Par Laurent Carpentier - Le Monde
Le festival Paris l’été a fait appel à un groupe d’activistes surréalistes flamands pour déposer une vraie-fausse baleine sur les quais de la Seine. Du théâtre à ciel ouvert
Nuit sans lune. De celles propres aux cauchemars. En face, il y a Notre-Dame ; à ses pieds, les eaux noires de la Seine… le jeune homme écoute en boucle le rap de Niro sur son smartphone : « La pétasse reviendra quand ce sera la crise. » Mais c’est une baleine qui débarque. Et elle est immense, un peu plus de quinze mètres, posée sur un semi-remorque.
« Pfff… C’est dangereux de conduire avec ça à l’arrière, soupire Koen, le chauffeur, en descendant de sa cabine. Les gens vous doublent, ils ralentissent pour faire une photo et manquent vous rentrer dedans. » Koen et sa drôle de cargaison ont passé la nuit sur un parking à Valenciennes. À présent, une demi-douzaine d’ombres déposent le corps sans vie de l’animal au pied du Pont de la Tournelle à Paris.
Vendredi 21 juillet. 4 heures du matin. Bart, qui arbore un T-shirt NSWA (North Sea Whales Association), explique aux fêtards retardataires qui traînent sur les quais dans les brumes de l’alcool, que l’animal vient d’être repêché dans le fleuve. Une troupe de cachalots qui descendaient du pôle vers les tropiques – des mâles, parce que seuls ceux-ci s’aventurent dans les eaux arctiques –, s’est trompée de route, contournant l’Angleterre par l’Est. Dans la Manche, peu profonde, ces cétacés, qui vont chercher habituellement leur nourriture par 2 000 mètres de fond, étaient affamés.
C’est alors qu’un exercice militaire leur a fait peur. Trois d’entre eux se sont réfugiés dans l’estuaire de la Seine et, profitant du passage des bateaux pour franchir les écluses, sont remontés jusqu’ici. L’équipe du NSWA cherche les deux autres pour les ramener à la mer, mais on pense que celle-ci est morte, dit-il en montrant l’animal…
« VOUS SAVEZ, CETTE BALEINE, CE N’EST PAS LA PREMIÈRE FOIS QUE CELA ARRIVE À PARIS »
« Je suis triste parce qu’elle a l’air jeune quand même », soupire Malika. « Vous allez en faire quoi, des steaks ? Quand je pense à tous les rats qu’elle a dû avaler… » bafouille Damien en se tenant le ventre de rire. Face à lui, les hommes en combinaisons blanches gardent un sérieux de ministre : « Le cachalot doit avoir un peu plus de quinze ans… »
Il est cinq heures. Paris s’éveille et va défiler ainsi pendant trois jours devant l’animal, tour à tour triste ou amusé, en colère devant l’incurie des hommes face à la nature, ou dubitatif devant le goût – trop bon pour être honnête – de cette baleine venue pourrir sur le lieu le plus photographié de Paris.
À chaque heure, sa vague de population. Après les fêtards du petit matin, voici les joggeurs. Il est 6 h 30. Petite foulée soufflante, l’œil sur le cardio. Quand ils réalisent, ils font demi-tour et bousillent leur performance. 7 h 30, ce sont les mamies à chiens : « C’est l’homme qui l’a tué ! C’est l’homme ! » Puis c’est le tour des bobos rejoignant le boulot à Vélib’. Plus circonspects.
« Je prends une photo, ce n’est pas tous les jours qu’on voit une baleine… Mais voyons, tu vois bien que c’est une fausse… OK, je prends une photo, ce n’est pas tous les jours qu’on voit une fausse baleine. »
Un oxymore échoué sur les berges de la Seine
C’est l’exposition que vous n’aviez pas prévue, la pièce de théâtre dont vous êtes le héros. L’animal est en polystyrène recouvert de résine polyester sur une armature en bois, et la North Sea Whales Association, tout comme l’histoire de ces trois cachalots perdus, n’existe que dans les rêves de Bart Van Peel, le directeur artistique de Captain Boomer, un collectif d’Anvers, qui s’est fait spécialité des mises en scène surréalistes : échouage de baleines, descente au centre de la Terre…
Quand Laurence de Magalhaes et Stéphane Ricordel, les patrons du Monfort Théâtre, ont reçu pour mission de reprendre le Festival Quartier d’été, ils ont d’abord enlevé le mot « quartier » de son intitulé : marre de réduire la culture à de l’action sociale. Ils ont ensuite cherché un cœur à ce festival éclaté en différents lieux de la capitale et jeté leur dévolu sur le lycée Jacques-Decour, en bas de Montmartre, où ils ont aménagé plusieurs scènes. Enfin, ils ont décidé qu’il ne s’agissait pas uniquement de proposer des spectacles mais de distribuer de l’émotion aussi à ceux qui ne sortent pas le soir. C’est là qu’ils ont pensé à Captain Boomer.
Le groupe est né officiellement en 2008 avec le premier échouage de leur cachalot sur une plage de Hollande, à Scheveningen, puis à Anvers et Ostende, avant d’être découpée en 2011, par son créateur, Dirk Claessens, pour créer Geppetto, une installation conçue par l’artiste français Loris Gréaud pour la Biennale de Venise. L’atelier de création Zéphyr, dirigé depuis la mort de Dirk Claessens par sa veuve Hedwig Snoeckx, réalisera un nouveau cachalot qui viendra s’échouer en 2013 à Londres et Valence, et enfin en 2016, à Duisburg, en Allemagne, et à Rennes…
C’est naturellement dans Moby Dick que le belge Bart Van Peel, qui, à côté de ces installations, écrit des scénarios pour des séries télé, a été pêcher le nom du collectif : « Captain Boomer y est le patron du Samuel-Enderby, le pendant raisonnable du capitaine Achab », dit-il tout sourire en insistant sur le mot « raisonnable ». Mais, c’est à la nouvelle de John Cheever, The Swimmer, qu’il a emprunté sa définition : « Ce n’est ni un farceur, ni un fou, mais il est déterminé à être différent et se voit modestement comme un personnage légendaire. » Tout est là : cette baleine est un oxymore échoué sur les berges de la Seine. Faussement vraie. Ou faussement fausse.
Tout autour du périmètre de sécurité installé par les pseudo-scientifiques, les gens cherchent à se convaincre. « Regardez sur Internet, ils ont déjà fait le coup l’an passé ! », s’emporte l’un. « Le drame, c’est que les gens comme vous ne veulent plus croire en rien ! C’est grave cette baleine échouée. Quel monde ! », s’exaspère l’autre. « Je suis Breton, j’ai déjà vu la même à Lorient », affirme Eric avec enthousiasme.
L’absurde est une arme
La presse, elle, a levé fièrement le lièvre. Une armée de « fact checkers » a appelé la mairie de Paris, la brigade fluviale, les pompiers qui débarquent sirène hurlante… On a même traqué le journaliste du Parisien complice qui a écrit sciemment en amont un article trompeur, ces fake news devenues tartes à la crème (le ressort de base de toute comédie).
Selon les articles, la taille de l’animal varie de 15 à 20 mètres et on peut vous l’affirmer : « Tout cela est faux, c’est une œuvre de sensibilisation écologiste… » Sauf que le militantisme lui-même n’est qu’un leurre, une strate de plus dans le mille-feuille… Mais qu’écrire sinon ce qu’on vous donne comme information ? Et l’information, c’est le cadet des soucis de la bande à Bart, qui sait mieux que quiconque vous laisser conclure ce que bon vous semble.
Un acte militant ? C’est aussi la grande inquiétude de la police, dont trois patrouilles sont envoyées l’une après l’autre pour voir de quoi il retourne : « C’est le branle-bas de combat à l’état-major, personne n’est au courant… », explique le policier, qui ne peut s’empêcher de sourire devant l’animal. Pourtant toutes les autorisations sont là, accordées en Haut-Lieu. Simplement on y a écrit : « une sculpture », pas « une baleine ». L’approximation est ici la règle de l’art. « Mais c’est quoi le but au juste ? Vous n’êtes pas Greenpeace ou un truc comme ça ? Ce n’est pas revendicatif ? Ah, juste culturel ? » Les voilà rassurés. « Le canular est le plus grand cauchemar des gens qui détiennent l’autorité, explique Bart. J’adorerais faire ça en Chine ou en Egypte… » Ubu pas mort. L’absurde est une arme.
LES ACTEURS NE RÉPONDENT JAMAIS OUI À L’ÉTERNELLE QUESTION : « ELLE EST VRAIE ? », MAIS REBONDISSENT À CÔTÉ
Bien que les médias aient vendu la mèche, le lendemain, la magie opère toujours. Méticuleusement, un membre de l’équipe incise la bête à coups de scalpel et de faux sang : « Pour faire sortir les gaz, sinon elle peut exploser, explique-t-il à une audience médusée. On lui a fait une endoscopie, elle a l’estomac plein de produits toxiques à l’intérieur, des sacs plastique, des canettes de bière… » Les acteurs ne répondent jamais oui à l’éternelle question : « Elle est vraie ? » mais rebondissent à côté. Comme les hommes politiques et les maris volages, ce sont des conteurs. N’avoue jamais, même face à l’évidence.
« Dans l’arène théâtrale, explique Bart, tu ne quittes pas ton rôle. Après, parfois, quand on voit que cela ne va pas, on prend la personne à part… » C’est le cas de Lola, 21 ans, vegan, militante de la cause animale. Elle est venue dès les toutes premières heures, après avoir reçu un message sur Instagram. Le sable, les baquets qui répandent l’odeur de poisson… Elle flaire la supercherie. Le sait. Mais face à la posture de Tim et de Klaus, elle se met à douter : « Dites-moi que c’est faux, sinon c’est trop horrible… », supplie-t-elle, n’arrivant plus à partir, se décomposant : « Vous savez qu’en 2046, il n’y aura plus de poisson dans les mers ? » Bart finira par la tranquilliser.
On croit parce qu’on veut croire. Charles, la soixantaine triomphante, est venu des Gobelins quand il a su. Et il n’en démord pas : « Vous savez, cette baleine, ce n’est pas la première fois que cela arrive à Paris. »
Festival Paris l’été, du 17 juillet au 5 août.