Corporation ni dans une autre administration. Poursuivant son activisme politique, il écrit plusieurs livres, dont Secrets : a Memoir of Vietnam and the Pentagon Papers, en 2002, un récit de sa plongée dans la clandestinité, puis donne des conférences, essentiellement dans des universités, sur le Vietnam ou contre la guerre en Irak.