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Jours tranquilles à Paris
26 février 2019

Pour le pape, « aucun abus ne doit jamais être couvert comme ce fut le cas par le passé »

Par Cécile Chambraud, Rome, envoyée spéciale

En invoquant « Satan » et le « mal », François « n’a pas abordé directement les problèmes de l’Eglise », ont réagi les victimes, déçues.

Pour les mesures « concrètes », il faut encore attendre. Le pape François a conclu, dimanche 24 février, une inédite « rencontre sur la protection des mineurs dans l’Eglise » catholique en cherchant à trouver une « signification » d’ordre théologique à la crise des violences sexuelles sur mineurs au sein de son institution.

Derrière les abus sexuels, « il y a Satan », a-t-il affirmé lors d’un discours de clôture prononcé à l’issue d’une messe célébrée dans la salle Regia du Vatican, devant les 190 participants (présidents de conférences épiscopales, supérieurs d’ordres religieux…) de ce sommet réuni depuis jeudi, à Rome. « Nous sommes aujourd’hui face à une manifestation du mal flagrante, agressive, destructrice », a affirmé le pontife argentin.

Les représentants d’associations de victimes de différents pays, qui avaient fait le déplacement à Rome cette semaine et qui réclament des décisions et des changements tangibles (renvoi systématique des prêtres fautifs de l’état clérical, révocation des évêques convaincus d’avoir protégé des coupables, publication des archives sur les abus et leur dissimulation…), ont aussitôt manifesté leur déception.

« Un blabla pastoral »

« Honnêtement, c’est un blabla pastoral, la faute du diable. Ils noient le poisson, ça permet de ne pas aborder directement les problèmes de l’Eglise », a commenté le Suisse Jean-Marie Fürbringer, place Saint-Pierre. « C’est très décevant, a regretté le Britannique Peter Saunders. Il n’y a rien sur la tolérance zéro, l’exclusion définitive de violeurs d’enfants et des agresseurs sexuels employés par l’Eglise ! »

Prometteur dans sa conception et dans le contenu des interventions et des témoignages, le sommet peut laisser sur sa faim dans sa conclusion.

A l’ouverture de ce sommet, le pape avait demandé du « concret » aux prélats convoqués pour un séminaire de prise de conscience collective et de lutte contre toute dissimulation des cas d’abus sexuels sur mineurs. Ces mesures concrètes sont encore en chantier, préparées par les services de la curie romaine, qui devaient se réunir lundi à ce sujet.

Au terme de ces trois jours de travail, la conclusion du pape François avait un double objectif. Le premier est d’affirmer la détermination de l’Eglise catholique à lutter contre un fléau dont elle est aujourd’hui consciente. « Si, dans l’Eglise, on détecte même un seul cas d’abus – qui représente déjà en soi une horreur –, un tel cas sera affronté avec la plus grande gravité », a dit le souverain pontife.

Le second consistait à insérer cette réalité ecclésiale dans un contexte social global, au risque de sembler relativiser une réalité qui était pourtant l’objet unique de la « rencontre ».

« Nous sommes devant un problème universel et transversal qui, malheureusement, existe presque partout », a affirmé François en citant plusieurs enquêtes. Selon lui, « la première vérité qui émerge des données disponibles est que ceux qui commettent les abus (…) sont surtout les parents, les proches, les maris d’épouses mineures, les entraîneurs et les éducateurs ». Il a aussi mentionné d’autres fléaux qui frappent les enfants comme le tourisme sexuel, la pornographie, le travail forcé ou l’enrôlement dans des guerres.

Un vade-mecum pour les prêtres

Ce n’est que dans une deuxième partie de son discours que lr pape a abordé spécifiquement les violences sexuelles ecclésiales. « Nous devons être clairs : l’universalité de ce fléau, alors que se confirme son ampleur dans nos sociétés, n’atténue pas sa monstruosité à l’intérieur de l’Eglise », a-t-il dit. Au contraire, il « devient encore plus grave et plus scandaleux dans l’Eglise, parce qu’en contradiction avec son autorité morale et sa crédibilité éthique ».

Aussi a-t-il annoncé que l’heure était venue de « donner des directives uniformes pour l’Eglise » qui s’inspireront notamment, a-t-il précisé, des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Il a répété son engagement formulé en décembre 2018 devant la curie romaine selon lequel l’Eglise fera « tout ce qui est nécessaire afin de livrer à la justice quiconque aura commis de tels délits. L’Eglise ne cherchera jamais à étouffer ou à sous-estimer aucun cas ». « Aucun abus ne doit jamais être couvert (comme ce fut le cas par le passé) et sous-évalué », a-t-il insisté.

Il a enfin souligné que « la très grande majorité » des prêtres et des religieux sont « fidèles à leur célibat » et se sentent « déshonorés et discrédités » par « les comportements honteux » des auteurs de violences sexuelles.

Les axes de travail évoqués au cours du sommet doivent encore être concrétisés par l’administration romaine. Les dicastères (ministères) concernés devaient se réunir lundi à cet effet. Le Vatican a annoncé la publication prochaine d’un décret du pape destiné à encadrer la protection des mineurs et des personnes vulnérables au sein même de la curie romaine et de la Cité du Vatican, qui apparemment n’est aujourd’hui organisée par aucun texte.

D’ici à deux mois, la Congrégation pour la doctrine de la foi publiera un vade-mecum à destination des évêques pour leur rappeler leurs obligations en la matière. Le pape souhaite aussi la création d’équipes mobiles d’experts compétents pour aider certaines conférences épiscopales et diocèses « sans moyens et sans personnel formé ».

Incertitude sur un allègement du secret pontifical

D’autres sujets, soulevés au cours des quatre jours, demeurent en suspens. L’hypothèse d’un allègement du secret pontifical ne semble pas acquise.

Au cours d’un procès canonique, ce secret impose un opaque mur de silence qui prive les victimes de leurs droits les plus élémentaires dans la procédure et qui va jusqu’à leur interdire d’avoir accès au verdict. Elles se plaignent souvent de la manière dont l’Eglise les traite dans ce qui est pour certaines d’entre elles la seule occasion d’obtenir réparation, la prescription leur barrant la voie des tribunaux séculiers.

La procédure destinée à juger les évêques défaillants n’a pas non plus été clarifiée. En 2016, le pape François a promulgué une procédure applicable aux évêques qui auraient protégé des prêtres abuseurs ou auraient été insuffisamment vigilants. A l’époque, cette décision avait été critiquée par les associations de victimes, qui demandaient qu’un tribunal spécial pour les évêques soit institué. Les faiblesses du mécanisme existant ont été reconnues, notamment concernant la saisine de Rome. On ignore toujours combien ont été jugés par cette voie depuis.

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21 février 2019

Face à la pédocriminalité, le Vatican veut briser « le silence »

Par Cécile Chambraud

Le pape a convoqué les évêques  à Rome, du 21 au 24 février, pour tenter de répondre à la crise des agressions sur mineurs. Les victimes, elles, ont le plus grand mal à se faire entendre.

Venus des cinq continents, les dirigeants de l’Eglise catholique vont s’immerger pendant quatre jours, du 21 au 24 février, à Rome, dans une séance sans précédent d’introspection sur la dissimulation, par la hiérarchie qu’ils représentent, de la pédocriminalité dans les rangs du clergé. Et, bien sûr, sur les moyens de l’éradiquer.

Cent quatorze présidents de conférence épiscopale, vingt-deux supérieurs d’ordres religieux, quatorze chefs des Eglises orientales catholiques, des membres de la Curie romaine : au total, quelque 190 personnes participeront aux trois jours de travaux, à une liturgie pénitentielle et à une messe finale.

Cette réunion se veut la démonstration que l’Eglise a pris la mesure de la crise et qu’elle est déterminée à agir en profondeur, et en tous lieux, contre ce fléau qui a totalement dominé sa feuille de route et celle du pape François depuis quatorze mois. C’est-à-dire depuis qu’au Chili, en janvier 2018, le pontife argentin a montré que, au fond, au-delà des slogans, il n’avait pas lui-même admis la dimension structurelle du silence et de la dissimulation de ces faits dans son Eglise et la difficulté pour les victimes de faire reconnaître l’offense subie.

Avant son ouverture, les organisateurs de la rencontre ont insisté sur l’idée que le Saint-Siège ne partait pas de zéro dans la lutte contre les abus sexuels sur mineurs. Le site officiel Vatican News a publié un long article retraçant les décisions prises dans l’Eglise « depuis plus de trente ans ». « La réunion ne représente certainement pas le premier pas du Saint-Siège, ni des conférences épiscopales dans cette direction », affirme le site Internet du Vatican. Un dossier de presse retrace la chronologie des initiatives prises en ce sens dans différents pays et à Rome. Elle commence en 1984.

Témoignages vidéo et in vivo

Pourtant, la préparation et le déroulé du sommet sont d’abord bien destinés à s’assurer que tous les participants se sentent concernés et agissent, signe que c’est encore loin d’être toujours le cas, près de vingt ans après que le scandale des prêtres pédophiles mutés par le diocèse de Boston eut mis à jour les mécanismes de camouflage par la hiérarchie.

« IL FAUT CASSER TOUT CODE DE SILENCE, TOUTE COMPLICITÉ »

Les présidents des conférences épiscopales ont été priés de rencontrer personnellement des victimes de prêtres pédocriminels avant de rejoindre Rome. Ils ont aussi dû remplir un questionnaire qui interroge la disparité des situations. Il leur était ainsi demandé de décrire les plus grands facteurs de risques d’agressions sur mineurs dans leurs « pays et cultures », les facteurs qui, chez eux, « contribuent au manque de réponse adéquate de l’Eglise » et les mesures préventives en place les plus efficaces dans leur pays ou leur culture.

Avant même que le pape François ne prenne la parole lors de la première séance, jeudi matin, ils entendront des témoignages de victimes enregistrés sur vidéo. D’autres témoignages leur seront apportés in vivo à la fin de chaque journée.

Trois thèmes ont été retenus : faire prendre conscience aux évêques de leur responsabilité pastorale et juridique envers les fidèles ; rappeler qu’ils doivent rendre des comptes en la matière ; enfin, insister sur la nécessaire transparence, y compris envers les autorités judiciaires. « Il faut casser tout code de silence, toute complicité », a insisté l’archevêque maltais Charles Scicluna, auteur respecté d’enquêtes sur plusieurs scandales et l’un des organisateurs de la rencontre, lors d’une conférence de presse, lundi 18 février.

« Mon espoir est que les gens voient cette [conférence] comme un tournant », a déclaré pour sa part le cardinal Blase Cupich, archevêque de Chicago, également organisateur. C’est bien tout l’enjeu de ce rendez-vous, annoncé en septembre 2018, après un été au cours duquel avaient été révélées des décennies d’abus sexuels en Pennsylvanie et en Allemagne.

Ce ne sera le cas que si des changements s’ensuivent. Hans Zollner, le président du centre de protection des mineurs de l’Université pontificale grégorienne, également dans le comité d’organisation, a évoqué, lundi, la création sur chaque continent d’une task force pour aider les conférences épiscopales à mettre sur pied une politique solide de lutte contre les agressions sexuelles. Une moitié d’entre elles ne l’ont toujours pas fait. Mgr Scicluna a parlé de procédure de suivi et d’audits.

« Il y a beaucoup de déni du réel »

Les nombreuses associations de victimes qui ont, elles aussi, convergé à Rome, pourraient remettre sur le tapis la question de la création d’un tribunal spécial pour juger les évêques défaillants, annoncée par le pape et finalement abandonnée.

Quoi qu’il en soit, des paroles ne suffiront pas. Car si l’on peut considérer que, ces dernières années, des progrès ont été faits dans certains pays ébranlés par de grands scandales, c’est loin d’être le cas partout. Ailleurs, le silence demeure.

EN AFRIQUE ET EN ASIE, DE NOMBREUX ÉVÊQUES NE SE CACHENT PAS DE CONSIDÉRER LA PÉDOPHILIE COMME UN MAL ESSENTIELLEMENT OCCIDENTAL

Dans bon nombre de pays, notamment d’Afrique et d’Asie, les victimes de violences sexuelles ont le plus grand mal à se faire entendre et elles trouvent peu d’appui dans la hiérarchie. De nombreux évêques ne se cachent pas de considérer la pédophilie comme un mal essentiellement occidental.

« Il y a beaucoup de déni du réel dans les églises diocésaines », résume Stéphane Joulain, père blanc, psychologue et spécialiste de l’accompagnement de prêtres pédophiles, qui se rend plusieurs fois par an en Afrique pour délivrer des formations, notamment à des séminaristes. Selon lui, le « mythe selon lequel ce sont les Blancs qui ont apporté cela » dissimule des abus, notamment sur des jeunes filles mineures.

« Prise de conscience »

Il note cependant un début de prise de conscience. Certains pays ont entrepris de mettre sur pied des protocoles, des formations sont envisagées, des lieux de soin se préparent à ouvrir.

« Mais c’est encore très peu le cas dans les pays francophones », observe-t-il. « Les jeunes me disent de moins en moins : ça n’arrive pas chez nous. Il y a une prise de conscience que l’on ne peut plus continuer comme avant et que la solution ne peut être que collective », ajoute le père Joulain. Il est d’autant plus dommage, ajoute-t-il, qu’aucun ecclésiastique africain ne figure dans le comité de préparation du sommet.

Dans un entretien à la revue jésuite America magazine, en novembre 2018, Mgr Scicluna expliquait la convocation de cette rencontre par le fait que François avait « pris conscience » que la question des violences sexuelles sur mineurs est « un problème global » et non une affaire de « géographie ou de culture » et que l’Eglise devait lui opposer « un front uni » avec des responsables « sur la même longueur d’onde ». « Ce doit être la priorité de l’Eglise », avait-il ajouté. La protection des mineurs « ne peut être abstraite, elle doit être vécue dans chaque paroisse, chaque école, chaque diocèse, sinon elle ne s’applique pas. »

18 février 2019

Une semaine sous tension pour l’Eglise catholique, attendue sur les violences sexuelles

pedophilie

Par Cécile Chambraud - Le Monde

Le Vatican réunit à partir de jeudi des évêques du monde entier à Rome pour une conférence consacrée aux moyens de lutter contre ces abus.

Theodore McCarrick fut l’un des « princes de l’Eglise » catholique, l’une des figures les plus influentes de l’épiscopat américain. A 88 ans, cet ancien cardinal, archevêque émérite de Washington, n’est même plus autorisé désormais à célébrer une messe. La congrégation pour la doctrine de la foi, le « ministère » romain chargé du respect de l’orthodoxie et qui est aussi chargé de traiter et juger les affaires de pédophilie et de violences sexuelles, a annoncé, samedi 16 février, le renvoi de l’état clérical de ce prélat qui avait déjà dû renoncer à son titre de cardinal en juillet 2018. Il a en effet été reconnu coupable de « sollicitation [d’actes sexuels] en confession » et d’actes sexuels « contre des mineurs et des adultes, avec la circonstance aggravante de l’abus de pouvoir ».

Cette décision était anticipée depuis des semaines. Elle n’en est pas moins inédite. C’est la première fois, dans l’histoire moderne, qu’un cardinal (le plus haut titre dans l’Eglise catholique) est défroqué pour scandale sexuel. Elle contribue à approfondir l’état de choc dans lequel se trouve l’Eglise catholique, à quelques jours d’un important sommet, à Rome, sur « la prévention des abus sexuels sur les mineurs et les adultes vulnérables ».

Après les révélations en cascade de l’été 2018 (le rapport de la justice américaine sur cinquante ans de pédophilie en Pennsylvanie, les conclusions de la commission d’enquête en Allemagne sur les affaires depuis 70 ans outre-Rhin, les accusations portées contre le pontife par un archevêque de curie), le pape François avait pris l’initiative, en septembre, de convoquer tous les présidents de conférence épiscopale pour faire le point sur les abus sexuels. La réunion se tiendra du 21 au 24 février en présence d’une centaine d’entre eux, de représentants du Vatican, d’experts et de victimes qui témoigneront de ce qu’elles ont enduré.

Accusations « crédibles et fondées »

L’essor et la chute de Theodore McCarrick réunissent tous les ingrédients de la crise que traverse actuellement l’Eglise catholique. En juin, la conférence épiscopale américaine avait reconnu « crédibles et fondées », les accusations d’un ancien enfant de chœur qui dit avoir été agressé par l’ecclésiastique dans les années 1970. Un peu plus tard, un autre homme a affirmé que l’ancien prélat, qui était un ami de sa famille et était fréquemment invité par ses parents, l’a agressé sexuellement pendant des années à partir de l’âge de 11 ans, notamment lorsqu’il l’entendait en confession. Cette accusation de pédophilie a conduit le pape François à obtenir sa sortie du collège cardinalice, en juillet.

Mais Theodore McCarrick n’a pas seulement agressé des mineurs. Pour la première fois, un prélat est sanctionné pour avoir commis des violences sexuelles sur des adultes vis-à-vis desquels il était en position de pouvoir. Il a été accusé par d’anciens séminaristes (par lesquels il se faisait appeler « oncle Ted ») de les avoir contraints à des relations sexuelles. Parmi les affaires d’abus sexuels qui émergent dans de nombreux pays, plusieurs ont pour cadre des séminaires – où sont formés les prêtres –, comme au Chili ou aux Etats-Unis. Des formateurs, voire des évêques qui seront plus tard leurs « supérieurs », sont accusés d’avoir fait pression sur eux pour obtenir des faveurs sexuelles. Ailleurs que dans l’Eglise, cela s’appelle du harcèlement sexuel.

Le 5 février, lors d’une conférence de presse, le pape avait, pour la première fois officiellement, reconnu l’existence de violences sexuelles perpétrées par des prêtres sur des religieuses. Aux violences contre les mineurs s’est donc bien ajouté, reconnu par le chef de l’Eglise catholique, le scandale des violences contre des majeurs. L’enquête préliminaire ouverte le 24 janvier par le parquet de Paris à l’encontre du nonce (l’ambassadeur) du Vatican à Paris, Mgr Luigi Ventura, pour agression sexuelle contre un salarié de la mairie de Paris, et révélée vendredi par Le Monde, s’ajoute à cette liste.

L’étouffement du scandale

L’affaire McCarrick pose également, et à quelle échelle, la question de l’attitude de la hiérarchie catholique lorsqu’elle a vent de dérives sexuelles au sein du clergé. Qui, au Vatican, a protégé ou favorisé la prestigieuse carrière de Theodore McCarrick alors même que les rumeurs sur son comportement avec les séminaristes semblent très anciennes ? Un prêtre de New York, Boniface Ramsay, aurait ainsi alerté le Saint-Siège dès 2000, lorsque McCarrick, alors évêque de Newark, a été nommé archevêque de Washington par Jean-Paul II.

Cela n’a pas empêché le pape polonais de le créer cardinal l’année suivante. Par la suite, y compris après sa mise à la retraite comme évêque, le cardinal avait continué à se voir confier des missions qui l’ont conduit dans de nombreux pays, notamment en Chine, au Vietnam, à Cuba. Dans un « témoignage » très hostile au pape François et publié au mois d’août, en pleine visite apostolique en Irlande, un ancien nonce aux Etat-Unis, Mgr Carlo Maria Vigano, a accusé François d’avoir protégé Theodore McCarrick et même d’avoir effacé des sanctions prises à son encontre par Benoît XVI.

Relayée par les évêques américains, la question de l’étouffement du scandale au plus haut niveau de l’Eglise se pose maintenant avec acuité. En octobre, le Vatican a annoncé le lancement d’une enquête interne au sujet de la carrière du prélat américain. « Le Saint-Siège est conscient qu’(…) il pourrait apparaître que des choix faits dans le passé ne sont pas en phase avec une approche contemporaine de ces problèmes », avait prévenu la déclaration du Vatican. On ne sait pas si et quand les conclusions de cette investigation seront rendues publiques. Sur le terrain, des enquêtes sont par ailleurs en cours dans les quatre diocèses (New York, Metuchen, Newark et Washington) dans lesquels Theodore McCarrick a été évêque.

Parution de « Sodoma »

Un autre événement devrait marquer l’ouverture de la réunion des présidents des conférences épiscopales, jeudi. Il s’agit de la parution le même jour, dans vingt pays à la fois, du livre Sodoma. Ecrit par le journaliste et essayiste français, Frédéric Martel, il décrit un Vatican dominé par une homosexualité aussi cachée que structurante, en totale contradiction avec le discours de l’Eglise sur le célibat des prêtres, la morale sexuelle, l’homosexualité, le mariage gay, etc.

Dans cette atmosphère agitée, l’un des objectifs de la réunion sera de convaincre les épiscopats de toutes les latitudes que la pédophilie et les abus sexuels sont un fléau universel et non pas, comme l’assurent certains prélats, une particularité occidentale. Elle doit aussi diffuser l’obligation, pour les évêques, de ne pas protéger les prêtres fautifs.

Le Vatican n’a eu de cesse, ces dernières semaines, d’essayer de réduire les attentes suscitées par l’annonce de cette réunion. Les associations de victimes, qui seront aussi présentes à Rome, poussent au contraire pour que des décisions concrètes y soient prises. Dans le contexte de crise, de simples généralités auraient peu de chance d’être audibles. L’Eglise est sous la pression d’une exigence de résultat.

15 février 2019

« Sodoma » explore la place de l’homosexualité au cœur du Vatican

Par Cécile Chambraud

L’auteur de cette enquête décrit une institution imprégnée d’une sociabilité et de références à forte prégnance homosexuelle, alors même qu’elle condamne cette orientation sexuelle.

Le pape François le recevra en fin de semaine, et la référence biblique du titre annonce clairement son propos. Sodoma, enquête au cœur du Vatican (Robert Laffont, 23 euros), un livre de 632 pages sur l’homosexualité au sommet de l’Eglise catholique, paraîtra le 21 février dans une vingtaine de pays à la fois, en huit langues.

Au même moment commencera à Rome un sommet de quatre jours sur la pédophilie, auquel tous les présidents de conférences épiscopales du monde ont été convoqués.

Le sujet de l’ouvrage et la concomitance avec le sommet romain ont tout pour alimenter un nouvel épisode des luttes internes virulentes au sein du pouvoir romain. Déjà attaquée sur sa gestion des abus sexuels, l’Eglise pourrait bientôt faire face à un procès pour hypocrisie dans son discours sur la sexualité.

L’auteur de cette enquête est français. Pendant quatre ans, l’écrivain et journaliste Frédéric Martel a enquêté à Rome et dans de nombreux pays, notamment en Amérique latine. Il a parlé avec des ecclésiastiques, des diplomates, des politiques, des journalistes, des militants gays, des prostitués, des policiers romains, des gardes suisses et même un confesseur de Saint-Pierre – au total « près de 1 500 personnes ». Il a passé au Vatican une semaine par mois, hébergé régulièrement dans la cité-Etat ou dans deux de ses dépendances à l’invitation de prélats qui étaient aussi des sources directes.

Il décrit une institution imprégnée d’une sociabilité, de références, de relations à forte prégnance homosexuelle, alors même qu’elle a fait de la condamnation de cette orientation sexuelle – continuant d’y voir un comportement « intrinsèquement désordonné » – l’un des messages structurants de son discours moral, qu’elle s’est opposée partout au mariage homosexuel, qu’elle réprouve l’usage de préservatifs y compris pour lutter contre la transmission du VIH, et qu’elle défend mordicus le célibat chaste des prêtres.

Se taire, c’est se protéger

Frédéric Martel ne s’en prend pas au décalage entre l’obligation de continence sexuelle qui s’impose aux prêtres et une réalité bien plus complexe. Il porte même un regard compréhensif sur ces ecclésiastiques qui s’arrangent comme ils le peuvent avec leur libido : « Pour moi, un prêtre ou un cardinal ne doit avoir aucune honte à être homosexuel », écrit-il.

L’animateur du magazine dominical Soft Power, sur France Culture, n’est pas dans une logique de dénonciation de situations individuelles. Il a d’ailleurs choisi de ne pas révéler les noms des personnes concernées lorsqu’elles sont vivantes – même si le livre est jonché de petits cailloux qui seront autant de clés de lecture pour les lecteurs et le monde du Vatican.

Le système qu’il décrit est sans doute hypocrite, mais – c’est une des thèses du livre – il est surtout générateur d’effets pervers, dont le moindre n’est pas la protection accordée aux auteurs d’abus sexuels. Pour dissimuler la vérité sur leur propre sexualité, qui contrevient aux enseignements de l’Eglise et risque de les exposer à l’opprobre ou à un possible chantage, les gays du sommet de l’Eglise auraient fait du secret leur meilleur rempart. Mais s’il les protège, ce secret protège aussi ceux qui, eux, commettent des crimes ou des délits, qu’ils soient sexuels ou financiers.

Comment les dénoncer, sauf à risquer d’être soi-même découvert ? Se taire, c’est se protéger. Ce serait, selon l’auteur, l’une des causes de la dissimulation des agressions sexuelles sur mineurs dans les dernières décennies. Car si le penchant homosexuel, explique-t-il, est toléré à l’intérieur de l’institution, « la visibilité est interdite ». Le « don’t ask, don’t tell » (« ne demandez pas, ne racontez pas ») qui a longtemps prévalu dans l’armée américaine serait une règle de vie à Rome.

Frédéric Martel ne connaissait pas spécialement les arcanes vaticanes avant de commencer son enquête. Il dit avoir été surpris par l’ampleur de ce qu’il a découvert, par le nombre de prélats qui, selon leur expression imagée, « font partie de la paroisse ». Cette « paroisse » serait « majoritaire », y compris au sein du collège des cardinaux, « puissante » et « influente ». Etre gay ferait « partie d’une sorte de norme ».

« Pétris de contradictions »

Cette « homosociabilité généralisée » ne constituerait ni un lobby ni un réseau, mais, faisant système, étendrait ses règles à tout le Vatican. Il s’agit d’un « immense réseau de relations homophiles ou homosexualisées, polymorphes, sans centre, mais dominées par le secret, la double vie et le mensonge ». L’auteur parle même d’une Eglise « devenue sociologiquement homosexuelle ».

Le pape François, avec son « Qui suis-je pour juger ? », sort de ce livre à son avantage. Si son entourage direct compterait autant de gays que celui de ses prédécesseurs, il est dépeint comme « le plus gay-friendly des souverains pontifes modernes » et le moins obsédé par la morale sexuelle. C’est précisément ce « libéralisme supposé sur les questions de morale sexuelle » qui serait au cœur de la bataille « menée contre lui par des cardinaux conservateurs qui sont très homophobes – et, pour la plupart d’entre eux, secrètement homophiles ».

Frédéric Martel cite les nombreuses occasions où François accuserait à demi-mot les « pères la morale » du Vatican de duplicité, semblant partager la conviction de l’auteur selon laquelle plus un discours est homophobe, plus la probabilité que son auteur soit gay est forte. « Derrière la rigidité, il y a toujours quelque chose de caché ; dans de nombreux cas, une double vie », a ainsi affirmé le pape argentin. Parmi ses ennemis, précise M. Martel, les « homosexuels planqués, pétris de contradictions et d’homophobie intériorisée » seraient légion.

En revanche, l’ouvrage est beaucoup plus sévère avec les pontificats de Jean Paul II et de Benoît XVI, dont se revendiquent bien des opposants à François. L’entourage le plus proche de ces deux pontifes est mis en cause à travers leurs secrétaires particuliers, leurs secrétaires d’Etat (« premier ministre » du Saint-Siège), de nombreux autres poids lourds de la curie (dont deux sont désignés par les surnoms dont les ont affublés leurs collègues, « Platinette » et « La Mongolfiera »), ainsi que de hauts prélats de pays où étaient commis à cette époque des abus sexuels à grande échelle.

Le pape polonais aurait été entouré d’un « anneau de luxure » qui aurait eu sa part dans l’étouffement des scandales de pédophilie de cette époque, notamment l’affaire Marcial Maciel, au Mexique, mais aussi l’affaire Fernando Karadima au Chili.

Affaires douteuses

Frédéric Martel soutient que cette dimension homosexuelle serait une clé de compréhension essentielle de l’histoire de l’Eglise catholique des dernières décennies, de ses postures morales aux affaires financières douteuses, en passant par la proximité avec certaines dictatures d’Amérique latine, la lutte contre les tenants de la théologie de la libération, le combat contre les lois sur le mariage pour tous, le scandale Vatileaks, la démission de Benoît XVI, et les attaques aujourd’hui contre le pape François.

Dans les conflits qui agitent le pontificat de François, certains conservateurs veulent lier homosexualité et pédophilie – ce que ce livre, évidemment, ne fait pas, qui ne traite pas des abus. C’est le cas de Mgr Carlo Maria Vigano, qui a cité un grand nombre de cardinaux et d’archevêques en activité, aujourd’hui ou dans les deux précédents pontificats, dans un accusatoire « témoignage » publié en août 2018. Dans ce contexte, il y a de fortes chances que Sodoma soit instrumentalisé.

10 janvier 2019

FEMEN - affaire Barbarin - pédophilie

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7 janvier 2019

Procès de Philippe Barbarin : l’Eglise face à ses prêtres pédophiles

barbarin

Par Emeline Cazi, Pascale Robert-Diard - Le Monde

Le cardinal de Lyon est jugé à partir de lundi pour « non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs ».

En faisant asseoir sur le banc des prévenus le cardinal de Lyon Philippe Barbarin, primat des Gaules, l’archevêque d’Auch Maurice Gardès, l’évêque de Nevers Thierry Brac de la Perrière, le prêtre Xavier Grillon, les parties civiles à l’origine de la plainte pour « non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs de 15 ans » ont atteint leur premier but. Par le nombre de dignitaires ecclésiastiques poursuivis et leur notoriété, l’audience qui s’ouvre lundi 7 janvier devant le tribunal correctionnel de Lyon revêt d’ores et déjà un caractère inédit.

Au-delà de l’affaire singulière qui leur vaut de comparaître, c’est bien l’attitude de l’Eglise face aux dérives de ses prêtres pédophiles que les plaignants veulent mettre en procès. Ne manquera à l’appel que le secrétaire de la Congrégation de la doctrine de la foi Luis Ladaria, lui aussi visé par la plainte, pour lequel le Vatican a opposé une immunité.

« Gagner n’est pas notre préoccupation première. Nous voulons avant tout porter le débat de la non-dénonciation publiquement » confiait au Monde en août 2017 le président de l’association La parole libérée, François Devaux. Cette volonté a déterminé les plaignants dans le choix de la procédure, celle d’une citation directe devant le tribunal, dans laquelle il leur revient de porter eux-mêmes l’accusation.

L’affaire lyonnaise commence en juillet 2014 par un mail qu’adresse Alexandre Hezez à son évêque, Mgr Barbarin. Ce père de famille, ancien scout de Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône) a découvert que Bernard Preynat, le prêtre qui a abusé de lui entre ses 9 et 11 ans, est toujours en poste et au contact de jeunes enfants. Dans son message, il détaille les attouchements qu’il a subis de la part de l’ancien aumônier. Le cardinal Barbarin le dirige aussitôt vers une laïque du conseil épiscopal chargée de l’écoute de « ceux qui ont vécu de telles souffrances par la faute d’un prêtre. » Une rencontre est organisée en octobre de la même année entre l’ancien scout et son agresseur. L’entretien dure une heure, et se conclut par un Notre Père.

Alexandre Hezez insiste auprès de l’archevêque, qui le reçoit en novembre 2014, sur l’urgence de muter le prêtre. Philippe Barbarin s’engage à envoyer le dossier à Rome. Constatant que le curé est toujours en poste en juin 2015 – il sera officiellement mis un terme à ses fonctions en septembre 2015 –, le père de famille alerte le procureur de la République. Une première enquête sur les agissements du père Preynat est ouverte. Très vite, elle révèle de nombreuses victimes. Une seconde cible l’attitude de l’Eglise : la hiérarchie catholique savait et n’en a rien dit à la justice. Il s’agit alors de déterminer si ce silence tombe sous le coup de la loi pour « non-dénonciation » d’atteintes sexuelles sur mineurs, un délit puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

Mettre l’Eglise face à ses contradictions

Un an plus tard, en août 2016, le parquet de Lyon classe l’enquête Barbarin sans suite, au motif que l’absence de dénonciation n’a pas constitué une « entrave à la saisine de la justice ». Les parties civiles renoncent à faire appel de cette décision et ne sollicitent pas la désignation d’un juge d’instruction, par crainte de voir les débats s’enliser plusieurs années. Elles décident donc d’adresser dans la foulée une citation directe à comparaître aux cinq ecclésiastiques, auxquels s’ajoutent deux laïques, Pierre Durieux, alors directeur de cabinet du cardinal de Lyon, et Régine Maire, la bénévole qui avait reçu Alexandre Hezez.

Pour les plaignants, en effet, il est temps de mettre l’Eglise face à ses contradictions. En France, la conférence épiscopale de novembre 2000 avait marqué un tournant sur la pédophilie. Dans une déclaration commune, les évêques réunis à Lourdes affirmaient alors que « les prêtres qui se sont rendus coupables d’actes à caractère pédophile doivent répondre de ces actes devant la justice », et que l’évêque « ne peut ni ne veut rester passif, encore moins couvrir des actes délictueux ».

En 2003, une brochure éditée à destination de tous les éducateurs proclamait en exergue que « rechercher la vérité est la première des exigences », et insistait sur le devoir « d’informer la justice » qui s’imposait à toute personne en présence de dénonciation de « faits précis. » En 2015, la pédophilie figurait encore à l’ordre du jour de la conférence épiscopale afin de sensibiliser la nouvelle génération d’évêques au sujet. L’affaire lyonnaise témoigne, selon les parties civiles, qu’il y a loin entre les déclarations de principe ou « la tolérance zéro » prônée par le pape François à l’égard des prêtres coupables et leur traduction dans la réalité.

La démarche des plaignants lyonnais a entre-temps reçu un opportun renfort judiciaire, avec le jugement rendu en novembre 2018 par le tribunal d’Orléans dans une affaire qui présente des similitudes avec celle de Lyon. Lors d’une même audience, ont été jugés un prêtre, Pierre de Castelet, accusé d’agressions sexuelles sur de jeunes garçons à l’été 1993 et l’ancien évêque d’Orléans, Mgr André Fort, poursuivi pour non-dénonciation des agissements dont il avait eu connaissance. Pour sa défense, Mgr Fort avait expliqué que, lorsqu’il avait reçu une des victimes, un homme devenu majeur, il n’avait pas perçu chez lui « une volonté de dénoncer les faits à la justice. » « Il ne me l’a pas demandé, et je n’étais pas conscient que c’était une obligation », avait-il déclaré.

Atteintes sexuelles prescrites

Dans son jugement, qui condamne l’ancien évêque à huit mois d’emprisonnement avec sursis, le tribunal relève que ce raisonnement « contrevient aux objectifs même de la loi pénale » et souligne que « le délit de non-dénonciation d’agression sexuelle sur mineurs de 15 ans, vise justement à inciter ceux qui ont eu connaissance de tels faits à informer la justice, alors que les victimes ne sont pas nécessairement en mesure de le faire ». Cette décision sous-entend que l’obligation de dénonciation s’étend même dans le cas où la victime est devenue majeure et donc en capacité de porter plainte elle-même. N’ayant pas été frappée d’appel, elle est devenue définitive.

L’interprétation faite par le tribunal d’Orléans de l’article 434-3 du code pénal est vigoureusement contestée par Mes André Soulier et Jean-Félix Luciani, les avocats du cardinal Barbarin, poursuivi sur le même fondement. Cet article, observent-ils, oblige à dénoncer les atteintes sexuelles « infligées à un mineur de 15 ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger ».

Un présent de l’indicatif qui, selon la défense, traduit la volonté du législateur de ne pas faire peser sur des tiers une obligation de dénonciation sans limite de temps et de laisser à la victime, devenue adulte, la liberté d’engager ou pas des poursuites judiciaires. La conception inverse, soulignent-ils, reviendrait à instaurer une sorte de « totalitarisme judiciaire » dans lequel toute personne qui n’irait pas porter plainte alors qu’elle est informée d’atteintes sexuelles infligées durant l’enfance à une autre, devenue adulte, pourrait être poursuivie.

Lorsqu’il a informé Mgr Barbarin des faits dont il avait été victime, Alexandre Hezez était âgé de 40 ans. L’évêque de Lyon a toujours affirmé qu’il l’avait encouragé à porter plainte mais n’avait pas imaginé devoir le faire lui-même. Sa défense relève en outre que l’article 434-3 figure dans la section du code pénal relative aux « entraves à la justice ». Or, rappelle-t-elle, les atteintes sexuelles subies par Alexandre Hezez entre 9 et 11 ans, étaient prescrites.

Comme l’avait déjà relevé le parquet dans sa décision de classement sans suite, la non-dénonciation reprochée à Philippe Barbarin ne saurait être considérée comme une entrave à la justice pour des faits prescrits. Autant d’arguments qui nourrissent l’espoir de Mgr Philippe Barbarin d’incarner judiciairement non pas le silence coupable de l’Eglise, mais sa prise de conscience face à ce qu’il nomme « le désastre de la pédophilie. »

A la veille de son procès, le cardinal Barbarin demande « que s’accomplisse la justice ». « Pour la première fois je ne viens pas vivre avec vous cet après-midi de joie au milieu de notre fraternité diocésaine. Il m’a semblé plus juste de ne pas prendre part à une manifestation de cette ampleur à la veille de journées graves que je confie à votre prière », a dit le cardinal Barbarin dans un message transmis lors des vœux du diocèse de Lyon dimanche 6 janvier au soir, à la veille de son procès. « Demain en effet, avec cinq autres prévenus, nous devons nous présenter au tribunal et je pense plus juste de rester aujourd’hui dans la réserve et le silence », a justifié l’archevêque. « Demandons au seigneur que s’accomplisse le travail de la justice, demandons lui aussi qu’il guérisse tout ce qui doit l’être, dans le cœur des victimes d’actes de pédophilie aussi injustes que terribles », a encore déclaré Mgr Barbarin dans ce courrier lu par son évêque auxiliaire Mgr Emmanuel Gobilliard, abondamment applaudi dans une salle de l’Université catholique de Lyon archi-comble.

13 avril 2018

Enquête - Avoir 20 ans en 2018 : Dieu fait de la résistance

Par Raphaëlle Rérolle - Le Monde

Avoir 20 ans en 2018 (5/5). Cinquante ans après Mai-68, quel rapport la génération d’aujourd’hui a-t-elle à la foi ? Dans notre monde individualiste, l’engagement religieux n’est pas toujours facile pour les jeunes croyants. Même si, pour beaucoup, il donne un sens à leur vie.

Dieu n’est pas mort sur les barricades. Un demi-siècle après Mai-68, on peut même dire qu’il fait de la résistance : 46 % des 18-30 ans interrogés par Opinionway pour La Croix, en juin 2016, considéraient son existence comme « certaine » ou « probable ».

Pour autant, ils vivent dans un monde bien différent de celui qui vit fleurir les espoirs et les colères de ce printemps fiévreux. A l’époque, 20 % des Français se rendaient chaque dimanche à la messe et 80 % d’entre eux se définissaient comme catholiques. C’est contre cet ordre-là, entre autres, que les manifestants brandissaient des slogans comme : « Il est interdit d’interdire » ou « Jouissez sans entraves ».

Cinquante ans plus tard, le paysage a changé : les catholiques pratiquants ne sont plus que 4 %, et les autres 55 %, avec des degrés de croyance très variés. Les jeunes, eux, se sont massivement éloignés des institutions : d’après une étude européenne publiée par l’hebdomadaire La Vie le 22 mars, 23 % des Français de 16 à 29 ans se disent catholiques, et 64 % sans appartenance religieuse.

Les remous de Mai-68 sont passés par là, mais aussi le développement de religions peu représentées dans les années 1950, notamment l’islam et le christianisme évangélique, une branche du protestantisme qui attire aujourd’hui presque le double de moins de 35 ans que les autres ramifications protestantes (sondage Ipsos d’octobre 2017 pour Réforme et la Fédération protestante de France). Chez les juifs, l’arrivée de séfarades en provenance d’Afrique du Nord après les indépendances a revitalisé la pratique religieuse.

Pas de « repli brutal »

Ces groupes n’ont pas été frappés par le grand décrochage dont ont souffert les catholiques après la fin des années 1960. « La génération 68 n’a pas élevé ses enfants dans une perspective religieuse, ou alors elle les a laissés s’en écarter », explique Denis Pelletier, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et spécialiste de l’histoire du catholicisme. Cet abandon a créé un fossé difficile à combler même si, en dépit d’un déclin continu du nombre de pratiquants, « aucun autre mouvement de repli brutal n’a été enregistré depuis », souligne sœur Nathalie Becquart, responsable du service national pour l’évangélisation des jeunes et les vocations au sein de la Conférence des évêques de France.

Alors, comment croient-ils, les enfants des révoltés de Mai ? Dans un tableau d’ensemble qui varie en fonction des religions, de leurs interprétations et même des situations géographiques, quelques mouvements de fond se dégagent. A commencer par ce qu’Hélène, protestante de 22 ans, définit comme une « quête existentielle dans un monde profondément désenchanté ».

C’est ce qu’exprime Malik, un éducateur de 23 ans, qui vit en région parisienne : « Croire et pratiquer, c’est trouver à la fois une discipline et une raison d’être, bien plus riche que ce que peut offrir la société de consommation. »

Même type de raisonnement chez Nathalie, une infirmière de 21 ans. Baptisée dans le catholicisme, mais éloignée de la religion au point d’avoir ressenti de la « haine et de la rancune envers ce Dieu censé exister », elle a retrouvé le chemin de la foi grâce à un aumônier scout. « Dans une société qui se détache de son passé, explique-t-elle, beaucoup de jeunes veulent retracer leur héritage et trouver un sens profond à leur vie. »

Points de bonne conduite

Les questions métaphysiques font régulièrement surface : Dieu se manifeste dans la vie des croyants, envoie des signes, est sollicité par la prière et, surtout, détient les clés de l’au-delà. La peur de la damnation et la question du rachat des fautes taraudent en particulier les jeunes musulmans des quartiers populaires.

Le sociologue Fabien Truong, professeur à Paris-VIII et auteur de Loyautés radicales, l’islam et les « mauvais garçons » de la nation (La Découverte, 2017), l’a souvent constaté : « Pour beaucoup d’entre eux, la mort est une réalité. Les règlements de comptes sont la première cause de décès des jeunes autour d’eux, ils ont donc souvent perdu des copains. Et leurs parents font partie des catégories sociales de ceux qui disparaissent plus tôt que les autres. »

Dans la vie de Sarah, 16 ans, lycéenne à Trappes (Yvelines), le paradis est une idée toujours présente. « Au jour du Jugement, on marchera sur un fil aussi fin qu’un cheveu et on basculera d’un côté ou de l’autre. » Pour « ne pas tomber en enfer », elle essaie d’accumuler les actions qui lui donneront des points de bonne conduite et consulte chaque jour, sur Instagram, des messages destinés à rappeler des commandements parfois fantaisistes. De mère chrétienne et de père musulman, cette adolescente qui rejette l’extrémisme a choisi l’islam à cause de son environnement. « Si je n’étais pas à Trappes, je ne serais pas musulmane, mais je suis heureuse de cette religion, car Dieu m’aide. »

Le soutien procuré par la foi irrigue tous les témoignages. « C’est un phare dans ma vie, raconte Guillaume, étudiant à Polytechnique. Elle m’apporte sagesse et réconfort et me sert de repère quand je dois prendre une décision qui me taraude du point de vue moral, même si je ne me considère pas comme un bon croyant ou un dévot. » Pour beaucoup, cette consolation se double d’un sentiment de paix, d’amour, voire d’une véritable « joie », mot récurrent dans la bouche des catholiques. « Etre chrétien, c’est commencer par choisir d’aimer et finir par avoir la joie d’aimer », lance Pierre, 23 ans, étudiant à Dauphine.

« Autant de façons de pratiquer que de pratiquants »

La religion peut aussi être une « source de courage », comme le dit Ali, un musulman de 23 ans. Et, le plus souvent, une incitation à vouloir faire le bien autour de soi, même si le doute existe et la tentation aussi.

« Avec l’avènement des réseaux sociaux, constate Thomas, 17 ans, on est constamment distraits, et cela éloigne souvent de la foi. » Enfin, le sentiment d’appartenir à une communauté protège et rassure. Elle définit une identité, selon Adam, un lycéen juif : « J’aime l’idée d’être relié à ceux qui m’ont précédé par les rituels que l’on pratique dans ma famille, comme le shabbat. »

« CHEZ LES CATHOLIQUES, ON ASSISTE À LA FIN D’UNE PRATIQUE PAR OBLIGATION SOCIALE. DU COUP, LA MINORITÉ PRATIQUANTE EST BEAUCOUP PLUS ENGAGÉE »

DENIS PELLETIER, DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ECOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES

Bien que respectant la notion d’héritage, la plupart des jeunes croyants se défendent de perpétuer mécaniquement une tradition religieuse. « Chez les catholiques, on assiste à la fin d’une pratique par obligation sociale, souligne Denis Pelletier. Du coup, la minorité pratiquante est beaucoup plus engagée, voire militante, que les générations précédentes. »

La religion des enfants n’est pas tout à fait la même que celle des parents, quelle que soit la confession. Dans le cas de l’islam, la contrainte peut être forte dans certains quartiers, mais « chaque jeune a le sentiment d’y entrer à sa manière, note Fabien Truong. En se rendant meilleur, il devient meilleur que les autres ». Du côté du judaïsme, le développement des écoles confessionnelles, depuis les années 1980, a beaucoup changé la donne, observe Yonathan Arfi, vice-président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) : « Un enfant juif sur trois passe par ces écoles. Ce sont souvent eux qui “rejudaïsent” leurs parents, parfois éloignés de la religion. »

« L’hérédité est une belle chose, mais je ne suis pas le fruit de ma seule éducation, affirme Emmanuel, un étudiant évangélique. Ce qui m’a construit et créé “à nouveau”, c’est d’avoir fait l’expérience d’un Dieu vivant, bien que présenté par le biais d’une lettre morte, la Bible. »

Dans un monde de plus en plus individualiste, la religion ne fait pas exception. La majorité des jeunes revendiquent un lien personnel avec Dieu, jusqu’à pratiquer une sorte de relativisme zen comme Amélie, étudiante en sociologie à Marseille et catholique : « Il y a autant de façons de pratiquer que de pratiquants, et c’est ça qui est beau dans toutes les religions ! Chacun les adapte à sa façon de penser, ses envies… » D’autres, comme Alissa, une étudiante en communication lyonnaise de 25 ans, se sont bricolé une religion bien à eux pour ne pas avoir à choisir entre des parents de confessions différentes : « Je prie toute seule chez moi, mais je me sens aussi à l’aise dans une mosquée que dans une église. »

Pression sociale

Cet aspect très personnel ne met pas les croyants à l’abri d’une question délicate : doit-on parler de sa foi ou la tenir cachée ? Certains ont tranché, comme Ali : « L’islam fixe un cadre à mes interactions avec les autres. En ce sens, il m’apparaît impossible de le pratiquer uniquement dans la sphère privée. » Idem pour Lucile, une étudiante toulousaine de 22 ans : « La foi chrétienne repose sur un commandement : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même.” Je n’ai donc aucune raison de la vivre uniquement en privé. »

Même ceux-là, pourtant, disent parfois à quel point la religion est mal perçue, difficile à vivre en public. « En France, dire “Dieu”, c’est dire une obscénité. Un peu de pudeur ! », s’exclame ironiquement Gustave, un protestant qui a téléchargé la Bible sur son téléphone portable mais ne fait pas état de ses convictions religieuses au quotidien.

Il faut dire que le regard des agnostiques n’est pas tendre. Non seulement les croyants sont perçus comme des « moutons idiots », regrette Hélier, 22 ans, étudiant catholique à la Sorbonne, mais ils souffrent d’être constamment renvoyés aux images que véhiculent leur religion. Depuis le 11-Septembre et, surtout, les attentats de 2015, l’appartenance religieuse des jeunes musulmans est perçue comme un danger, celle des juifs comme une mise en danger. Pour certains musulmans, « cette pression sociale a même été un facteur de retour vers la religion », note Abdelhak Sahli, président des Scouts musulmans de France.

Quant au catholicisme, il est jugé ringard, au mieux. « En France, on associe souvent les cathos aux réacs, observe Léonard David, 22 ans. Les rares fois où j’ai abordé le sujet avec mes amis à la fac, tu sens qu’ils te regardent bizarrement, et j’ai souvent eu des discours du genre : “Mais tu te rends compte de tout le mal que l’Eglise a fait ?” »

Quelques-uns disent avoir été injustement classés à l’extrême droite ou harcelés dans leur établissement scolaire pour avoir mentionné qu’ils étaient chrétiens. « Est-ce que c’est ça, la laïcité ?, s’interroge amèrement Gabrielle, étudiante en master de littérature. Est-il impossible d’accepter que votre voisin puisse être catholique sans lui faire porter tous les travers de l’Eglise sur ses épaules ? L’Eglise, ce n’est pas Dieu, c’est les hommes… »

Pour essayer de brouiller ces clichés générateurs de discorde, certains mouvements scouts se prêtent à des rencontres interreligieuses. C’est le cas des scouts musulmans, créés il y a vingt-cinq ans. « Nous poussons les jeunes vers des activités avec d’autres scouts, juifs, catholiques ou protestants, notamment pendant les camps d’été, explique Abdelhak Sahli. Pour former des citoyens responsables et imprégnés d’une culture de paix, nous voulons qu’ils puissent s’interroger sur leur identité à travers le regard des autres. » Preuve que l’idée marche : le mouvement refuse des jeunes chaque année, faute de bénévoles en nombre suffisant pour les encadrer. Dieu n’est pas mort, peut-être a-t-il juste changé de visage.

11 juillet 2017

150 M€ pour sauver Notre-Dame

Eric Le Mitouard - Source : Le Parisien

La charpente en chêne, édifiée au XIII e siècle pour une partie et l’autre restaurée au XIX e, forme un ensemble sublime sous le toit de Notre-Dame. Un site fermé au public, tant les escaliers qui y conduisent sont étroits. Au-dessus, la flèche de la cathédrale de Paris prend l’eau. De très lourds travaux y seront réalisés dès le mois de septembre.

« C’est la priorité numéro 1. Sur la flèche, les tables de plomb s’usent et certaines sont fendues. Il faut les remplacer et les restaurer pour éviter que la charpente au-dessous ne souffre », précise Marie-Noëlle Didier, conservatrice des monuments historiques. « Ce sera un chantier spectaculaire avec un échafaudage qui culminera à 93 m au-dessus du sol. Cela changera le paysage parisien. »

L’Etat a débloqué 2 M€ par an pour ces travaux estimés entre 6 et 10 M€ et pour une durée de trois ou quatre ans. Pour André Finot, responsable de la communication du monument le plus visité de France, avec ses 10 à 12 millions de visiteurs annuels, il est temps de faire appel au mécénat… américain et français.

une tournée américaine

« L’objectif est d’atteindre 150 millions d’euros en trente ans. Cela ferait 5 millions par an, ce n’est pas si énorme que cela », souligne-t-il. Mais pour y arriver, la cathédrale et le diocèse mettent les bouchées doubles. Une première Fondation Avenir du patrimoine à Paris avec un compte pour Notre-Dame a été créée en avril.

Un mois plus tard, après un premier voyage aux Etats-Unis, une fondation Friends of Notre-Dame de Paris a été montée. Une tournée des grandes villes américaines est, enfin, programmée pour avril 2018. L’enjeu est important. Pour chaque euro rapporté par le mécénat, l’Etat s’engage à débloquer la même somme…

Car il ne s’agit pas seulement de sauver cette flèche avec ses 250 t de plomb. Il faut aussi restaurer les gargouilles médiévales de l’édifice qui ont perdu leur tête, cette balustrade en pierre remplacée par une planche en bois doit être refaite, de même que ces pinacles en ruine renforcés par des câbles.

« Les Américains ont cette culture du don, précise André Finot. Ils sont très attachés à notre patrimoine ancien. Les Français, eux, considèrent qu’ils donnent suffisamment avec leurs impôts. Mais quand ils verront que les Américains se remuent pour Notre-Dame, ils se mobiliseront aussi pour sauver notre patrimoine historique. » Outre la rénovation de la toiture en plomb, les douze apôtres et les quatre évangélistes qui entourent la flèche seront descendus pour restauration. Mgr Patrick Chauvet, l’archiprêtre de Notre-Dame, a eu l’idée de les exposer un temps sous la nef. De quoi inciter les visiteurs à ouvrir leur portefeuille…

Pour les intéressés, les dons sont ouverts en ligne : don.fondationnotredame.fr/fapp-notre-dame

12 juin 2017

François, twittos hors normes

Depuis 2012 et le pontificat de Benoît XVI, le compte Twitter du pape, @pontifex, est passé de curiosité folklorique à institution. A travers le monde, et en neuf langues, le compte papal rassemble près de 34 millions de « followers », c’est-à-dire d’abonnés aux déclarations de l’évêque de Rome, pour autant accessibles à l’ensemble du monde connecté. C’est donc un outil d’évangélisation de choix.

Il a fait un bond avec l’arrivée du pape François, qui tweete un message par jour. La première communauté est hispanophone, avec presque 13 millions d’abonnés, suivie des anglophones (près de 11 millions). Viennent ensuite les comptes en italien (4,4 millions) et en portugais (2,6 millions). Les comptes français, latin, polonais tournent autour des 800 000, quand les allemand et arabe sont à 400 000.

Ce canal du Vatican sur le réseau social n’en est pas moins maîtrisé : pas de chats rigolos ni de coups de gueule, mais le message catholique, au gré du calendrier religieux ou des événements d’actualité. Le 15 juillet 2016, le pape a mis en ligne : « Je prie pour les victimes de l’attentat de Nice et les familles. Je demande à Dieu de changer le cœur des violents aveuglés par la haine. » En 2017, une seule photo a été publiée, c’était à Pâques et elle montrait le pape de dos devant une icône de Jésus.

François a laissé avant-hier après-midi son dernier message représentatif de la très grande majorité d’entre eux, toujours à méditer : « La vie ne peut survivre que grâce à la générosité d’une autre vie… » J.S.

pape F

8 juin 2017

Dans la tête des kamikazes

Par Soren Seelow

« Le Monde » a étudié la façon dont des djihadistes justifient leurs attentats dans des lettres à leurs proches ou face aux enquêteurs.

Après chaque attentat commandité ou inspiré par l’organisation Etat islamique (EI), cette dernière publie un message exposant ses « éléments de langage ». Elle y martèle l’idée que ses opérations extérieures constituent une réponse aux bombardements de la « coalition internationale » en Syrie et en Irak, qui fragilisent son assise territoriale et la subsistance même du Califat autoproclamé.

Cette lecture, parfaitement encadrée par ses organes de propagande, constitue l’argument central de l’EI pour légitimer les attentats de Paris, Bruxelles, Manchester ou Londres, et susciter de nouvelles vocations.

Mais comment les candidats au martyre intègrent-ils ce mot d’ordre ? Comment justifient-ils auprès de leurs proches le massacre de civils ? Quels sont les ressorts qui les convainquent, in fine, de sacrifier leur vie à cette cause ?

Un tissu complexe

Le Monde a analysé la façon dont les terroristes de Paris et de Bruxelles avaient justifié leurs missions en confrontant des lettres laissées à leurs proches, les déclarations des rares membres de cette cellule à avoir été interpellés et des éléments de propagande. Entre considérations géopolitiques, impératifs religieux et rêveries mystiques, leurs propos forment un tissu complexe décrivant le processus de fabrication d’un kamikaze.

Un argumentaire ambigu, dans lequel le « djihad défensif » glisse insensiblement vers sa version offensive, la protection des musulmans désinhibant le désir d’une victoire finale de l’islam contre la « mécréance ».

Sur cette base idéologique martelée par la propagande de l’EI se greffent des causes plus intimes : un sentiment de culpabilité qui, transcendé par la promesse d’un au-delà purificateur, achève de les convaincre de consentir au sacrifice ultime.

Parmi les documents retrouvés par les enquêteurs figurent trois lettres manuscrites adressées par Salah Abdeslam à sa mère, à sa sœur et à sa petite amie. Les policiers ont également exhumé d’un ordinateur des fichiers enregistrés par les frères Ibrahim et Khalid El Bakraoui, qui se sont fait respectivement exploser à l’aéroport de Zaventem et dans le métro de Bruxelles, le 22 mars 2016. Là encore, les kamikazes s’adressent à des femmes : mère, sœur et compagne.

Le « djihad défensif » : la défense des opprimés

Le document le plus élaboré de cette correspondance est un enregistrement sonore de trente-trois minutes, réalisé par Ibrahim El Bakraoui, intitulé « Pour ma mère ». Dans ce message posthume, l’aîné de la fratrie anticipe les condamnations de responsables religieux et présente le djihad comme une réponse à l’oppression dont seraient victimes les musulmans.

« Donc voilà, maman, tu vas entendre tout et n’importe quoi de la part des gens, donc je voudrais clarifier une ou deux situations (…). Il y a des personnes qui ont des barbes de deux mètres, qui connaissent Ie Coran par cœur, voilà, qui pratiquent, euh, I’islam on va dire ça comme ça. Mais ils mentent sur Allah et son Messager (…). Ils vont nous traiter de monstres, euh, de non-musulmans. Malgré qu’on a pas de science, malgré qu’on connaît pas Ie Coran par cœur, on a un cœur qui vit et (…) lorsqu’on voit les musulmans qui sont persécutés depuis des décennies (…) et que ces gens-là n’ont jamais déclaré Ie djihad dans Ie sentier d’Allah, mais qu’ils se permettent de critiquer les gens qui combattent, (…) notre rendez-vous avec eux Ie jour de la résurrection et devant Allah, exalté soit-il, on verra les arguments qu’ils vont avancer. »

L’engagement djihadiste d’Ibrahim El Bakraoui, tel qu’il l’exprime, trouve son origine dans un sentiment de révolte et d’humiliation. A en croire les déclarations aux enquêteurs d’un de ses complices, Mohamed Abrini, cette colère sourde préexistait à la création de l’EI. « Ce genre de détermination, je l’avais déjà avant quand je voyais Ie massacre en Palestine », explique le seul membre du commando à ne pas avoir déclenché sa bombe à l’aéroport de Bruxelles.

Le Califat, promesse de réparation historique

Ce sentiment d’impuissance face aux souffrances des musulmans a atteint son acmé avec le déclenchement de la guerre civile syrienne. Il trouvera concomitamment une issue avec la proclamation du « califat », le 29 juin 2014, perçu comme une promesse de réparation des humiliations passées.

Dans son message à sa mère, Ibrahim El Bakraoui présente ainsi l’EI comme un espoir de revanche historique : « Maintenant, nous, gloire à Dieu, depuis des centaines d’années, on a perdu l’Andalousie, on a perdu la Palestine, on a perdu, euh, tous les pays musulmans en fait, l’Afghanistan, l’lrak, la Syrie, Ie Maroc, il est gouverné par un tyran, la Tunisie, l’Algérie tous les pays, gloire à Dieu, il y a un Etat islamique qui a été créé. »

Cette fierté retrouvée de l’oumma (la communauté des musulmans), près d’un siècle après l’abolition du dernier califat ottoman, en 1924, Khalid El Bakraoui tente de l’expliquer à son épouse dans une lettre d’adieu manuscrite : « Sache Nawal qu’il y a toujours eu des Etat islamique. Le dernier a été detruit début des annes 1920, mais ensuite les gens ont abandonner le djihad et Allah depuis n’a cesser de nous humilier (…) Mais aujourd’hui nous avons un Etat islamique qui a remporter beaucoup de victoir. »

« Œil pour œil, dent pour dent »

Les promesses du nouveau « califat » seront rapidement contrariées, deux mois seulement après sa création, par la formation d’une coalition internationale visant à endiguer sa propagation. Les membres de cette offensive militaire deviennent aussitôt une cible privilégiée de l’EI. A compter de cette date, l’organisation multiplie les appels à frapper les pays occidentaux, au premier rang desquels la France.

Cette lecture des attentats comme une réponse aux bombardements est développée devant les enquêteurs par Osama Krayem, qui affirme avoir renoncé à la dernière minute à déclencher sa bombe dans le métro de Bruxelles : « Tant qu’il y aura des coalitions et des bombardements contre I’Etat islamique, iI y aura des attentats. Il y aura une riposte de la part de I’Etat islamique. Ils ne vont pas offrir des fleurs ou du chocolat », explique-t-il.

« Le “djihadisme”, comme vous I’appelez, moi j’appelle cela I’islam », insiste-t-il, avant de présenter le meurtre d’innocents comme une réponse aux victimes civiles de la coalition : « C’est triste parfois de dire qu’on peut faire la même chose à une population parce que leur gouvernement fait la même chose avec notre population. Les civils en Syrie, ce ne sont pas des combattants. C’est là que I’Etat [islamique] dit : “Œil pour œil et dent pour dent”. »

Si le nombre de civils tués par la coalition en Irak et en Syrie est impossible à établir de façon précise, il a été estimé par l’ONG indépendante Airwars dans une fourchette comprise entre 3 530 et 5 637 victimes depuis le début de l’intervention, en août 2014. Cette réalité est abondamment exploitée par les cercles djihadistes sur les réseaux sociaux – photos de corps déchiquetés à l’appui – pour justifier la campagne d’attentats visant l’Occident.

Le djihad « offensif » : la soumission des mécréants

Cette approche « militaire » du djihad défensif permet aux sympathisants de l’EI de tuer sans remords : ils ne se vivent pas comme des terroristes, mais comme des soldats. A les lire plus en détail, cependant, le mobile affiché de leur combat dérive insensiblement vers une issue plus radicale : la soumission des mécréants.

C’est là que se glissent toute l’ambiguïté et la perversité de l’idéologie de l’EI. L’argument humanitaire sert à toucher au « cœur » les nouvelles recrues ; la propagande fait ensuite son œuvre pour les transformer en armes de destruction. Dans les lettres laissées par les kamikazes, le sentiment d’une fierté retrouvée des musulmans glisse systématiquement vers un désir de conquête.

« Donc nous les musulmans, I’islam, c’est une religion de paix, comme ils ne font que Ie répéter, explique Ibrahim El Bakraoui à sa mère. Mais les musulmans, c’est pas des serpillières. Les musulmans, quand tu leur donnes une claque, ils te donnent pas I’autre joue, au contraire, ils répondent agressivement », poursuit-il, avant de conclure sur cet avertissement : « Tant que la loi d’Allah elle n’est pas respectée, les musulmans ils doivent se lancer de toute part et combattre pour I’islam. »

Il développe ensuite le sentiment profond qui sous-tend son engagement : « Ces gens-là, on doit avoir une haine envers eux parce que ce sont des mécréants. Ils veulent pas croire en Allah (…). Premièrement, on doit les détester, et deuxièmement, on doit leur faire la guerre (…). En fait, une fois qu’on aura Ie dessus sur eux, là on leur propose les trois conditions : soit ils acceptent l’islam, soit ils payent la jizya [taxe imposée aux gens du livre], c’est-à-dire qu’ils s’humilient de leurs propres mains, comme Allah, exalté soit-il, a dit dans Ie Coran, soit ils nous combattent. »

L’extension du « djihad défensif » – initialement cantonné à la défense des terres musulmanes – à des attaques visant des pays non musulmans n’a pas toujours été de soi. Cette dérive a longtemps suscité un vif débat au sein de la mouvance djihadiste. Elle a été popularisée par Al-Qaida à la fin des années 1990, avant d’être adoptée et amplifiée par l’EI.

« La défense des pays musulmans occupés a toujours fait consensus dans la mouvance djihadiste, explique Kévin Jackson, chercheur au Centre d’analyse du terrorisme. Les attentats hors du champ de bataille sont en revanche plus difficiles à justifier d’un point de vue théologique et stratégique, et moins mobilisateurs en termes de recrutement. Les groupes djihadistes ont donc construit toute leur propagande autour du djihad défensif, y compris lorsqu’il s’agit de justifier des attentats dans des pays en paix. »

« Pourquoi nous vous haïssons »

Cette exportation du « djihad défensif » vers l’Occident sert aujourd’hui d’alibi à un « djihad offensif » qui ne dit pas son nom, l’objectif affiché de protection de l’islam devant, à terme, mener à sa propagation. Ce glissement a été formalisé par l’EI dans un article intitulé « Pourquoi nous vous haïssons, pourquoi nous vous combattons », publié par l’organe de propagande Dabiq, en juillet 2016.

L’article développe son titre en six points. Les trois premiers ont trait à la nature de l’Occident : « Nous vous haïssons, d’abord et avant tout parce que vous êtes des mécréants » ; « Nous vous haïssons parce que vous vivez dans des sociétés libérales et sécularisées qui autorisent ce qu’Allah a interdit » ; « Pour ce qui concerne la frange athée, nous vous haïssons et vous faisons la guerre parce que vous ne croyez pas en l’existence de notre Seigneur ». Les trois points suivants font référence aux actions prêtées à l’Occident : les « crimes contre l’islam », les « crimes contre les musulmans » et « l’invasion » des terres musulmanes.

La liste se conclut sur cette clarification : « Ce qu’il est important de comprendre ici, c’est que même si certains assurent que votre politique extérieure est à l’origine de notre haine, cette cause est secondaire, raison pour laquelle nous ne l’exposons qu’en fin de liste. En réalité, même si vous cessez de nous bombarder, de nous emprisonner, de nous torturer, de nous diffamer, de prendre nos terres, nous continuerons à vous détester parce que la cause principale de cette haine ne cessera pas tant que vous n’aurez pas embrassé l’islam. »

Le ressort psychologique : impuissance et culpabilité

Ainsi la propagande de l’EI fait-elle insensiblement dériver ses soldats d’un combat humanitaire vers sa finalité totalitaire : l’annihilation de toute altérité. La seule paix envisagée est la pax islamica. Ce basculement ne séduit cependant qu’une minorité de candidats, mettant en lumière les ressorts psychologiques propres au processus de radicalisation. Une dimension intime évidemment rejetée par les intéressés.

« Quel était I’état d’esprit des EI Bakraoui ?, demande à Osama Krayem la juge belge chargée de l’enquête sur les attentats de Bruxelles.

– Ce sont des gens ordinaires. D’ailleurs lbrahim me disait que sans cette coalition, ces

musulmans qui se font opprimer là-bas, il aurait eu une vie ordinaire avec des enfants. Je crois qu’à un certain moment il a changé de comportement. (…) Khalid El Bakraoui, sa femme était enceinte. (…) Le terrorisme n’est pas une personnalité, en fait. Vous pouvez lire l’histoire des musulmans, à aucun moment ce sont les musulmans qui ont pris l’initiative d’attaquer ou de faire du mal. »

Osama Krayem affirme que le terrorisme n’est pas « une personnalité ». Mais qu’est-ce qui a finalement convaincu Ibrahim El Bakraoui de renoncer à sa « vie ordinaire » et son frère Khalid d’abandonner sa femme enceinte pour se faire exploser ? Comme nombre de candidats au djihad, les frères El Bakraoui étaient des délinquants, très éloignés de la religion, avant leur conversion à l’islam radical.

« Beaucoup de délinquants se sentent en réalité coupables, explique le psychanalyste Fethi Benslama, auteur d’Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman (2016, Seuil). Or, les religions monothéistes jouent sur la culpabilité. En arabe, religion se dit din, qui signifie “dette”. Leur entrée dans le djihad peut atténuer ce sentiment en leur offrant une cause. Il s’opère ensuite ce qu’on pourrait appeler un renversement moral de culpabilité : l’hostilité intérieure se transforme en hostilité extérieure et autorise l’agression d’autrui dans un sentiment de toute- puissance. »

« Plus musulmans que les vrais musulmans »

A travers ses publications, l’EI ne cesse de jouer sur ce ressort à l’intention des musulmans vivant en Occident, leur reprochant de préférer le confort de leur vie matérielle au combat sur le sentier d’Allah. Une culpabilisation qui porte parfois ses fruits : « Maintenant, nous, comment on peut rester chez nous à la maison, manger et boire alors que les musulmans n’ont pas trouvé un morceau de pain, explique Ibrahim El Bakraoui à sa mère. Comment est-ce qu’on peut rester chez nous à la maison en train de dormir, faire comme si de rien n’était ? »

Devant les enquêteurs, Mohamed Abrini a analysé, avec une distance étonnante, l’évolution de ses amis de quartier qui se sont fait exploser à Paris et à Bruxelles. Il explique comment une réalité perçue – l’injustice faite aux musulmans – s’articule avec des causes plus intimes dans l’engagement djihadiste.

« Concernant leur changement d’attitude, je pense qu’une chose se passe chez beaucoup de jeunes avec tout ce qui se passe dans Ie monde. Ces gens-là n’ont jamais prié de leur vie, ils n’ont jamais été à la mosquée et ils ont perdu tout un temps à faire des péchés (…). Quand ils rentrent dans la religion, pour moi ces gens-là veulent se rattraper. Ils veulent être plus musulmans que les vrais musulmans. Il y en a, ça leur travaille la conscience. Ils voient tous les péchés commis. Et ils savent que Ie martyre efface tous les péchés à partir de la première goutte de sang qui tombe sur Ie sol. »

La voie du martyre : une place au paradis

Parmi les membres de la cellule des attentats de Paris et Bruxelles, seuls trois candidats au martyre ont renoncé ou ont échoué à se faire exploser : Salah Abdeslam à Paris, Mohamed Abrini à l’aéroport de Zaventem et Osama Krayem dans le métro bruxellois. A en croire ce dernier, c’est leur plus faible religiosité qui serait susceptible d’expliquer ces échecs :

« Salah Abdeslam et Abrini, ils ne sont pas au même niveau que les frères El Bakraoui, explique-t-il à la juge.

– Que voulez-vous dire par “pas Ie même niveau” ?, demande la magistrate.

– Je parle de la foi. C’est la foi qui pousse les gens à résister. Les gens qui atteignent un certain niveau dans la foi sont prêts à rentrer dans l’ennemi sans peur, et je crois que les frères El Bakraoui y étaient. Salah et Abrini je ne crois pas. Les frères El Bakraoui avaient atteint un certain degré dans la foi et étaient prêts à mourir. »

Dans son message à sa mère, Ibrahim El Bakraoui évoque, avec force détails, l’histoire d’un compagnon du Prophète tué lors d’une bataille contre les « mécréants ». Ce récit mystique vise à lui faire comprendre que le martyr est « Ie bien-aimé d’Allah » et gagnera sa place au paradis : « Y a encore plein d’autres compagnons, on pourrait rester des heures à parler d’eux, mais pour que t’as un exemple, Hamza Abou Taleb, on I’appelle Ie lion d’Allah, Jafar Ibn Abou Taleb, on I’appelle I’homme aux deux ailes. Allah, exalté soit-il, va Ie doter de deux ailes au paradis car il a perdu ses deux bras dans une bataille et ainsi de suite on en a plein, je te jure, on a en plein. »

« Cette vie d’ici-bas est un test »

Si Salah Abdeslam ne s’est pas fait exploser à Paris, les trois lettres découvertes dans une planque du quartier bruxellois de Forest, le 15 mars 2016, attestent de son intention de mourir en martyr.

Nettement moins élaborés que ceux des frères El Bakraoui, ses courriers sont empreints d’un mysticisme rudimentaire. A sa sœur, il explique que « cette vie d’ici-bas est un test » visant à départager le croyant, promis au paradis, de l’incroyant, voué à l’enfer : « Comment pourrai-je échanger cette vie d’ici-bas contre l’au-delà ? Le paradis est meilleur », conclut-il.

La lettre adressée à sa mère, longue de deux pages, comporte dix-sept mentions du mot « Allah » ou « Dieu » : « Si tu crois au destin tu comprendras qu’Allah m’a guidée et choisie parmi ses serviteurs, écrit-il. Dieu a acheté des croyants, leur personne et leurs biens, en échange du paradis (…) Allah dit aussi : “Et ne dites pas de ceux qui sont morts dans le sentier d’Allah qu’ils sont morts, au contraire ils sont vivants mais vous en êtes inconscients.” J’ai moi aussi pris ce chemin car il est celui de la Vérité. Qui s’en écarte aura pour refuge l’enfer. »

La peur de l’enfer apparaît ici comme un levier décisif du passage à l’acte : c’est en payant de sa vie que le martyr s’acquitte de sa « dette » (« Dieu a acheté des croyants ») et accède à l’au-delà. Par son sacrifice, l’ancien pécheur devient l’élu.

Loin de se réduire à un nihilisme, le djihadisme est une aspiration inquiète : le kamikaze ne désire pas tant le néant qu’une autre vie, augmentée, soulagée de l’angoisse du châtiment. En traversant une mort qui n’est qu’apparente, il accède à la « vérité ».

L’au-delà : une promesse de jouissance éternelle

La vision de l’au-delà véhiculée par l’EI ne se résume cependant pas à sa vertu purificatrice : elle est avant tout une promesse de félicité éternelle. Dans sa lettre à sa femme, Khalid El Bakraoui insiste ainsi sur le réconfort garanti aux martyrs : « Allah nous dit dans Ie Coran : “La jouissance de la vie présente ne sera que peu de chose, comparée à Au-delà”. »

Cette « jouissance » peut être interprétée de façon littérale, c’est-à-dire sexuelle. En avril 2014, l’EI avait ainsi publié l’interview vidéo d’un combattant français qui a entrevu le paradis après avoir été grièvement blessé au combat. L’entretien est intitulé « Abou Yassin raconte ce qu’il a vu dans son rêve ! » :

« Raconte-nous ce que tu as vu lorsque tu as été blessé ?, demande le « journaliste » de l’EI.

– J’ai vu une houri [vierge du paradis, récompense des bienheureux]. Elle était belle, mes frères, je vous jure, elle était belle, raconte Abou Yassin.

– Allah Akbar !

– Elle avait de grands yeux noirs, j’ai vu sa poitrine, excusez-moi… [Rires du « journaliste ».] Forte, très forte, mon ami.

– A la grâce de Dieu !

– Elle était belle, je vous jure, elle était très belle, je voyais tout, elle portait un hidjab bleu.

– Un hidjab bleu, qui couvrait ses cheveux ?

– Oui, bleu. Belle mon ami, très belle, j’ai vu, excusez-moi, ses fesses, belles, tout était beau, je jure que… [Rires du « journaliste »] Je voulais la prendre, je suis tombé cinq fois de suite dans l’extase, je me suis réveillé de mon intervention, et j’ai vu que sur mon pantalon…

– Allah Akbar ! [Rires.]

– Je me suis réveillé de mon intervention, et j’ai vu du sperme sur mon pantalon.

– Hum… Allah Akbar ! (…)

– Ecoute mon ami, Dieu est généreux, je te jure que j’étais mort et j’ai vu défilé toute ma vie devant moi. Toute ma vie, c’est une catastrophe…

– Depuis que tu étais petit ?

– Oui, j’ai vu tous les péchés devant moi.

– Gloire à Dieu !

– On me disait que soit dans trois mois, ou trois ans, je vais tomber en martyr.

– Si Dieu veut, dans trois mois », l’encourage le « journaliste ».

« L’islamisme entretient, à travers le paradis, l’imaginaire phallique d’un lieu de jouissance absolue pour les hommes, sans manque, sans loi, donc sans péché, interprète le psychanalyste Fethi Benslama. Cette promesse a notamment pour fonction de les inciter à sacrifier leurs pulsions dans le bas monde, dans l’espoir d’une compensation complète dans l’autre monde. La mort n’est plus la mort. Elle est un triomphe total sur l’ennemi extérieur, mais aussi intérieur : le surmoi, cette instance qui surveille, critique et contraint, source de la morale et de la culpabilité. »

Le songe d’Abou Yassin aux portes de l’au-delà décrit le stade ultime de la fabrication d’un kamikaze. Une fois intégré l’argumentaire politico-religieux légitimant le djihad, c’est la garantie d’une place au paradis qui achève de convaincre le candidat au martyr. Le sentiment d’impuissance face aux injustices a laissé place à un fantasme de toute-puissance, la culpabilité à une promesse de jouissance licite et sans limite.

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