Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Jours tranquilles à Paris
27 août 2020

Tendance - Destinations de rêve pour télétravailleurs

THE NEW YORK TIMES (NEW YORK)

La Barbade, les Bermudes, la Géorgie : voici quelques-uns des pays qui proposent depuis cet été des visas spécifiques pour permettre aux télétravailleurs de vivre et de travailler sur place pendant six mois ou plus. Le New York Times fait le point sur ces nouveaux dispositifs.

Le mois dernier, une info circulant sur les réseaux sociaux sur la possibilité de s’expatrier à la Barbade pendant douze mois a retenu l’attention de Lamin Ngobeh, enseignant au lycée Freire Charter de Wilmington, dans le Delaware [nord-est des États-Unis]. Pour justifier son choix de s’expatrier provisoirement, il explique :

Le lycée ne reproposera sans doute pas de cours en classe avant février 2021 et je veux vivre dans un pays plus sûr – sanitairement parlant – tout en ayant une bonne qualité de vie. J’ai contacté la direction de l’établissement et elle m’a soutenu dans ma décision.”

Quand la Barbade a annoncé le lancement de son programme Welcome Stamp, à la mi-juillet, elle n’était que le premier d’une série de pays des Caraïbes et d’Europe de l’Est à proposer ce type d’arrangement aux télétravailleurs, des dispositifs qui reposent sur l’octroi de visas spécifiques ou qui assouplissent les critères existants en vue d’inciter certaines professions à s’expatrier temporairement. Parmi les pays proposant le même type d’offres, on trouve notamment l’Estonie, la Géorgie et les Bermudes.

À la Barbade, un “visa télétravail” de douze mois

Le net recul de la fréquentation touristique est une des principales raisons motivant la mise en place de ces programmes d’un nouveau genre. “Le tourisme, c’est ce qui fait vivre le pays”, reconnaît Eusi Skeete, directeur de l’Office du tourisme de la Barbade aux États-Unis. Selon les données de la Banque centrale de la Barbade, le tourisme représentait 14 % du PIB annuel du pays en 2019, soit 712 000 voyageurs internationaux – un record. Or, en 2020, le nombre de visiteurs a été proche de zéro aux mois d’avril, mai et juin.

Eusi Skeete explique que le nouveau programme de “visa télétravail” apportera un peu d’oxygène. “En leur proposant de rester douze mois, on permet à nos visiteurs d’avoir un bon aperçu du pays”, poursuit-il. Plus d’un millier de demandes arrivant du monde entier ont été déposées la première semaine, en provenance essentiellement des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni. La demande de Lamin Ngobeh a été acceptée lundi. L’enseignant prévoit de partir mi-septembre.

À Tbilissi, un bel appartement pour 400 euros par mois

Avant même la pandémie, le nombre de télétravailleurs allait croissant dans le monde : les enquêtes du cabinet MBO Partners montraient que le nombre de travailleurs indépendants s’établissait autour de 41 millions en 2019 aux États-Unis – un chiffre qui comprend les consultants, les free-lances et les intérimaires. Plus de 7,3 millions d’Américains se disaient “cybernomades” en 2019 : un mode de vie qui leur permet de voyager et de travailler à distance où bon leur semble.

David Cassar, directeur d’exploitation du cabinet MBO Partners, constate une nette augmentation du travail free-lance à l’international 

On s’attend à une explosion du nombre de cybernomades chez les travailleurs indépendants dans les années qui viennent. Le Covid-19 a accéléré l’essor du télétravail, et les indépendants seront parmi les premiers à profiter du mode de vie nomade que permet la technologie.”

Beaucoup choisissent le cybernomadisme pour des raisons financières. Originaire de Phoenix, Maggie Turansky vit actuellement en république de Géorgie. Elle y gère un site web, The World Was Here First, avec son conjoint, et loue, pour un peu plus de 400 euros par mois, un appartement flambant neuf à Tbilissi, où ils sont restés pendant la pandémie :

Je ne vois pas quelle autre grande ville pourrait m’offrir ça dans les pays occidentaux, observe-t-elle. Les charges dépassent rarement 40 euros par mois et le Wifi fonctionne à merveille. La Géorgie est un beau pays, il y a des tas de choses à voir et à faire, et on en est un peu tombé amoureux.”

[À la Barbade], Lamin Ngobeh confie qu’il a trouvé des appartements corrects proposant deux à quatre chambres à coucher pour 400 à 1 200 euros par mois.

Amanda Kolbye, une autre Américaine, travaille en ce moment en Malaisie, où elle est coach d’entreprise à distance. Elle vit et travaille à l’étranger depuis deux ans, et a posé ses valises dans cinq pays différents avant la Malaisie : la Thaïlande, le Vietnam, l’Indonésie, le Qatar et Taïwan. Elle explique :

Je ne prévois pas de rentrer aux États-Unis dans un avenir proche. J’envisage de gérer mon entreprise depuis un autre pays, comme l’Estonie, la Barbade ou les Bermudes, ce qui me rapprocherait de chez moi.”

Assurance maladie, test négatif au Covid… : les critères à remplir

Certains critères sont parfois identiques pour les candidats aux séjours prolongés. Si tous les pays exigent des attestations prouvant que vous avez souscrit une assurance maladie et que vous avez été testé négatif au coronavirus (avant l’arrivée ou à votre arrivée, voire les deux), certains facturent des frais de dossier et demandent un justificatif de salaire mensuel ainsi que des relevés de compte.

Pour la Barbade, les candidats au télétravail doivent remplir un formulaire de demande en ligne, y joindre des photos et produire un justificatif d’emploi ainsi qu’une déclaration de revenus attestant qu’ils gagneront au moins 40 000 euros par an pendant la durée de leur séjour sur l’île. Les frais de dossier de 1 700 euros par personne ne sont payables qu’après acceptation de la demande. Les familles devront pour leur part débourser 2 500 euros quel que soit le nombre de membres qui les composent.

Aux Bermudes, pas de salaire minimum exigé

Annoncé le 1er août, le programme des Bermudes est assorti de 222 euros de frais de dossier. En 2019, le tourisme de loisirs a rapporté 353 millions d’euros aux Bermudes, ce qui correspond à plus de 808 000 visiteurs – un record historique pour le pays. Sans surprise, la pandémie a plombé ces chiffres. Au premier trimestre 2020, les dépenses des touristes ont plafonné à 16,7 millions d’euros, contre 27 millions l’année précédente, et le nombre d’arrivées par avion a dévissé de près de 44 %.

“En avril, mai et juin, la fréquentation touristique était proche de zéro, soupire Glenn Jones, directeur de l’Office national du tourisme des Bermudes. Nous vivons du tourisme aérien. Or, en juillet, nos capacités aériennes – c’est-à-dire le nombre de places réservées sur les vols commerciaux à destination de l’île – n’étaient que de 10 % de ce qu’elles étaient en juillet dernier. En août, ce sera 20 %.”

Quelques jours seulement après l’annonce de leur programme, les Bermudes recevaient 69 demandes en provenance du monde entier. Contrairement à la Barbade, les Bermudes n’exigent pas de salaire mensuel minimum pour les télétravailleurs candidats à des séjours de longue durée.

En Estonie, des frais de dossier limités à 105 euros

Lancé le 1er août, le nouveau visa estonien destiné aux cybernomades, qui est une extension de son programme d’e-résidence, permettra aux visiteurs de séjourner légalement dans le pays et d’y travailler à distance pendant une période allant jusqu’à douze mois. Les frais de dossier se montent à 105 euros et les candidats doivent justifier d’un salaire mensuel de base de 3 500 euros ou plus.

Ott Vatter, directeur général du programme d’e-résidence estonien, observe :

Quand on regarde les pays qui proposent des visas télétravail, on s’aperçoit que ce sont ceux qui sont très dépendants du tourisme. Si l’Estonie est moins dépendante du tourisme que d’autres, les gens commencent malgré tout à se rendre compte du potentiel et de la nécessité d’avoir ce type d’offres. Depuis le Covid, cette nécessité se fait plus pressante.”

Le tourisme représentait environ 8 % du PIB estonien en 2019. Or, le ministère de l’Intérieur attend une contraction d’au moins 50 % des revenus du tourisme en 2020 par rapport à 2019.

En Géorgie, six mois de séjour autorisés et quarantaine obligatoire

Baptisé “Remotely from Georgia” [à distance depuis la Géorgie], le programme mis en place par la Géorgie autorise des séjours allant jusqu’à six mois. Comme les Bermudes, elle ne demande pas aux candidats de justifier d’un salaire mensuel minimum. Ils doivent néanmoins prouver qu’ils disposent des ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins.

Consule générale de Géorgie à New York, Diana Zhgenti précise que, si aucun critère de revenus n’est imposé aux candidats, le programme n’est cependant ouvert qu’aux ressortissants des 95 pays qui sont autorisés à s’y rendre sans visa. Les candidats aux séjours longue durée seront par ailleurs tenus d’observer une période d’isolement à leur arrivée, et ce à leurs propres frais.

Langue, scolarisation des enfants, risques divers : les limites du “visa télétravail”

Mais si le travail à distance séduit celles et ceux qui peuvent se contenter d’un ordinateur portable et d’une bonne connexion Internet, il ne se prête pas à tous les profils professionnels.

David Cassar précise également que le fait de vivre et de travailler à distance à l’étranger comporte certains risques. “Si je me déplace dans le pays, même si je suis salarié de l’entreprise, l’assurance accident ne me couvrira pas toujours. Même si je suis déclaré travailleur indépendant aux États-Unis, le fait que je bénéficie d’un statut de free-lance à responsabilité limitée ne sera pas nécessairement reconnu dans les autres pays.”

La langue peut également être une barrière. Cofondateur du cabinet d’avocats BSH en Géorgie, qui propose ses services aux expatriés et aux télétravailleurs, Ketevan Buadze confirme que le pays accueille les étrangers à bras ouverts, mais observe que, “si les jeunes parlent anglais, c’est moins souvent le cas de la génération qui les précède”.

Le fait d’avoir des enfants peut également compliquer les choses. Les familles qui prévoient de scolariser leurs enfants à distance risquent d’être confrontées au problème des fuseaux horaires. Et celles qui souhaiteraient mettre leurs enfants dans des écoles sur place n’auront qu’un choix limité : aux Bermudes comme en Estonie, les étrangers ne peuvent scolariser leurs enfants que dans certains types d’établissements. “Les familles internationales n’ont pas accès au public, mais uniquement au privé”, confirme David Burt, le Premier ministre des Bermudes. L’Estonie offre plusieurs possibilités aux étrangers, dont l’École européenne de Tallin et l’École internationale d’Estonie (des frais de scolarité s’appliqueront dans les deux cas).

Mais, au bout du compte, c’est peut-être tout simplement la sécurité qui pousse les gens à s’expatrier provisoirement à l’étranger.

Sadie Millard, une New-Yorkaise qui vit aux Bermudes depuis le début de la pandémie, explique ainsi qu’elle prévoit de demander un visa télétravail, la société de courtage pour laquelle elle travaille restant fermée. “Il y a eu une centaine de cas au total ici, dit-elle. Et même si la vie est aussi chère qu’à New York, je m’y sens beaucoup plus en sécurité. La seule chose à laquelle il va falloir que je m’habitue, c’est la conduite à gauche.”

Source : The New York Times

NEW YORK http://www.nytimes.com/

Publicité
27 août 2020

Reportage - Wuhan, la ville vitrine de la propagande chinoise

Par Frédéric Lemaître, Wuhan, envoyé spécial

Techno Parade géante, sites touristiques gratuits… Un air de liberté souffle sur la capitale de la province du Wuhan, après soixante-seize jours de confinement, malgré une situation économique dégradée.

Alors que le monde entier redoute une deuxième vague de Covid-19, un pays fait exception : la Chine. Tant à Shanghaï qu’à Pékin, la vie reprend peu à peu son cours normal. Dans la capitale, le Musée national présente même, depuis le 1er août, une exposition sur la lutte contre le virus. Etrangement, seuls les titulaires d’une carte d’identité chinoise ont accès à ce grand moment d’autocélébration.

Mais c’est à Wuhan que l’amélioration est la plus spectaculaire. Hier, symbole d’un monde contraint de se confiner comme au Moyen Age pour résister à l’assaut d’un nouvel ennemi, la capitale du Hubei est aujourd’hui la vitrine de la victoire chinoise contre l’épidémie.

On y fait à nouveau la fête comme nulle part ailleurs en Chine, voire dans le monde. Une vidéo tournée par l’Agence France-Presse montrant des milliers de participants dansant sans la moindre protection, lors d’une fête techno géante organisée samedi 15 août dans une vaste piscine, à l’est de la ville, a suscité d’innombrables réactions internationales. Manifestement, après soixante-seize jours de confinement, la jeunesse du Hubei se lâche. Dès l’ouverture du parc le 25 juin, le magazine Hubei illustré publiait des photos de jeunes Chinoises en bikini – un phénomène pas si fréquent dans le pays − agglutinées au bord des plages artificielles.

Désormais, les organisateurs de cette fête sont sur la défensive et refusent de parler à la presse étrangère. Pourtant, leur initiative ne doit rien au hasard. Elle fait partie d’une stratégie des autorités nationales et régionales destinée à montrer aux Chinois que « Wuhan est de retour ».

Depuis le 8 août, environ 400 sites touristiques du Hubei sont accessibles gratuitement et ce, jusque la fin de l’année. Parmi eux, plusieurs sites de Wuhan dont la célèbre tour de la Grue jaune. La « Vallée heureuse », immense parc de loisirs, à l’est de la ville, où se trouve le désormais fameux parc aquatique de Maya Beach, fait partie des attractions à prix bradés.

Un air de liberté

En principe, pour la plupart de ces attractions, des prises de température sont imposées à l’entrée, et le nombre de personnes présentes est limité à environ 50 % de la capacité d’accueil du lieu. Surtout, il faut réserver la veille, en inscrivant, là aussi, le numéro de sa carte d’identité.

Néanmoins, vendredi 21 août, il était possible d’entrer sans le moindre contrôle à la fête de la bière organisée dans un parc de Wuhan. Une semaine auparavant, lors de la première journée de cette « Beer Fest », la police a dû, selon deux témoignages de commerçants, bloquer les entrées du parc en raison de la foule estimée à plusieurs dizaines de milliers de personnes. Deux grandes allées de stands de bière et de nourriture amènent les visiteurs consommateurs devant une scène où ils peuvent écouter et voir des spectacles à la fois traditionnels et patriotiques, le tout dans une ambiance familiale et bon enfant.

De fait, pour un Pékinois, un air de liberté souffle sur Wuhan. Contrairement à ce qui se passe dans la capitale, on peut désormais entrer dans la plupart des commerces de la ville sans le moindre contrôle sanitaire. Les chauffeurs de taxi ne portent plus de masque et, pour prendre le bateau qui fait la navette entre les deux rives du Yangtze, on passe désormais sous un simple portique de sécurité. Les caméras thermiques ont été débranchées. Il est vrai que toute la population, soit environ 11 millions de personnes, a été testée fin mai et qu’on n’entre dans la ville qu’après avoir montré, via son téléphone portable, qu’on vient d’une zone « à faible risque ».

Rigueur et laisser-aller

Est-ce à dire que la situation est revenue à la normale, comme l’affirme la propagande ? Pas tout à fait. « Dans la vie quotidienne, il y a une certaine normalité et je ne critique pas la Techno Parade. Les gens sont contrôlés et dans le pire des cas, si un participant est porteur du virus, on peut désormais facilement retrouver les personnes avec qui il a été en contact. En revanche, dans les hôpitaux, nous continuons à relever la température à l’entrée et le port du masque est obligatoire. De plus, nous faisons un test de dépistage systématique pour tout malade, quelle que soit la raison de son hospitalisation. Nous ne prenons aucun risque », témoigne un docteur.

Autre secteur surveillé de près : les universités. Avec plus d’un million d’étudiants répartis dans environ 83 campus et établissements d’enseignement supérieur ou technique, Wuhan est l’un des principaux centres universitaires chinois.

La rentrée doit s’y effectuer progressivement à partir du 6 septembre. Les premiers étudiants qui retrouvent le campus après avoir prouvé qu’ils sont en bonne santé ne pourront en sortir que s’ils ont de bonnes raisons de le faire. Des restrictions critiquées sur les réseaux sociaux par des étudiants qui pointent la contradiction entre cette rigueur et le laisser-aller de la rave-party du 15 août.

« Les gens n’ont plus d’argent »

Surtout, sur le plan économique, la situation est loin d’être satisfaisante. « Avant, j’avais quinze cours par semaine avec plus de dix élèves par cours. Maintenant je n’ai plus que cinq classes avec six élèves. J’ai perdu environ 50 % de mon chiffre d’affaires. Heureusement que je suis propriétaire du studio », témoigne M. Dong, professeur de danse.

Selon lui, deux raisons expliquent la situation : « Les gens n’ont rien gagné pendant au moins deux mois et n’ont plus d’argent et ils redoutent la promiscuité. J’ai un ami qui donne des cours de gymnastique, son chiffre d’affaires mensuel est passé de 200 000 yuans [environ 24 000 euros] à 10 000 yuans [1 200 euros]. Comment voulez-vous qu’il s’en sorte ? »

La plupart des commerçants interrogés évoquent une baisse du chiffre d’affaires comprise entre 35 % et 50 %. « Avant je gagnais 300 yuans [36 euros] par jour. Je pouvais économiser un peu. Maintenant je n’en gagne plus que la moitié. C’est très juste », déplore un chauffeur de taxi. En dépit des rabais consentis, les hôtels tournent au ralenti. 20 % environ. « Pourtant, Pékin envoie pas mal d’argent pour soutenir les entreprises publiques et les grands groupes privés », ajoute un observateur.

Les autorités sont tellement soucieuses de l’image de la ville qu’elles semblent plus désireuses que jamais de faire taire toute voix supposée dissidente.

L’écrivaine Fang, autrice d’un journal de Wuhan, n’a pas été autorisée à rencontrer un journaliste étranger. Une militante féministe, qui avait accepté de recevoir Le Monde, a décommandé après avoir reçu la visite de son comité de quartier – informé on ne sait comment – lui « déconseillant » de donner une interview. « C’est la première fois que cela m’arrive », confie-t-elle seulement avant de raccrocher.

Confiance envers le gouvernement

Pourtant, tout semble indiquer que le Parti communiste a vu sa légitimité croître auprès des Chinois depuis la crise. « Je soutenais le gouvernement avant, mais maintenant je le soutiens de tout cœur. Fermer Wuhan était une décision difficile à prendre. Il a fait le bon choix », explique le père de M. Dong, qui aide son fils au cours de danse.

Le cas de Mme Feng est significatif. Mariée à un homme d’affaires, cette femme élégante de 37 ans ne faisait pas vraiment confiance au gouvernement. Le 23 janvier, jour de la fermeture de Wuhan, elle s’en est voulu d’avoir fait revenir quelques jours auparavant son fils, étudiant à Toronto, pour les fêtes du Nouvel an lunaire. Craignant que les communistes ne sacrifient Wuhan pour sauver le reste de la Chine, elle a même tenté de quitter la ville en voiture avec son mari et leur fils. Mais la famille Feng s’y est prise trop tard et a dû rebrousser chemin.

Craintive, Mme Feng n’est pas sortie de chez elle avant le 1er mai, trois semaines après la fin du confinement. Encore aujourd’hui, dès qu’elle rentre chez elle, elle passe systématiquement ses vêtements à la machine et prend une douche. Certes, elle trouve que le gouvernement « aurait dû nous dire de porter le masque dès la fin décembre », mais elle est « rassurée » sur la capacité de la Chine à gérer la crise. Et elle approuve la décision de son fils d’interrompre ses études à Toronto pour s’engager durant deux ans dans l’Armée populaire de libération. Rien ne la conforte plus que de le savoir rester en Chine « Même s’il y a une deuxième vague, on sait maintenant comment la contrôler. » Elle attend le vaccin avec impatience : « Quel qu’en soit le prix, je serai la première à me faire vacciner », affirme-t-elle.

25 août 2020

Affaire Navalny : la piste du neurotoxique organophosphoré évoquée pour son empoisonnement

Par Hervé Morin - Le Monde

L’hôpital de la Charité à Berlin, où l’opposant russe est hospitalisé, estime qu’il a été empoisonné par un type de molécules déjà impliquées dans plusieurs attentats.

La thèse de l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, l’opposant russe à Vladimir Poutine, prend une consistance supplémentaire. Lundi 24 août, l’hôpital de la Charité de Berlin (Allemagne), où il a été transféré samedi depuis la Sibérie après un malaise survenu l’avant-veille, a fait savoir dans un communiqué que « les résultats cliniques indiquent une intoxication par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase ». En d’autres termes, d’une classe de molécules organophosphorées dont font partie des neurotoxiques puissants tels que le sarin, le soman, l’agent VX ou le « Novitchok ».

Cette dernière molécule avait été mise en cause dans la tentative de meurtre en mars 2018 de l’ex-agent double russe Sergueï Skripal et sa fille Ioulia à Salisbury (Royaume-Uni). Londres avait estimé qu’ils avaient été empoisonnés avec cet agent de conception soviétique. Le VX a, lui, été employé en 2017, lors de l’assassinat à l’aéroport de Kuala Lumpur d’un demi-frère du dictateur nord-coréen Kim Jong-un, Kim Jong-nam.

Le 20 mars 1995, un attentat au sarin dans le métro de Tokyo, fomenté par la secte Aum, avait fait 13 morts et plus de 6 000 blessés. L’utilisation de cette même molécule par le pouvoir syrien en 2013 dans des zones rebelles a été documentée par l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

La famille des organophosphorés, dont sont tirés ces neurotoxiques, a été découverte par des scientifiques allemands après la première guerre mondiale et diffère de vésicants tels que le gaz moutarde ou l’ypérite utilisée pendant celle-ci. Les organophosphorés ne seront pas employés comme gaz de combat lors du second conflit mondial. Dans le monde civil, on en tirera des pesticides tandis que le développement d’agents innervants se poursuivra pendant la guerre froide.

Dangereux pour la cible et l’utilisateur

Leurs effets redoutables reposent sur l’inhibition quasi irréversible de l’activité d’une enzyme, l’acétylcholinestérase, impliquée dans l’influx nerveux et musculaire. Concrètement, son inactivation se traduit par une contraction musculaire irrépressible, « une excitation de tous les neurones et de tous les muscles », résume Julien Legros, directeur de recherche CNRS au laboratoire Cobra à Rouen, spécialisé dans l’étude des antidotes et des techniques de neutralisation d’éventuels stocks de tels agents. Avec, à la clé, le rétrécissement de la pupille, sécrétions diverses, faiblesse musculaire, paralysie, confusion, coma, apnée, convulsions… Jusqu’à la mort par asphyxie.

Deux anticonvulsivants, l’atropine et le diazépam, peuvent alléger les symptômes, en complément de la pralidoxime, molécule réactivatrice des cholinestérases. Faute d’une réaction rapide, dans les dix minutes qui suivent l’empoisonnement, la barrière hématoencéphalique est franchie et les dégâts neurologiques, en fonction de la dose, peuvent s’avérer irréparables.

De tels agents sont aussi dangereux pour ceux qui veulent en faire usage que pour leur cible. « Une goutte de VX sur la peau tue un homme de 100 kg », rappelle Julien Legros. Leur fabrication nécessite des installations et des moyens gouvernementaux – la secte Aum avait dépensé des millions de dollars pour s’en procurer. « Il faut pouvoir travailler avec des combinaisons avec respirateurs intégrés dont aucun laboratoire académique ou même industriel ne dispose », précise Julien Legros.

En France, seuls les laboratoires militaires sont autorisés à manipuler ce type de produits, dont le développement est interdit depuis une convention internationale de 1997. Les études du laboratoire Cobra sont conduites « sur des analogues qui ont une toxicité moindre, mais qui donnent les mêmes sous-produits », explique Julien Legros.

Saura-t-on précisément quel produit a intoxiqué Alexeï Navalny ? Plus le temps passe, plus les métabolites présents dans son organisme seront dégradés et la piste difficile à remonter. « Si Navalny s’en remet, c’est que ce n’était pas un tel agent neurotoxique. Sinon, c’est sûr qu’il y aura des séquelles », estime Julien Legros.

25 août 2020

L’Allemagne confirme l’empoisonnement d’Alexeï Navalny

navalny91

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant, Thomas Wieder, Berlin, correspondant

Le principal opposant au président russe Vladimir Poutine, hospitalisé à Berlin depuis samedi dans un état grave, dispose désormais d’une protection exceptionnelle.

Les médecins allemands ont livré leur diagnostic, et celui-ci confirme la thèse de l’empoisonnement avancée depuis le début par les proches d’Alexeï Navalny : « Les résultats cliniques révèlent une intoxication par une substance du groupe des inhibiteurs de la cholinestérase », a annoncé, lundi 24 août, l’hôpital berlinois de la Charité, deux jours après que le principal opposant au président russe Vladimir Poutine y eut été transféré depuis la ville sibérienne d’Omsk, à bord d’un avion médicalisé affrété par l’ONG allemande Cinema for Peace.

M. Navalny « se trouve dans une unité de soins intensifs et il est toujours dans un coma artificiel », précise le communiqué de l’hôpital, ajoutant que « son état de santé est grave » mais que « sa vie n’est pas en danger ». Pour la suite, les médecins restent toutefois très prudents. Indiquant que la substance précise qui a intoxiqué le malade « n’a pas encore été identifiée », ils reconnaissent que « des séquelles à long terme, en particulier dans le domaine du système nerveux, ne peuvent être exclues à ce stade ». Son coma dure depuis plus de cinq jours.

Le gouvernement allemand n’a pas attendu le verdict des médecins berlinois, rendu public lundi après-midi, pour se prononcer sur la cause de l’état de M. Navalny, victime d’un malaise, jeudi 20 août, à bord d’un vol commercial en Sibérie. « Le soupçon ne porte pas sur le fait que M. Navalny se soit empoisonné lui-même, mais que quelqu’un a empoisonné M. Navalny, et le gouvernement prend ce soupçon très au sérieux », a ainsi déclaré Steffen Seibert, le porte-parole de la chancelière Angela Merkel, lundi matin, face à la presse.

Signe supplémentaire du « sérieux » avec lequel Berlin considère cette affaire : la mise à disposition d’agents de l’Office fédéral de police criminelle (BKA) pour assurer la protection de M. Navalny. « Etant donné qu’il s’agit vraisemblablement d’une attaque au poison, sa protection est nécessaire », a justifié M. Seibert.

Berlin en première ligne

Lundi après-midi, de nouveaux renforts policiers ont ainsi été déployés autour de l’hôpital de la Charité, s’ajoutant à ceux déjà présents depuis samedi matin. Un tel dispositif est exceptionnel : selon une loi de 2017, seuls les membres des « organes constitutionnels » allemands – gouvernement et Parlement – peuvent jouir d’une protection du BKA, ainsi que, « dans des cas très particuliers » des personnalités étrangères « invitées » par l’Etat fédéral.

Sans surprise, la confirmation par les médecins berlinois de l’empoisonnement de M. Navalny a conduit les autorités allemandes à appeler de nouveau Moscou à faire la lumière sur cette tentative d’assassinat et d’en juger les responsables.

« Compte tenu du rôle éminent joué par M. Navalny dans l’opposition politique en Russie, les autorités sur place sont désormais invitées de manière urgente à enquêter sur ce crime dans les moindres détails et ce, en toute transparence », a déclaré Mme Merkel dans une déclaration conjointe avec son ministre des affaires étrangères, Heiko Maas, lundi soir. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a rapidement fait de même.

En recueillant Alexeï Navalny, l’Allemagne se retrouve toutefois en première ligne pour gérer les conséquences de cet empoisonnement. A ce stade, les suites diplomatiques de l’affaire n’en restent pas moins difficiles à mesurer.

« Soutien symbolique aux forces libérales en Russie »

Celle-ci s’ajoute certes à d’autres contentieux très lourds entre Berlin et Moscou, quelques mois seulement après que l’Allemagne eut accusé la Russie d’avoir été à l’origine d’une cyberattaque contre le Bundestag, en 2015, et d’avoir ordonné le meurtre d’un citoyen géorgien d’origine tchétchène dans un parc de Berlin, en août 2019.

« Comme à chaque fois, l’Allemagne réagit en rappelant son attachement aux règles de l’Etat de droit et en apportant un soutien symbolique aux forces libérales en Russie, mais elle se garde de s’immiscer trop directement dans les affaires intérieures russes, car au fond ni Berlin ni Moscou n’ont intérêt à une escalade », tempère Alena Epifanova, chercheuse à la DGAP, un think tank berlinois spécialisé dans l’étude des relations internationales.

Les conclusions de l’hôpital de la Charité sont toutefois un démenti cinglant non seulement aux médecins russes, mais aussi aux manœuvres dilatoires menées par Moscou pour tenter de contenir l’affaire. Un fait significatif : après avoir été saisie dès le matin du 20 août par les proches de M. Navalny, la justice n’a toujours pas ouvert la moindre enquête. Une grande partie de l’énergie déployée par les autorités russes dans les premiers jours suivant l’empoisonnement a consisté à tenir à l’écart la famille et les proches de l’opposant et à diffuser, dans la presse, une multitude de versions alternatives des faits.

« Cela veut dire qu’Alexeï aurait pu être sauvé beaucoup plus vite, a réagi l’une de ses médecins personnels, Anastassia Vassilieva. Nous avions évoqué avec les médecins l’hypothèse des inhibiteurs de la cholinestérase. »

Plusieurs sources, confirmées par le témoignage d’un des médecins envoyés en renfort de Moscou, affirment toutefois que M. Navalny a été traité dès les premières heures avec de l’atropine, soit précisément l’antidote que les médecins allemands ont depuis indiqué utiliser. L’hôpital d’Omsk a toutefois refusé de communiquer à la famille de M. Navalny les traitements utilisés.

Silence du ministère russe des affaires étrangères

Le silence assourdissant gardé par la partie russe est le signe d’un embarras profond, et du caractère inédit des derniers développements. Les députés ou sénateurs qui réagissent d’ordinaire avec célérité aux moindres développements de l’actualité internationale restaient muets, lundi soir. Le silence était aussi de mise du côté du ministère des affaires étrangères.

Les médias, dont certains avaient diffusé ces derniers jours des théories fumeuses sur l’alcoolisme d’Alexeï Navalny ou son régime minceur, jouent désormais les équilibristes. « Navalny s’est finalement empoisonné », titre Vesti, pendant que l’agence RIA fait preuve d’une pudeur singulière en signalant que Berlin demande la lumière « sur la dégradation de l’état de santé d’Alexeï Navalny ».

La réaction la plus ferme est venue des médecins qui se sont occupés de M. Navalny à Omsk. Lundi soir, ils ont assuré avoir cherché sur leur patient « un large éventail de stupéfiants, substances synthétiques, psychodésiques et médicinales, y compris les inhibiteurs de la cholinestérase », et que les résultats avaient été négatifs. Plus tôt dans la journée, ils avaient déjà assuré n’avoir subi « aucune pression » extérieure au cours de leur travail.

Si cette position, qui revient à traiter de manière suspecte les résultats obtenus à Berlin, était reprise au niveau officiel, cela risquerait d’ajouter encore à la tension née de cette affaire dans les relations entre Berlin et Moscou. Lundi soir, la directrice de la chaîne RT, estimait ainsi que « la clinique de la Charité ne pouvait pas dire autre chose que ce qu’on attendait d’elle ».

Un autre article a été très remarqué en Russie, paru celui-là dimanche dans le quotidien Moskvski Komsomolets. Il présente de manière extrêmement détaillée l’emploi du temps d’Alexeï Navalny à Tomsk, où il aurait pu être empoisonné. La divulgation de ces informations, qui n’ont pu être compilées que par les services de sécurité, a été interprétée par les observateurs comme une façon pour ces derniers de clamer leur innocence.

24 août 2020

Face à la contestation, Loukachenko choisit la stratégie de la terre brûlée

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant - Le Monde

Des foules toujours aussi immenses se sont rassemblées, dimanche, en Biélorussie pour protester contre la réélection d’Alexandre Loukachenko. Mais l’inquiétude grandit face à la volonté du régime de mettre fin aux grèves.

A ceux qui en doutaient encore, Alexandre Loukachenko vient de le rappeler de la manière la plus démonstrative et dramatique qui soit : confronté à un mouvement de contestation sans précédent, le président biélorusse vendra chèrement sa peau, quitte à entraîner son pays dans une spirale de violences.

C’est le sens des images habilement diffusées par ses services de communication, dimanche 23 août. On y voit le chef de l’Etat atterrir en hélicoptère dans l’enceinte du palais présidentiel, à Minsk. Vêtu de noir, sanglé dans un gilet pare-balles, l’homme porte un fusil automatique bien en évidence. Son fils de 15 ans est avec lui, en uniforme militaire. Loukachenko fait quelques pas martiaux, s’enquiert : « Il ne reste plus personne, là-bas ? »

Quelques minutes plus tôt, une foule s’est approchée de sa résidence de Minsk, à l’issue de l’immense manifestation qui s’est déroulée à quelques centaines de mètres de là, place de l’Indépendance. A la vue des cordons de police, elle est restée à bonne distance, fidèle à la stratégie de non-violence qui anime le mouvement de contestation contre les fraudes massives du scrutin présidentiel du 9 août.

Le danger est inexistant, mais là n’est pas l’essentiel. Alexandre Loukachenko est un homme de spectacle et de symboles. Celui-là est évident : Viktor Ianoukovitch, son homologue ukrainien, avait fui en 2014 son palais en hélicoptère, chassé par la foule ? Lui arrive pour en découdre. Le message est aussi adressé à ses troupes, et il est inquiétant, après quelques jours de répit dans la répression.

Il s’agissait également pour le président biélorusse de faire oublier, par sa spectaculaire sortie, les images de manifestations à nouveau massives, ce dimanche. Une semaine après les derniers rassemblements, on a vu les mêmes foules, les mêmes marées humaines parées de rouge et de blanc converger vers le centre des villes biélorusses.

Postures de matamore

A Minsk, ils étaient au moins autant que le 16 août, entre 80 000 et 250 000 selon les estimations des médias indépendants. Des dizaines de milliers d’autres sont sorties à Brest, Grodno, Gomel, Moguilev, Vitebsk et jusque dans des villages isolés. Pour les manifestants, l’essentiel est sauf : l’essoufflement annoncé n’a pas lieu, la rage et l’énergie sont intactes.

Quelque chose a changé, pourtant, qui ne tient pas seulement à la pluie et au ciel gris. Le 16 août ressemblait à une fête nationale. Ce dimanche, on se compte avec inquiétude. Chacun l’a compris, la masse ne suffira plus à renverser l’autocrate, mais elle est au moins synonyme de sécurité. Il y a une semaine, les forces de sécurité avaient abandonné la rue. Elles sont de retour, ostensiblement. Seule la foule gigantesque l’empêche d’intervenir.

Ces derniers jours, les arrestations ont repris lors des innombrables rassemblements qui se déroulent, pendant la semaine, à toute heure du jour. D’abord ébranlé par l’ampleur de la protestation, Alexandre Loukachenko a renoué avec les postures de matamore : vendredi 21 août, il a promis de ramener l’ordre, de « régler le problème ». Des poursuites judiciaires ont été lancées contre des membres du conseil de coordination conduit par la candidate exilée Svetlana Tsikhanovskaïa. Dimanche matin, le ministre de la défense menaçait, dans une vidéo, d’envoyer ses troupes en appui des forces antiémeute et de la police.

« La situation est difficile, reconnaît, au téléphone, un ouvrier de l’usine MAZ, fabricant d’autobus et de camions à Minsk, qui a participé au rassemblement mais préfère ne pas donner son nom. Les punitions ont commencé : huit des nôtres ont été licenciés parce qu’ils étaient grévistes. Les forces antiémeute viennent jusqu’aux entrées des sites. Un de nos camarades a tout simplement disparu… Résultat, le nombre de grévistes diminue, environ 2 000 sur 16 000. »

Diviser la population

Cette lutte souterraine est moins spectaculaire que la répression dans la rue, la torture dans les centres de détention ou les provocations du président. Elle sera, sur le long terme, déterminante. Les grèves à répétition dans les usines ont été le signal le plus inquiétant pour le régime. C’est là qu’il est en train de reprendre la main, utilisant la menace de la répression et celle de la précarité économique. Le fonds de soutien collaboratif mis en place par l’opposition ne peut pas faire le poids.

« Evidemment qu’il y a une certaine fatigue, reconnaît Pavel Latouchko, un ancien ministre et ambassadeur, devenu l’un des dirigeants de l’opposition. Cela fait deux semaines qu’on manifeste sans interruption. Le pouvoir utilise les arrestations, les violences et les pressions pour endiguer la mobilisation. » « C’est précisément le rôle de tels rassemblements de masse, tempère la sociologue Ioulia Shukan. Ils servent à redonner des forces au mouvement, à remobiliser ses participants, alors que la dynamique paraît négative. »

Les répercussions de la crise sont déjà immenses. Plusieurs firmes du très performant secteur des hautes technologies, le seul à ne pas dépendre de la Russie, ont indiqué délocaliser une partie de leurs activités, temporairement pour le moment. Les arrestations de leurs cadres et ingénieurs actifs dans la contestation, mais aussi les coupures à répétition d’Internet, menacent leur travail. Plusieurs ont choisi l’Ukraine voisine, pays que M. Loukachenko présente comme une terre de chaos et un contre-modèle.

Ces nouvelles devraient inquiéter le président − elles le confortent. Car Alexandre Loukachenko semble jouer délibérément la stratégie de la terre brûlée pour conserver le pouvoir. Pour décourager les grévistes, il a prévenu que les usines où se déroulaient des grèves seraient purement et simplement « fermées ». Et pour remplacer les mineurs grévistes de l’entreprise de potasse Belaruskali, il fera venir « des Ukrainiens » (chose que les syndicats de ces derniers ont immédiatement exclue).

Depuis quelques jours, le président multiplie les déplacements. Comme si, après avoir remporté le scrutin du 9 août par une fraude d’une ampleur inédite, il se mettait en campagne. Les visites sont encadrées au millimètre près, le plus souvent dans des collectivités agricoles, pour éviter les huées qui avaient marqué sa visite dans une usine, dans les premiers jours de la contestation, et fortement marqué le chef de l’Etat.

Sans états d’âmes, Alexandre Loukachenko joue la division de sa population. Contre toute évidence, il accuse l’opposition − des « rats », lâche-t-il dans son hélicoptère − de chercher à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN, et de vouloir interdire l’usage de la langue russe. Son action aurait pour résultat, assure-t-il, « une guerre ethnique, une guerre religieuse ».

« Ascenseur émotionnel »

Ces avertissements sont autant une façon d’effrayer ce qui lui reste de soutiens que des appels du pied à Moscou, sur des thématiques qui résonnent avec une acuité singulière en Russie. Dans le champ diplomatique aussi, Loukachenko a choisi la terre brûlée. Particulièrement habile, durant ses vingt-six ans de règne, pour zigzaguer entre Est et Ouest et obtenir le maximum de chacun, le chef de l’Etat, aux abois, a décidé de s’en remettre entièrement à Moscou. Pour pallier l’absence des grévistes de la télévision publique, il a déjà reconnu avoir invité des « spécialistes » russes.

Lui qui, avant le scrutin, accusait le Kremlin de déstabilisation, assure désormais que les manifestations sont dirigées par les Etats-Unis. Samedi, il a mis son armée en état d’alerte maximale, dénonçant d’« importants agissements des forces de l’OTAN à proximité » des frontières, désignant notamment la Pologne et la Lituanie. L’Alliance a démenti tout renforcement dans la région, mais nul ne sait où cette spirale peut entraîner Alexandre Loukachenko.

Dans ce contexte, les appels à la négociation émis par différents pays européens et des organisations comme l’OSCE, réitérés dimanche, paraissent illusoires. Si l’opposante Svetlana Tsikhanovskaïa a indiqué dès le début être prête à un dialogue, Alexandre Loukachenko a rapidement écarté cette option. Le rejet par Moscou d’« interférences extérieures » le conforte dans cette voie.

La partie est pourtant loin d’être jouée. S’il ne conduit pas à un dénouement violent, le face-à-face entre deux camps qui font preuve d’une semblable détermination promet de s’installer dans la durée. Vendredi, Maria Kolesnikova, la seule représentante du triumvirat féminin formé autour de Mme Tsikhanovskaïa à ne pas avoir fui le pays, évoquait ainsi l’« ascenseur émotionnel » dans lequel vivent les manifestants, les enjoignant à la patience.

Publicité
23 août 2020

La Russie et les empoisonnements, vingt ans de crimes sans commanditaires

Par Paul Gogo, Moscou, correspondance

Plus d’une dizaine d’anciens agents, responsables politiques, journalistes et opposants russes ont été victimes d’empoisonnement ces vingt dernières années. Une technique qui offre aux responsables de ces actes une certaine impunité.

L’opposant au Kremlin Alexeï Navalny est hospitalisé dans le coma depuis le 20 août, dans un état critique, après être s’être senti mal à bord d’un vol commercial. Dès les premières heures qui ont suivi son hospitalisation, la porte-parole de l’opposant, Kira Iarmich, qui voyageait avec lui, a accusé sans hésiter : « Nous pensons que le thé d’Alexeï a été empoisonné. C’est la seule chose qu’il a bue depuis le matin », a-t-elle écrit sur les réseaux sociaux.

Si les proches de l’avocat anticorruption sont si prompts à accuser le thé noir bu par M. Navalny dans un café de l’aéroport de Tomsk (Sibérie), c’est parce qu’il existe un précédent célèbre qui a marqué l’opinion russe : en 2004, la journaliste Anna Politkovskaïa était en vol pour rejoindre la ville de Beslan, où se déroulait une sanglante prise d’otages, lorsqu’elle a été empoisonnée.

Les terroristes s’étaient montrés ouverts à la discussion, proposant le nom de la journaliste pour engager les négociations, de quoi agacer les autorités. Quelques minutes après avoir accepté un thé de la part d’un agent de bord, la journaliste perdait connaissance avant de tomber dans le coma. Deux ans plus tard, elle était assassinée par balles dans la cage d’escalier de son immeuble moscovite.

En 2003, Iouri Chtchekotchikhine, député et rédacteur en chef adjoint du même journal, la Novaïa Gazeta, était déjà mort empoisonné. Sa mort avait été attribuée par les médecins aux effets de Tchernobyl, où il n’avait jamais mis les pieds.

Sur le sol russe, l’opacité

Ces vingt dernières années, la Russie de Vladimir Poutine a connu une dizaine de cas d’empoisonnements présumés. Une particularité unit toutes ces attaques menées essentiellement contre des voix critiques et d’anciens espions : les autorités refusent d’ouvrir des enquêtes criminelles et les responsables ne sont jamais retrouvés.

L’impunité est d’autant plus indissociable des empoisonnements que les preuves sont, par nature, éphémères. La nonchalance des services de sécurité est une façon de jouer la montre. Il suffit dès lors d’empêcher la réalisation d’un certain nombre de tests par des médecins indépendants.

Sous pression, les médecins refusent le plus souvent l’accès des patients à leurs proches. La communication sur l’état des victimes est même directement prise en charge par les services de sécurité. Concernant M. Navalny, les premières sources citées par les agences de presse russes pour démentir l’hypothèse de l’empoisonnement étaient issues des services de sécurité.

Piotr Verzilov a vécu cette course contre la montre, en 2018. Au mois de juillet, ce militant du groupe contestataire Pussy Riot avait commis un crime de lèse-majesté en s’introduisant sur la pelouse du stade Loujniki, lors de la finale de Coupe du monde, déguisé en policier. Le tout, sous les yeux de M. Poutine. Quelques semaines plus tard, l’opposant perd la vision et l’usage de ses membres. Il est hospitalisé dans le coma. Les autorités mettront une semaine avant d’autoriser son transfert vers l’hôpital allemand de la Charité, le même où a été conduit M. Navalny. Durant ce délai, les toxines sont devenues indétectables : les médecins confirment l’empoisonnement, mais de diagnostic plus précis il ne sera jamais question.

Vladimir Kara-Murza est le vice-président de l’ONG Russie ouverte, fondée par l’ancien oligarque et prisonnier politique Mikhaïl Khodorkovski. M. Kara-Murza était aussi un proche de l’ancien vice-président Boris Nemtsov, assassiné par balles en 2015. Il a lui aussi survécu à l’expérience de la « substance toxique inconnue », après avoir été plongé dans le coma. Par deux fois, en 2015 et en 2017, l’opposant semble avoir été contaminé par la même substance.

En 2015, il débutait une réunion lorsqu’il a commencé à se sentir mal. « En l’espace d’une vingtaine de minutes, alors que je me sentais parfaitement bien, mon rythme cardiaque s’est emballé, ainsi que ma pression sanguine. Je me suis mis à transpirer et à vomir partout, et puis j’ai perdu conscience », expliquera-t-il au New York Times. Deux ans plus tard, même situation, même sensations, l’opposant comprend instantanément ce qui lui arrive. Ses médecins l’ont prévenu : il ne ressortira pas vivant d’un troisième empoisonnement, et M. Kara-Murza a quitté la Russie.

A l’étranger, l’ombre des services de sécurité

Et puis il y a les attaques menées à l’étranger. Si les Etats frappés par ces empoisonnements tentent bel et bien de trouver des coupables, les poisons peuvent mener à un pays, rarement à un commanditaire. En 2012, le banquier Alexandre Perepilitchni, impliqué dans la dénonciation des malversations de l’affaire Sergueï Magnitski, meurt non loin de Londres. L’homme s’attendait à une vengeance venue de Moscou, d’où il recevait de nombreuses menaces. Mais il aura fallu deux ans à sa compagnie d’assurances pour déterminer l’origine de l’empoisonnement : une plante chinoise rare nommée gelsemium, dont les Russes seraient en possession.

En 2015, c’est l’homme d’affaires bulgare Emilian Gebrev qui a été intoxiqué dans son pays. Ce n’est qu’en septembre 2019 que des procureurs bulgares sont parvenus à mettre des noms sur des responsables : trois hommes du renseignement militaire russe (GRU), que le site d’investigation Bellingcat aura contribué à démasquer. Enfin, l’empoisonnement en 2004 du futur président ukrainien Viktor Iouchtchenko, durant sa campagne électorale, n’a pas encore trouvé de coupable. Le politicien, connu depuis lors pour son visage grêlé, n’a jamais cessé d’accuser la Russie, alors qu’il affrontait le candidat prorusse Viktor Ianoukovitch.

Les « traîtres » forment une catégorie à part, les services auxquels ils ont appartenu ne semblant pas chercher à dissimuler leurs traces avec beaucoup de détermination. Le visage jaune, sans cheveux, le corps maigre à peine dissimulé par une couverture : la photo de l’ancien agent Alexandre Litvinenko a fait le tour du monde après son hospitalisation en 2006. Le polonium 210, la substance radioactive ingérée par cet agent des services de sécurité russes (FSB) qui avait fui la Russie en dénonçant les liens du pouvoir avec la mafia est tout aussi connue. La substance aurait certes dû rester indétectable, mais lorsque Londres accusera publiquement deux agents russes, le message envoyé par le Kremlin sera clair : l’un d’eux se voit offrir une place de député à la Douma.

Quelques années plus tard, c’est un autre espion qui fera l’objet d’une tentative de meurtre particulièrement médiatisée. En 2018, l’ancien agent de renseignement russe Sergueï Skripal, recruté par les services britanniques, est empoisonné à Salisbury, non loin de Londres. Le produit utilisé à cette occasion a lui aussi gagné une renommée mondiale : le Novitchok était de conception soviétique.

A la suite de cette attaque, deux hommes sont vite démasqués, deux agents du GRU. Leur interview par la télévision RT sera si peu convaincante qu’elle sera parfois interprétée comme un doigt d’honneur adressé à l’Occident, après l’adoption de sanctions internationales.

navalny

Paul Gogo (Moscou, correspondance)

Hospitalisé à Berlin, Alexeï Navalny est toujours dans le coma. L’avion médicalisé transportant l’opposant russe Alexeï Navalny et arrivant de la ville russe d’Omsk a atterri à Berlin, samedi 22 août au matin, près de cinquante heures après que l’opposant est tombé inconscient à bord d’un autre avion, commercial celui-là, qui le ramenait chez lui, à Moscou. M. Navalny a ensuite été conduit à l’hôpital de la Charité, dans la capitale allemande, pour y être soigné. « L’état d’Alexeï Navalny est stable », a assuré peu après l’atterrissage l’ONG qui a organisé le transfert. La direction de l’hôpital a fait savoir que les médecins procédaient « à un diagnostic médical global » qui devrait durer « quelque temps ». Ils n’ont prévu de s’exprimer qu’après ces examens. M. Navalny, 44 ans, est plongé dans le coma depuis jeudi, sur des soupçons d’empoisonnement, et son état reste critique. Son arrivée à Berlin, résultat d’une âpre bataille, est toutefois un motif d’espoir pour ses proches, à commencer par sa femme, Ioulia Navalnaïa, qui l’accompagne en Allemagne.

23 août 2020

Biélorussie : « Loukachenko est confronté à une véritable tragédie personnelle, totalement inattendue »

Par Piotr Smolar

Pour l’opposant Alexandre Milinkevitch, le président biélorusse, devenu « une marionnette de Poutine », refusera tout compromis avec les manifestants.

Opposant de longue date au régime biélorusse, Alexandre Milinkevitch, ancien candidat à la présidentielle (2006), se trouve actuellement dans la région de Grodno, où il assiste à la mobilisation civique de son peuple, au cours des semaines écoulées. Il observe avec un mélange d’euphorie et d’incrédulité l’ampleur de la contestation, qui fait vaciller Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis vingt-six ans.

Après avoir vacillé, Alexandre Loukachenko parvient-il à reprendre la main ?

Sa rhétorique a changé radicalement. Pendant la campagne, il mettait en cause les ingérences de la Russie. Puis, après ses discussions avec Poutine, il a pris pour cible l’OTAN, l’Union européenne. Loukachenko ne s’appartient plus. Il est une marionnette entre les mains de Poutine. Les grèves dans les usines ont été très inattendues, les ouvriers exigeant de nouvelles élections, la libération des prisonniers. Loukachenko essaie de faire peur aux meneurs, de les écarter. Ils tiennent bon. Mais combien de temps, si leurs salaires sont menacés ? Loukachenko n’acceptera aucun compromis. A la télévision, il a remplacé les journalistes protestataires par des Russes, à des fins de propagande. C’est une invasion hybride.

Une enquête a été aussi ouverte contre le comité de coordination de l’opposition, dont les membres sont convoqués par le parquet. Quant à Tsikhanovskaïa, elle a forcément une position plus faible, en exil en Lituanie, à Vilnius. Elle n’est pas un leader national, mais elle a très bien mené la campagne, en disant qu’elle serait une présidente de transition avant des élections libres. Dans un mouvement par le bas, mieux vaut ne pas avoir de vrai leader. Mais à l’étape actuelle, ils manquent, pour poser les exigences, dessiner une perspective.

Comment expliquez-vous ce soudain embrasement civique ?

Cet éveil collectif est absolument incroyable. Dimanche 12 août, à Grodno, il y avait 40 000 personnes dans la rue. C’est la même chose partout, surtout à Minsk. Au regard de notre histoire, on se trouve face à un phénomène sans précédent. Depuis 2001, chaque élection a été différente. Mais il y a eu des points communs d’un scrutin à l’autre. Il ne s’agissait pas seulement d’une confrontation répétée entre l’opposition et le régime de Loukachenko. Moscou a toujours veillé à avoir un plan. Je le résumerais en trois points : diviser l’opposition, gâcher la relation du pays avec l’Occident, accélérer l’intégration avec la Russie.

En 2006, le scrutin a été marqué par de terribles répressions, dès le début de la campagne. Toutes les réunions publiques étaient perturbées, on nous crevait les pneus, il y avait des arrestations. Mais en 2010, il y a eu une ouverture. Les prisonniers politiques avaient été libérés et tout était possible. On pouvait même tenir des meetings dans les gares routières ! En revanche, l’opposition était totalement divisée, alors qu’en 2006, tout le monde s’était rassemblé derrière moi.

Au soir de l’élection en 2010, les forces de sécurité, sans doute sur commande de Moscou, ont organisé une provocation sur la place de l’indépendance, à l’entrée du siège du gouvernement, conduisant à des tabassages. Presque tous les candidats se sont retrouvés en prison. Ce fut la fin du dialogue avec l’UE, pendant cinq ans. Moscou eut alors les mains libres pour promouvoir une intégration économique voire politique. Depuis 2015, le dialogue avec l’Occident a repris, jusqu’aux événements de ces derniers mois, qui rebattent toutes les cartes.

Mais pourquoi l’éveil civique massif, auquel on assiste, n’avait-il pas eu lieu auparavant ?

En Ukraine, pour aller protester sur la place Maïdan, il fallait juste surmonter sa lassitude, s’assumer comme citoyen. En Biélorussie, il faut combattre la peur. Pas celle de finir à l’asile psychiatrique ou d’être déporté en Sibérie, mais celle qui compose le système. Pour Loukachenko, si tu es loyal, tu as du boulot. Sinon, tu perds ton salaire, tu ne seras plus embauché dans le public et même dans le privé.

La deuxième raison, c’est qu’il n’y avait pas de foi dans l’opposition, qui était pro-européenne, indépendantiste, patriote et non agressive, favorable à la renaissance culturelle et linguistique. Mais beaucoup craignaient que cela suppose, par exemple, l’instauration obligatoire de la langue biélorusse.

« NOS CITOYENS VOYAGENT, ILS COMPARENT ET ILS VEULENT MIEUX VIVRE »

Or, dans cette élection, une majorité a émergé. En 2006 et en 2010, Loukachenko en disposait sûrement, il avait réellement gagné, même si la marge affichée était fictive, en raison des fraudes. Il assurait une stabilité des retraites et des salaires dans la fonction publique, à condition qu’on ne se mêle pas de politique. Il y a dix ans, le salaire moyen était de 500 dollars. Il avait alors promis qu’il s’élèverait aujourd’hui à 1 000 dollars, soit deux fois plus. Or il est au contraire descendu à 450. Le capitalisme soviétique ne marche pas.

Les gens étaient aussi fatigués de ne voir qu’un visage à la télévision, d’entendre les mêmes mots du président, devant des ministres prenant des notes, qui avaient peur de lever les yeux. Or notre peuple est l’un de ceux qui reçoivent le plus de visas Schengen, grâce avant tout à la Pologne. Nos citoyens voyagent, ils comparent et ils veulent mieux vivre.

Et puis, la gestion calamiteuse du Covid-19 a aussi joué…

Cela a été un choc majeur. Loukachenko doit être très mal informé, tout doit passer par des filtres désastreux avant d’arriver jusqu’à lui. Il s’est transformé en dissident de la pandémie. Il a prétendu qu’elle devait être traitée par le bania [bain traditionnel russe], la vodka et le tracteur, que c’était une psychose inventée de toutes pièces. Or, plus de la 80 % de la population s’informe sur Internet, comprend ce qu’il se passe. Les médecins ont été débordés, alors qu’aucune compétition sportive n’a été par exemple suspendue par les autorités.

La dernière goutte d’eau, dans la colère populaire, a été le résultat de l’élection, ces 80 % pour Loukachenko. Or nous avons tous demandé à nos connaissances pour qui elles avaient voté. C’était toujours Tsikhanovskaïa. Elle a eu probablement dans les urnes 60 % à 70 % des voix. Ce sont les chiffres qui sont ressortis dans certaines commissions, qui ont honnêtement publié leurs protocoles.

Comment jugez-vous le comportement récent d’Alexandre Loukachenko ?

Loukachenko a perdu de façon dramatique, mais le mensonge est si puissant dans ce système qu’il ne le comprend pas. Il a dit plusieurs fois qu’il ne quitterait jamais son pays, pour ne pas finir comme Ianoukovitch [l’ancien président ukrainien réfugié en Russie après la révolution de 2014]. Pychologiquement, Loukachenko est un peu déséquilibré. Mais en plus, il est confronté à une véritable tragédie personnelle, totalement inattendue, comme l’a illustré sa visite dans une usine près de Minsk, où il a été hué.

Mais la génération que vous incarnez semble effacée aussi par ce mouvement très large…

Le nombre massif de manifestants est stupéfiant pour nous. Cet appel collectif à la dignité, cette façon de surmonter la peur… Je n’en reviens pas. Les slogans, la rhétorique utilisée, les méthodes de communication sont incroyables. On ne sait pas qui se trouve réellement à la rédaction de ce scénario, on ne connaît pas tous les membres des équipes de campagne. Ce mouvement populaire est spontané, mais certains ont surfé sur la vague.

Aujourd’hui, on ne voit plus vraiment d’opposition dite pro-européenne. Un processus essentiel a commencé, celui des divisions au sein de la nomenclature. Plusieurs ambassadeurs ont apporté leur soutien aux demandes des manifestants, ainsi que des directeurs d’administration, des médias publics. Une nation s’éveille.

Quels scénarios envisagez-vous pour la suite ?

Trois événements se produisent en simultané : le peuple comprend qu’il doit se battre pour ses droits ; Loukachenko se bat pour la préservation de son régime dictatorial ; Moscou veut faire en sorte de garder près de lui la Biélorussie. Je pensais il y a encore quelques jours que la Russie pourrait intervenir militairement. Mais le nombre de personnes dans la rue nous a sauvés.

Ensuite, il est possible que la Russie choisisse de soutenir un camp lors de nouvelles élections, plus ouvertes. Je pense plus particulièrement à trois hommes : Viktor Babaryko [ancien banquier d’une filiale du géant russe Gazprom], qui a beaucoup œuvré dans le mécénat ; Valery Tsepkalo [réfugié en Russie, qui n’a pu se présenter cette année] ; et enfin le blogueur Sergueï Tikhanovski, emprisonné, dont la femme Svetlana s’est présentée à sa place. Si ce trio se formait, il gagnerait contre l’opposition traditionnelle.

22 août 2020

L’opposant russe Alexeï Navalny, toujours dans le coma, a décollé vers l’Allemagne

Par Benoît Vitkine, Moscou, correspondant Le Monde

Après de nombreux revirements, l’hôpital d’Omsk a donné son accord à un transfert de l’opposant russe, dans un état critique. Selon ses médecins, chaque heure compte : il en va de sa survie autant que des chances d’établir avec certitude ce qui lui est arrivé.

L’avion médicalisé qui doit emmener Alexeï Navalny à Berlin a décollé de la ville russe d’Omsk, samedi 22 août, près de 50 heures après que l’opposant est tombé inconscient à bord d’un autre avion, commercial celui-là, qui le ramenait chez lui à Moscou. Son vol doit atterrir dans la capitale allemande à 9 heures, heure locale. M. Navalny doit ensuite être transporté à l’hôpital de la Charité.

Le tumultueux feuilleton de son évacuation aura constitué un chapitre à part dans cette histoire dont l’issue n’est pas encore écrite. Alexeï Navalny, 44 ans, est plongé dans le coma depuis jeudi, et son état reste critique. Son arrivée à Berlin, résultat d’une âpre bataille, est toutefois un motif d’espoir pour ses proches, à commencer par sa femme Ioulia Navalnaïa, qui l’accompagne en Allemagne.

Dans la soirée de vendredi, après de nombreux revirements, l’hôpital d’Omsk a finalement donné son accord à un transfert. Il aura, ensuite, encore fallu attendre 7 heures avant que l’avion de l’ONG allemande Cinema for Peace ne décolle de l’aéroport de la ville sibérienne. Aucune explication à ce délai n’a été fournie mais il pourrait avoir un lien avec les multiples procédures judiciaires visant l’opposant sur le sol russe.

Chaque heure compte

Si les derniers instants avant le départ de Russie ont été aussi nerveux, c’est que chaque heure compte : selon les médecins de M. Navalny, il en va de sa survie autant que des chances d’établir avec certitude ce qui lui est arrivé.

L’implication de l’ONG Cinema for Peace tout comme le choix de l’hôpital berlinois de la Charité rappellent ainsi le précédent de Piotr Verzilov, en 2018. Ce militant des Pussy Riot, remarqué deux mois plus tôt pour son intrusion sur la pelouse lors de la finale de la Coupe du monde de football, était tombé subitement malade le 11 septembre, avec des symptômes comparables à ceux d’Alexeï Navalny. A l’issue de son transfert en Allemagne, quatre jours plus tard, les médecins avaient pu conclure à un empoisonnement mais sans déterminer avec certitude la substance utilisée.

Concernant Alexeï Navalny, le verdict est tombé de manière inattendue, quelques dizaines de minutes après un avis contraire. « Nous avons décidé de ne pas nous opposer à son transfert dans un autre hôpital, celui qui nous sera désigné par ses proches », a simplement déclaré aux journalistes Anatoli Kalinitchenko, le directeur adjoint de l’hôpital d’Omsk.

Soulagement immense pour ses proches

L’annonce a été reçue avec un soulagement immense par les proches d’Alexeï Navalny présents à Omsk. Sa porte-parole, Kira Iarmich, qui était avec l’opposant dans l’avion où celui-ci s’est senti mal, a relaté toute la journée les tentatives désespérées pour obtenir cette autorisation, depuis la lettre adressée par Ioulia Navalnaïa à Vladimir Poutine, jusqu’à ses propres photographies des toilettes délabrées de l’hôpital d’Omsk, destinées à prouver que les conditions n’y étaient pas « aussi bonnes » qu’à Berlin, comme l’affirmaient les médecins.

Ceux-ci semblaient avoir reçu des consignes claires. Toute la journée, ils ont répété que l’état « instable » du patient empêchait son transport, contre l’avis de ses médecins personnels. En fin de journée, les médecins d’Omsk assuraient même que l’équipe allemande partageait leurs conclusions. C’est uniquement après le démenti étonné de celle-ci que la partie russe a annoncé son revirement.

« Nous avons dû affronter des difficultés qui n’auraient pas dû se poser, a commenté le président de Cinema for Peace, Jaka Bizilj, dans un entretien au site Meduza. La réponse est arrivée beaucoup plus tard que nous le pensions. » Dès jeudi, le porte-parole du Kremlin avait ainsi assuré que les autorités favoriseraient une telle évacuation, également proposée par les dirigeants français et allemands Emmanuel Macron et Angela Mekel, si celle-ci était nécessaire. La décision des médecins d’Omsk n’a pu intervenir qu’après un feu vert de Moscou.

La priorité des médecins allemands sera de sauver Alexeï Navalny, en espérant que cet ancien avocat qui s’est fait un nom en dénonçant la corruption des élites retrouve ses capacités. Selon Jaka Bizilj, l’homme politique serait mort si l’avion n’avait pas atterri en urgence à Omsk. Sur une vidéo prise à l’atterrissage de l’avion, on l’entend râler de douleur avant de tomber inconscient.

Il s’agira ensuite d’établir les faits. Vendredi, les médecins russes ont assuré n’avoir trouvé aucune trace de poison dans l’organisme d’Alexeï Navalny. Leur diagnostic, délivré après de longs atermoiements, a sidéré les médecins personnels de l’opposant. L’hypothèse privilégiée serait celle d’un « déséquilibre glucidique, c’est-à-dire un trouble métabolique », qui a pu être causé par « une forte baisse du niveau de glycémie ». « Le faible taux de sucre dans le sang est un état, pas un diagnostic », a réagi Anastassia Vassilieva. Celle-ci n’a toujours pas pu le voir.

Farce sinistre

En tournant la page sibérienne, le transfert à Berlin va mettre fin au climat pesant qui a accompagné ces deux jours durant lesquels M. Navalny était à l’hôpital numéro un d’Omsk. Certaines scènes décrites par la porte-parole Kira Iarmich relevaient même de la farce sinistre, à commencer par ces longues heures durant lesquelles Ioulia Navalnaïa a été empêchée de voir son mari, jeudi. Motifs : depuis son coma, celui-ci n’avait pas donné son accord explicite ; et le passeport de Ioulia Navalnaïa n’indiquait pas clairement son statut d’épouse.

Vendredi, Mme Navalnaïa a été retenue physiquement par des hommes en uniforme alors qu’elle cherchait à s’approcher des médecins allemands. Elle a dû regarder la voiture dans laquelle on les avait mis quitter en trombe l’hôpital, direction l’aéroport. Au chapitre du saugrenu, il y avait ces hommes en costumes gris à l’affiliation mystérieuse, installés jusque dans le bureau du médecin chef alors que celui-ci restait introuvable.

Les médias russes ont aussi contribué à cette lourdeur. Des dizaines de sites connus pour leur ton outrancier mais téléguidés par le pouvoir spéculaient ainsi sur l’alcoolisme ou, au choix, la toxicomanie d’Alexeï Navalny. Vendredi soir, la Komsomolskaïa Pravda évoquait même l’effet d’un régime minceur. Les chaînes de télévision fédérales ont, elles, préféré garder un silence pudique sur le coma du premier opposant russe.

La patronne de la chaîne RT, Margarita Simonian, n’a pas eu la même retenue. Vendredi, elle notait sur Twitter : « Vous n’allez pas me croire, mais hier à la maison, je me disais que Navalny avait l’air d’avoir une hypoglycémie non traitée. Ça m’arrive aussi, quand je ne mange pas pendant longtemps. (…) Si on lui avait donné une cuillère de sucre dans l’avion, rien de tout cela ne serait arrivé. »

22 août 2020

Santé - Covid-19 : où en sont les traitements ?

vaccins covid

COURRIER INTERNATIONAL (PARIS)

La Russie est le premier pays à avoir approuvé un vaccin contre le Covid-19. Ailleurs, les essais pour mettre au point des traitements se poursuivent.

Pour le moment il n’existe pas de traitement spécifique pour lutter contre le Covid-19. Plusieurs médicaments et vaccins sont à l’étude et doivent encore démontrer leur efficacité. Certains sont plus prometteurs que d’autres. Les traitements présentés ci-dessous ne constituent pas une liste exhaustive de tous ceux qui font l’objet d’essais précliniques ou cliniques.

Vaccins

La Russie a créé la surprise le 11 août en annonçant l’approbation d’un vaccin mis au point par l’institut Nikolaï Gamaleïa, bien qu’il ne soit pas passé par toutes les phases nécessaires d’un essai clinique, comme le souligne Nature.

Parmi les 167 vaccins candidats en cours de développement recensés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), six ont entamé la phase III (la dernière d’un essai clinique qui doit impliquer plusieurs milliers de volontaires, vérifier que le vaccin protège effectivement et repérer d’éventuels cas rares d’effets secondaires) et deux sont entrés dans des phases combinées II-III.

Sur ces huit traitements préventifs à approcher la ligne d’arrivée, quatre sont issus de laboratoires chinois (CanSino Biologics, Sinovac Biotech et Sinopharm, qui réalise les phases III pour les vaccins développés par le Wuhan Institute of Biological Products et par le Beijing Institute of Biological Products). Les autres sont l’américain Moderna, la société allemande BioNTech, en collaboration avec Pfizer et le producteur chinois de médicaments Fosun Pharma, et le suédo-britannique AstraZeneca, en partenariat avec l’université d’Oxford. Enfin, l’australien Murdoch Children’s Research Institute n’a pas mis au point un nouveau vaccin pour cibler le coronavirus, mais il a identifié qu’un vaccin développé au début du siècle dernier contre la tuberculose pourrait avoir des effets bénéfiques pour prévenir le Covid-19. Des essais à grande échelle sont en cours dont un en phase III en Australie.

Médicaments

Parmi les nombreux remèdes expérimentés, deux se sont montrés particulièrement prometteurs, mais uniquement auprès de patients touchés par des formes graves de la maladie. Il s’agit du remdésivir et de la dexaméthasone.

Le premier est un antiviral initialement testé contre Ebola et l’hépatite C. Les données préliminaires de l’essai clinique démarré au printemps ont montré que le remdésivir permet de réduire le temps de récupération des personnes hospitalisées. “Ces premiers résultats n’ont montré aucun effet sur la mortalité, mais les données rétrospectives publiées en juillet suggèrent que le médicament pourrait réduire les taux de mortalité chez les personnes très malades”, rapporte le New York Times.

Le second est utilisé depuis longtemps dans le traitement d’allergies ou d’asthme notamment. Une étude parue en juillet dans The New England Journal of Medicine et conduite auprès de 6 000 patients a mis en évidence que la dexaméthasone réduisait les décès d’un tiers chez les patients sous ventilateurs et d’un cinquième chez ceux placés sous oxygène. Il pourrait cependant nuire aux personnes qui ne sont qu’à un stade précoce de la maladie ou qui n’ont pas de symptômes sévères. Les Instituts de la santé américains (NIH) recommandent d’ailleurs de réserver l’usage de la dexaméthasone aux personnes sous respirateur ou sous oxygène.

Des molécules qu’on pensait prometteuses se sont finalement révélées décevantes. C’est le cas de l’association de médicaments anti-HIV lopinavir et ritonavir (seuls ou combinés à d’autres antiviraux). Début juillet, l’OMS a suspendu ses essais cliniques, tout comme pour les essais impliquant la chloroquine et son dérivé l’hydroxychloroquine. Ces antipaludéens, vantés notamment par le président américain Donald Trump et le populaire professeur Raoult en France, ont été surmédiatisés pendant des mois.

Deux études cliniques randomisées publiées en juin et en juillet ont montré que l’hydroxychloroquine n’aidait pas les personnes atteintes de Covid-19 à aller mieux, qu’elle n’empêchait pas les personnes en bonne santé d’être contaminées, et que son administration à des personnes juste après avoir reçu un diagnostic positif de Covid-19 ne réduisait pas la gravité de la maladie. Une étude parue dans The Lancet suggérant quant à elle que la chloroquine pouvait être dangereuse en cas de Covid-19 a par ailleurs été retirée. D’après le site spécialisé Stat, plus d’une centaine d’essais cliniques pour tester la chloroquine ou son dérivé seraient encore en cours.

Autres traitements

Beaucoup d’espoirs ont également été placés dans l’utilisation de plasma sanguin de personnes guéries, une méthode qui a déjà fait ses preuves par le passé. Plusieurs essais cliniques sont en cours. Mais pour le moment les résultats publiés – qui ne concernent qu’un nombre restreint d’individus – sont mitigés. “Une étude [mise en ligne le 12 août] menée à l’échelle nationale [aux États-Unis] suggère que l’injection de plasma sanguin prélevé chez des patients guéris du Covid-19 aurait un effet positif chez les malades, néanmoins, en raison de l’absence de groupe de contrôle dans cette étude, plusieurs experts reconnaissent avoir du mal à interpréter ces résultats”, rapporte Stat.

L’utilisation d’interférons, promue au Venezuela et à Cuba notamment, a montré des résultats encourageants en laboratoire sur des cellules et des souris, et continue d’être une piste explorée. La phase III d’un essai clinique pour étudier le médicament Rebif (contenant des interférons de synthèse) combiné au remdésivir a d’ailleurs été lancée le 6 août aux États-Unis. Les interférons sont des molécules naturellement produites par notre organisme pour répondre à une attaque virale.

Parmi les autres voies explorées, notons l’utilisation de cellules souches. Certaines peuvent sécréter des molécules anti-inflammatoires et depuis plusieurs années des scientifiques cherchent à les utiliser comme traitement des “orages cytokiniques”, une réaction immunitaire excessive qu’on retrouve chez certains malades du Covid-19. Une douzaine d’essais cliniques sont en cours pour tester leur efficacité en cas de Covid-19. “Mais ces traitements n’ont pas bien fonctionné dans le passé et on ne sait pas encore s’ils fonctionneront contre le coronavirus”, note le New York Times.

21 août 2020

Hong Kong - Jimmy Lai, le sacrifice d’un milliardaire pour la liberté de la presse

hong presse

APPLE DAILY (HONG KONG)

L’une des premières cibles de la loi sur la sécurité nationale à Hong Kong aura été la presse : le 10 août, le patron du principal journal d’opposition, Apple Daily, a été arrêté, avant d’être libéré sous caution. Cet écrivain lui manifeste son admiration et son soutien.

Avant-hier soir, un ami du continent m’a envoyé un message composé de deux captures d’écran. La première concernait l’événement du jour, qui a ébranlé Hong Kong, et dont la nouvelle s’est répercutée dans le monde entier [l’arrestation de Jimmy Lai].

La seconde citait les paroles du protagoniste de cette affaire – “Je suis arrivé à Hong Kong les mains vides. Tout ce que je possède, je le dois à la liberté dont j’ai bénéficié à Hong Kong. Aujourd’hui, j’en éprouve une profonde gratitude, et je suis prêt à donner ma vie pour cette liberté” –, avant que l’auteur du message ne me fasse part de son propre sentiment : “Il faut que chacun d’entre nous défende la liberté ! Toute ma gratitude à notre courageux compatriote qui se bat en première ligne de manière si désintéressée.”

L’ami qui m’a envoyé ce message n’a rien écrit, il a juste ajouté un émoji “pouce levé”.

Les phrases célèbres sur le thème de la vie et de la liberté sont innombrables. Beaucoup de gens se souviennent des paroles de l’homme d’État américain Patrick Henry (1736-1799) “Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort !” de même que ce vers du poète hongrois Sándor Petofi (1823-1849) :

La vie est précieuse, assurément, et l’amour vaut plus encore. Mais pour la liberté, je suis prêt à renoncer à l’une comme à l’autre.”

La voie du sacrifice

Si tout le monde est capable de clamer haut et fort ces belles idées, la vie réelle nous met le plus souvent en présence de situations inverses : sans même parler de ceux qui, plutôt que de mourir, préfèrent sacrifier leur liberté, beaucoup renoncent à vivre librement non pas pour sauver leur peau, mais simplement pour un peu d’argent ou de pouvoir, autant de choses qu’ils n’emporteront pas dans leur tombe.

Cependant, quand Jimmy Lai dit “Tout ce que je possède, je le dois à la liberté dont j’ai bénéficié à Hong Kong”, comment ne pas voir que ses propos sont empreints de sincérité ? Tout ce qu’il possède, il l’a acquis en évoluant, tel un poisson dans l’eau, dans une société où régnait la liberté, après avoir vécu dans une société asservie. La gratitude qu’il éprouve à l’égard de cette liberté qu’il chérit plus encore que l’existence et l’esprit de martyr qui le pousse à la défendre au prix de sa propre vie ne sont pas difficiles à comprendre.

Le terme “martyr” est souvent utilisé pour désigner une personne persécutée en raison de ses convictions religieuses. Mais cette “voie du sacrifice” [sens littéral du terme “martyr” en chinois] peut tout aussi bien se comprendre dans le sens d’une volonté de suivre la “voie du Ciel”, non pas d’un point de vue religieux mais philosophique : s’appliquer à distinguer le vrai du faux, chercher à se mettre en accord avec le principe fondamental des choses, tel les érudits confucéens qui s’inscrivent dans la continuité d’une “transmission de la voie”, génération après génération. Tout au long de ces douze derniers mois, au nom de la liberté, d’innombrables personnes ont choisi la voie du sacrifice à Hong Kong.

[Tout comme Jimmy Lai], je suis arrivé à Hong Kong à l’âge de 12 ans, mais sans avoir vécu auparavant dans une société asservie. Toutefois, c’est aussi les mains vides que j’ai débarqué dans cette ville où régnait la liberté d’expression, avant d’y obtenir quelques succès. Si je m’étais lancé dans une carrière d’écrivain sous un régime autoritaire, je n’ose imaginer ce qu’il me serait arrivé. Tous ceux qui ont pu récolter le fruit de leurs efforts dans un monde où règne la liberté devraient en éprouver de la gratitude.

Jimmy Lai est fermement attaché au concept de la Grande Chine [idée d’unité culturelle et de communauté d’intérêts des territoires de population chinoise]. Il s’oppose aux localistes [mouvement d’opposition à Pékin apparu dans le sillage de la “révolte des parapluies” de 2014] et il est contre l’indépendance de Hong Kong. Dans son soutien au camp prodémocratie, il a accusé à plusieurs reprises certaines figures du mouvement localiste d’être des taupes du Parti communiste, sans pouvoir le prouver. Je ne me sens pas en accord avec bon nombre de ses opinions. Mais comment ne pas ressentir pour lui un profond respect quand on le voit prêt à mourir en martyr pour défendre la liberté de la presse, précieuse entre toutes ?

Par ailleurs, on lui a constamment cherché noise alors même qu’il défend le principe “un pays, deux systèmes”. Cela montre bien que la nouvelle loi sur la sécurité nationale à Hong Kong [promulguée par Pékin le 30 juin 2020] n’a pas été adoptée pour freiner l’aspiration du territoire à l’indépendance ou au séparatisme : il est clair qu’elle est au service d’une répression du droit à la liberté des Hongkongais.

L’énergie viscérale des Hongkongais

Si bon nombre de jeunes Hongkongais sont en désaccord avec les opinions de Jimmy Lai, voire avec certaines de ses actions, tous voient aujourd’hui ce milliardaire tout risquer au mépris de son propre sort, mettre en danger ses proches, adopter un esprit de martyr, et ce pour protéger des médias fragilisés par les attaques du Parti communiste chinois et de ses représentants à Hong Kong. En s’en prenant à lui en même temps qu’à ses proches, ce système n’a fait que provoquer l’indignation de toutes celles et tous ceux qui aiment Hong Kong et chérissent la liberté.

Ces deux derniers jours, il s’est produit à Hong Kong deux choses incroyables : d’abord la folle envolée du cours de l’action du groupe de presse de Jimmy Lai, Next Digital. L’arrestation des plus hauts dirigeants d’entreprises est habituellement suivie d’une chute en Bourse. Pourtant, la valeur de l’action de Next Digital est bien passée en deux jours de 0,09 à 1,1 dollar de Hong Kong [10 centimes d’euros] hier à la clôture, le volume des échanges étant passé de son côté d’un peu plus de 20 millions à 4 milliards 265 millions de dollars de Hong Kong.

Au cours de ces deux journées, la valeur de l’action a été multipliée par 20 au plus fort de sa hausse. Selon certaines informations, 73 % de ces transactions ont été effectuées par de petits investisseurs, chacun d’entre eux ayant acheté un ou deux lots d’actions. Selon l’agence de presse Bloomberg, tout cela montre que les soutiens de la démocratie à Hong Kong sont en train de faire usage d’une nouvelle arme de protestation : leurs comptes de courtage.

L’autre chose incroyable, c’est le volume des ventes d’Apple Daily le 11 août : le journal a été tiré à 550 000 exemplaires contre 70 000 d’ordinaire. Sur Internet a circulé une photo montrant une pile d’Apple Daily du jour devant la porte d’une supérette Seven Eleven, portant la note : “Déjà payé ! Servez-vous !”

Tel est l’esprit de Hong Kong, telle est son énergie : la violence ne fait qu’exacerber chez le peuple le désir de sauver ce qui est menacé de destruction. Depuis le mouvement d’opposition au projet de loi sur l’extradition vers la Chine [en juin 2019], les Hongkongais ont montré à de nombreuses reprises leur attachement viscéral à la liberté, et à chaque fois ils l’ont fait en incarnant ce même esprit de martyr.

L’écrivaine taïwanaise Joyce Yen a écrit avant-hier sur Facebook :

Quand je vois combien Jimmy Lai a attiré l’attention des médias étrangers, et surtout quand je vois son air intrépide sur les photos, je pense qu’il a de grandes chances de remporter le prochain prix Nobel de la paix. Ce serait un signal important envoyé aux médias du monde entier.”

Jusqu’à récemment encore, il me semble que bien des jeunes de Hong Kong n’auraient pas approuvé que le prix Nobel de la paix soit remis à Jimmy Lai. Mais désormais, en raison de la véhémence du Parti communiste chinois et de ses représentants à Hong Kong, il se peut qu’ils considèrent qu’il le mérite.

Lee Yee

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100 > >>
Publicité