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Jours tranquilles à Paris
24 janvier 2020

La Birmanie sommée de prendre des mesures pour prévenir un génocide contre les Rohingya

Par Stéphanie Maupas, La Haye, correspondance - Le Monde

La Cour internationale de justice a accordé une série de mesures d’urgence requises par la Gambie, qui accuse la Birmanie d’avoir violé la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Pour les juges de la Cour internationale de justice (CIJ), « il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » aux Rohingya. Dans une décision rendue jeudi 23 janvier, les magistrats de cette cour de l’Organisation des Nations unies (ONU) ordonnent à la Birmanie de prendre des mesures concrètes pour protéger ces populations musulmanes. Sans trancher dans le vif du débat, à savoir si la Birmanie a violé et viole encore la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les juges n’ont néanmoins pas tergiversé, comme l’on pouvait s’y attendre de cette cour chargée de régler les conflits diplomatiques entre Etats.

Aucun conflit n’opposait jusque-là la Birmanie à la Gambie, dont les relations sont quasi inexistantes. Mais le petit pays d’Afrique de l’Ouest avait, au nom des cinquante-sept membres de l’Organisation de la coopération islamique (CIJ) et soutenu par les Pays-Bas et le Canada, saisi la cour en novembre pour violation de la Convention sur le génocide par la Birmanie. En sortant du palais de la Paix à La Haye, où siège la CIJ, le ministre de la justice gambien, Abubacarr Tambadou, a salué « une journée historique, non seulement pour le droit international et pour la communauté internationale, mais surtout pour les Rohingya ».

Prévenir toute atteinte

Car les juges ont ordonné à la Birmanie de prévenir tout crime contre les quelque six cent mille Rohingya qui se trouvent toujours sur son territoire. Des crimes qui pourraient être constitutifs d’un génocide s’ils étaient commis dans l’intention de détruire la minorité musulmane. Ils ordonnent donc au pouvoir birman de prévenir tout meurtre, toute atteinte grave à l’intégrité physique et mentale des membres de la minorité musulmane rohingya, d’empêcher « la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle », dont « les mesures visant à entraver les naissances ».

Dans un pays où le pouvoir civil reste confronté à la puissance de l’armée, les juges ont demandé au gouvernement « de veiller » à ce que ni l’armée ni des groupes armés qui lui seraient affiliés ne participent, « n’incitent directement et publiquement » et « ne se livrent à une tentative de génocide ». L’Etat devra aussi préserver les preuves d’éventuels crimes, pour de futurs procès. La cour, qui ne dispose pas de moyens coercitifs pour faire appliquer ses décisions, a néanmoins ordonné à la Birmanie de faire rapport dans les quatre mois, puis tous les six mois, afin de détailler les mesures prises pour protéger la population rohingya.

POUR LES MAGISTRATS, REFUSER À UNE COMMUNAUTÉ LE DROIT D’EXISTER « BOULEVERSE LA CONSCIENCE HUMAINE, INFLIGE UNE GRANDE PERTE À L’HUMANITÉ ».

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En sortant de la CIJ, la délégation birmane n’a fait aucun commentaire. Il faut dire que les juges ont rejeté un à un les arguments avancés par le Prix Nobel de la paix 1991 Aung San Suu Kyi. La dirigeante birmane était venue en personne à La Haye défendre son pays lors d’audiences organisées début décembre. Elle avait plaidé la complexité de la situation dans l’Etat de l’Arakan, et évoqué un conflit armé interne. Epinglant légèrement l’armée, Aung San Suu Kyi avait concédé des crimes de guerre, et affirmé que leurs auteurs devraient être jugés. Or, pour les juges, même si l’existence d’un tel conflit armé était avérée, cela ne pourrait justifier la violence et la gravité des crimes, ont-ils dit en substance, soulignant que depuis l’indépendance les Rohingya ont été déclarés apatrides et privés de leurs droits.

Les magistrats ont aussi rejeté les arguments d’Aung San Suu Kyi selon lesquels des initiatives en faveur de la réconciliation sont en cours. Des mesures pas « suffisantes en elles-mêmes pour écarter la possibilité que soient commis » des crimes irréparables, ont répondu les juges, qui ont sanctionné l’absence de « mesure concrète visant à reconnaître et à garantir le droit des Rohingya d’exister en tant que groupe protégé au titre de la Convention sur le génocide ».

Un avertissement

Les juges se sont fondés sur plusieurs missions d’enquête des Nations unies ainsi que sur des décisions de l’Assemblée générale, documents déposés par la Gambie. Alors que beaucoup s’interrogeaient sur l’initiative de Banjul, qui n’est pas directement impliqué dans le drame des Rohingya, les juges ont rappelé que la Convention sur le génocide obligeait les Etats – tous les Etats – à agir.

Selon ces juges, de dix-sept nationalités différentes, la Convention sur le génocide, adoptée après la seconde guerre mondiale et l’extermination des juifs, a été rédigée « dans un but humain et civilisateur ». Pour les magistrats, refuser à une communauté le droit d’exister « bouleverse la conscience humaine, inflige une grande perte à l’humanité » et est « contraire à la loi morale ainsi qu’à l’esprit des Nations unies ».

La décision doit désormais être transmise au Conseil de sécurité des Nations unies. Pour Grant Shubin, directeur juridique adjoint du Global Justice Center, « il n’est pas certain que le Conseil prenne des mesures, notamment en raison de l’opposition de la Chine », alliée de la Birmanie, « mais une telle décision constitue un avertissement pour la Birmanie, indiquant que la communauté internationale regarde ».

Quelques jours avant la décision de la cour, le président chinois, Xi Jinping, avait effectué une visite d’Etat en Birmanie, une première pour un dirigeant chinois depuis dix-neuf ans. Pour Parampreet Singh, de Human Rights Watch, « les gouvernements et les organisations des Nations unies devraient peser pour faire en sorte que l’ordonnance soit appliquée » avant que la CIJ se prononce sur la question de savoir si la Birmanie a commis un génocide. Question qui ne sera pas tranchée avant plusieurs années.

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23 janvier 2020

Récit - Emmanuel Macron en promenade spirituelle sur les lieux saints de Jérusalem-Est

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Par Cédric Pietralunga, Piotr Smolar, Jérusalem, envoyés spéciaux

La visite du président français a été marquée, mercredi, par un léger incident avec des agents de la sécurité israélienne qui le gênaient pour entrer dans l’église Sainte-Anne, territoire français dans la vieille ville.

Vertige délicieux de l’improvisation. Sourire aux lèvres, sans se presser, Emmanuel Macron s’est promené dans la vieille ville de Jérusalem-Est, mercredi 22 janvier. Là où chaque pierre est un contentieux, là où chaque mur dit un conflit, là où le rire pénètre si peu car chacun vit à l’ombre d’un dieu, le président français a décidé de rendre hommage aux trois monothéismes. A sa façon : par sa seule volonté, en bousculant le protocole, en jouant de l’effet de surprise et d’image. L’église du Saint-Sépulcre, puis l’esplanade des Mosquées, et enfin le mur des Lamentations. Autant de sites non prévus au programme. « En ce petit lieu, tant de grands jaillissements ! », a noté le chef de l’Etat. Le message était la promenade en soi, itinérance spirituelle dont chaque étape était une carte postale pour l’histoire. Les mêmes étapes que celles parcourues par Jacques Chirac, en octobre 1996.

Emmanuel Macron aurait pu laisser les lieux parler, se contenter de quelques questions à ses guides successifs. Chrétiens, musulmans et Juifs, ceux-ci lui ont ouvert, chacun à leur tour, le livre de leur histoire. Mais le président a aussi apprécié le bain de foule, les mains tendues, les interpellations, s’arrêtant parfois devant les micros. « Président ! », « Gilets jaunes ! », « Justice pour Sarah Halimi ! » ou « Allez l’OM ! », criaient quelques croyants juifs francophones, au pied du Mur, là où tant de prières murmurées ou muettes sont adressées, un jour ordinaire.

« J’ai voulu marcher librement », a expliqué le président, qui a salué de nombreux commerçants et visiteurs avant de découvrir le Saint-Sépulcre dans le quartier chrétien, accompagné de représentants religieux. Les touristes, éberlués de le croiser, étaient aussi agacés de ne pouvoir accéder au lieu. La police israélienne, elle, maîtresse de cette vieille ville conquise en 1967, a paré au plus pressé, dans ces ruelles si sensibles où aucun débordement n’est toléré.

Mardi soir, dans l’avion, Emmanuel Macron a confirmé à son entourage qu’il souhaitait arpenter la vieille ville. C’est à la mi-journée mercredi, au moment où il se rendait à son rendez-vous avec Benny Gantz, le chef de Bleu et Blanc (opposition), que les détails logistiques furent fixés, précise un conseiller. Une gageure. Les Israéliens n’aiment guère les visites de dignitaires étrangers sur l’esplanade des Mosquées. Quant à la coordination avec le Waqf, la fondation pieuse jordanienne qui gère le troisième lieu saint de l’islam, elle réclame généralement des contacts nourris. Mais que valent les habitudes, lorsqu’on peut les bousculer d’un pas léger ? La police israélienne explique au Monde que la promenade était « planifiée à l’avance », sans détailler. Leurs officiers ont dû s’adapter en permanence, avec une certaine retenue.

En milieu d’après-midi, la seule certitude qu’avaient les suiveurs du président était que l’agenda implosait. Arrivé à pied devant Sainte-Anne, l’un des quatre domaines nationaux français en Terre sainte, Emmanuel Macron, pourtant de tempérament pondéré, s’est mis en colère. Des agents de la sécurité israélienne tentaient de pénétrer en même temps que lui dans le domaine, au mépris de la souveraineté française. Décalque complet, que ne pouvait ignorer le président français, de la colère mémorable de Jacques Chirac, en 1996. A l’époque, les policiers israéliens, qui le serraient de trop près, l’avaient empêché de saluer des commerçants arabes.

« C’est la France ici »

« Je n’aime pas ce que vous avez fait devant moi. Sortez ! », a crié Emmanuel Macron en anglais, pointant du doigt un agent israélien. Quelques heures plus tôt, celui-ci avait déjà tenté d’entrer et avait été refoulé. « S’il vous plaît, respectez les règles établies depuis des siècles, elles ne changeront pas avec moi, je peux vous le dire (…). C’est la France ici, et tout le monde connaît la règle », a ajouté le chef de l’Etat, agacé, tout en remerciant un responsable israélien en civil pour leur « travail merveilleux », précédemment, à partir du Saint-Sépulcre.

A sa sortie du domaine, détendu, M. Macron mène l’essaim autour de lui vers l’entrée réservée aux musulmans sur l’esplanade de Haram el-Cherif, le « noble sanctuaire » qui abrite la mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher. Egalement nommé mont du Temple par les juifs, ce lieu est le plus sensible qui soit au Proche-Orient. Bras dessus, bras dessous avec deux représentants du Waqf, Emmanuel Macron prend le temps de balayer du regard l’esplanade humide, tandis que la voix mélodieuse du muezzin s’élève. « Je ne veux pas déranger l’office », dit le président en anglais, lorsqu’on lui propose de pénétrer dans le dôme. Il le fait néanmoins, le temps d’un bref passage.

Le temps file vite, le plaisir s’étire. Avant de descendre par la passerelle vers le mur des Lamentations, M. Macron organise un stupéfiant conciliabule avec son chef du protocole et Emmanuel Bonne, son conseiller diplomatique. Il y a un problème. Où caser Mahmoud Abbas dans l’agenda bouleversé ? Le président de l’Autorité palestinienne devait recevoir son homologue français à 17 heures, à Ramallah. Il est 18 heures. « On va trouver, on y arrive toujours », lance M. Macron, épanoui dans ce chaos. Mercredi matin, alors ? Abbas n’est pas un lève-tôt. Finalement, un rendez-vous est fixé à 22 h 30.

Au cours de cette longue promenade dans la vieille ville, le député de la 8e circonscription des Français de l’étranger, Meyer Habib, a serré le président de près, aux côtés de Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’éducation nationale, imperturbable même bousculé. Ami personnel de Benyamin Nétanyahou, dont il est le premier avocat en France, M. Habib se maintint en première ligne, essoufflé, ravi ou énervé, haranguant les policiers israéliens qui prétendaient encadrer la marche de M. Macron. Face aux caméras, M. Habib cherchait à se placer juste dans le dos du chef de l’Etat. A l’arrivée devant le mur des Lamentations, il jurait : « ça fait deux heures qu’on est chez les musulmans, on peut rester cinq minutes au Kotel ! »

Cette arithmétique n’intéressait pas Emmanuel Macron. Entraîné par son propre mouvement, se recueillant un bref instant en kippa devant le Mur, il continuait son itinérance vers le site archéologique situé sur le flanc gauche de l’esplanade. Un lieu controversé, chéri par la droite messianique israélienne. Les conseillers du président tentaient de se rassurer, en se disant qu’aucun officiel israélien n’accompagnait M. Macron sous terre pour voir les excavations.

Gestes à l’attention de toutes les communautés

Le dirigeant français avait accompli des gestes à l’attention de toutes les communautés, n’en froissant aucune. Une annonce était destinée aux chrétiens d’Orient : la création d’un fonds voué à aider les écoles tenues par les différentes congrégations, où 400 000 enfants suivent un enseignement en français. « Quand la France aide ces écoles, elle aide aussi à la réconciliation de toutes ces communautés qui parfois pourraient se diviser », a-t-il dit, sur ce sujet prisé par ses opposants de droite.

La puissance des images, au cours de cette journée, fut telle qu’elle écrasa le reste, les rencontres politiques. Sur ce plan, la marge de manœuvre française semblait bien plus restreinte que dans la vieille ville. Pour cette première visite officielle en Israël, le président Macron avait des obligations. Il a rencontré le président israélien, Réouven Rivlin, son hôte à l’occasion du 5e Forum mondial sur l’Holocauste. La lutte contre l’antisémitisme fut au cœur de leur prise de parole publique. Le chef de l’Etat vit aussi Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre en exercice a évoqué la montée en puissance régionale, inquiétante à ses yeux, de l’Iran et de la Turquie, carte à l’appui. M. Macron a réitéré son approche complète sur l’Iran, qui passe par un sauvetage de l’accord sur le nucléaire tout en élargissant la discussion à la sécurité régionale.

Dans un contexte hautement inflammable au Moyen Orient, où le conflit israélo-palestinien est relégué loin dans les priorités, la conversation avec « Bibi » a figé les désaccords, sans surprise. Le premier ministre, inculpé pour « corruption », s’avance vers une troisième élection en un an, en rêvant d’échapper aux poursuites judiciaires. L’heure n’est pas aux gestes d’ouverture. A moins qu’on ne compte la promenade du président français parmi ceux-ci.

23 janvier 2020

Nouveau virus en Chine : avec la mise en quarantaine de Wuhan, la population s’organise

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Par Simon Leplâtre, Shanghaï, correspondance

Epicentre d’un début d’épidémie de coronavirus similaire au SRAS, la ville a été mise en quarantaine jeudi matin.

La ville de Wuhan, épicentre d’un début d’épidémie de coronavirus similaire au SRAS, a été mise en quarantaine jeudi matin, à 10 heures (3 heures en France). La ville compte 11 millions d’habitants, dont une partie sont déjà rentrés dans leurs familles aux quatre coins de la Chine, pour les célébrations du Nouvel An qui débute vendredi 24 janvier.

L’ensemble des moyens de transports publics, trains, avions, et bus et métros, ont été suspendus et les autoroutes menant à la ville ont été coupées. Les habitants ne peuvent plus voyager en dehors de la ville, « sans autorisation spéciale ». Des agences de voyages ont annulé tous les tours jusqu’au 8 février, d’après l’agence officielle Chine Nouvelle. Environ 500 Français résident à Wuhan, qui accueille plusieurs grandes entreprises françaises comme PSA-Peugeot-Citroën, d’après l’ambassade de France. Le nouveau coronavirus a déjà fait dix-sept victimes, et 570 personnes sont infectées en Chine, d’après le dernier décompte officiel, mais une étude de l’Imperial College de Londres estime que le chiffre de 4 000 cas à travers le pays est plus probable.

Couvre-feu

Le centre de commande antivirus de Wuhan a indiqué que la mise en quarantaine de la ville devait « stopper efficacement la diffusion du virus, couper résolument l’épidémie, et garantir la santé et la sécurité du peuple ». Tous les événements publics du Nouvel An lunaire ont été annulés. Il est désormais obligatoire de porter un masque dans tous les lieux publics, d’après Chine nouvelle. Le couvre-feu, annoncé sept heures plus tôt, au milieu de la nuit à Wuhan, a poussé des milliers de passagers vers la gare et l’aéroport de Wuhan espérant quitter la ville.

Mais à 10 heures, des militaires et des policiers ont fermé la gare, d’après les journalistes présents sur place. « Ces mesures fortes vont non seulement contrôler l’épidémie dans leur pays, mais aussi minimiser les risques de diffusion de l’épidémie dans le monde », a commenté mercredi Tedros Adhanom Ghebreyesus, le président de l’Organisation mondiale de la santé. L’OMS qui se rassemblait mercredi, a remis à jeudi soir la décision de déclarer une situation « d’urgence de santé publique », faute d’informations suffisantes.

Dans la ville, beaucoup d’habitants sont en colère contre la réaction tardive des autorités. Il y a moins d’une semaine, samedi 18 janvier, un banquet géant rassemblant 40 000 familles a eu lieu dans le centre-ville… A l’époque le nombre officiel de cas était encore limité à une quarantaine, et la transmission de personne à personne n’avait pas encore été établie, mais d’après un reportage du média chinois Sanlian, les hôpitaux de la ville étaient déjà débordés.

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Le maire de la ville, Zhou Xian Wang, interrogé à ce sujet, a reconnu une erreur, à la télévision publique CCTV : « Nous avons maintenu les célébrations du Nouvel An sur la base des premières informations, indiquant une diffusion du virus très limitée. Les mises en garde du gouvernement ont été insuffisantes », a déclaré l’édile mardi. Mais, en ligne, beaucoup d’internautes accusent son administration d’avoir réagi trop lentement et appellent à sa démission.

Douze autres provinces touchées

« Je suis très inquiète : les officiels locaux sont fous, incompétents », s’emporte Xiaoli, 28 ans, habitante de Wuhan. « Je ne sors pas de chez moi, mais pour moi et mes amis, c’est difficile de convaincre nos parents et grands-parents d’annuler les réunions du Nouvel An. Ma famille ne m’a pas encore répondu à ce sujet », indique la jeune femme. Les hôpitaux de la ville, pris d’assaut, ont mis tout le personnel des autres services à contribution pour répondre à l’épidémie, d’après une source médicale à Wuhan. Dans le reste de la Chine, les villes touchées par le virus s’organisent à leur tour. Au total, douze autres provinces chinoises sont touchées.

A Shanghaï, mercredi matin, des équipes d’agents municipaux nettoyaient les trottoirs au karcher, avec un mélange d’eau et de désinfectant. « On désinfecte toute la ville », précisait, en baissant son masque, une femme, la cinquantaine, bottes aux pieds et couverte d’un poncho en plastique violet. Derrière elle, un petit camion, transportant le liquide, ronronne. On croise trois équipes sur quelques centaines de mètres près de la rue Huahai, dans le centre de la ville.

La veille, des camions sont passés dans certains quartiers, diffusant une fumée blanche, d’après une vidéo postée en ligne. Le soir, dans une station de métro, un employé brique à la javel les écrans tactiles des machines permettant d’acheter les tickets, avant de poser son chiffon humide sur la rambarde de l’escalator. « C’est pour le virus : on doit laver trois fois par jour », explique cet homme lui aussi âgé d’une cinquantaine d’années, avant de se racler la gorge.

Lui n’a pas de masque. Dans le métro, la plupart des usagers en portent un, chirurgical ou à pollution. Une femme, la soixantaine avancée, en porte même deux, l’un sur l’autre. Pas inquiète, mais prudente, dit-elle. Elle fait entièrement confiance au gouvernement pour gérer cette crise. « En 2003, il y a eu des officiels locaux qui ont caché des choses, mais le gouvernement central, non, ils étaient transparents ! Et aujourd’hui encore plus », assure-t-elle. Lors de la crise du SRAS, la Chine avait caché l’existence du virus plus de trois mois, avant d’informer l’OMS, et sa population. L’OMS s’était aussi vu refuser l’accès à la province du Guangdong, l’épicentre de l’épidémie.

22 janvier 2020

A Davos, Donald Trump s’est posé en climatosceptique assumé

Par Sylvie Kauffmann, Davos, Suisse, envoyée spéciale

Le président a fustigé les « prophètes de malheur » qui promettent « l’apocalypse », mardi, devant Greta Thunberg. Il a également livré un discours triomphaliste sur les performances de l’économie américaine.

La grande salle du centre de congrès de Davos (Suisse) était pleine, mardi 21 janvier, pour écouter Donald Trump, mais ce n’est pas à cette assistance-là qu’il s’est adressé. Le discours triomphaliste livré par le président américain ne visait manifestement qu’un seul auditoire, à plus de 6 000 km de là, de l’autre côté de l’Atlantique : son électorat, devant lequel il se représente le 3 novembre. Et plus précisément « les travailleurs », sur lesquels il a affirmé avoir concentré tous les efforts de son premier mandat.

Les organisateurs du Forum économique mondial, eux – et notamment son fondateur, Klaus Schwab, qui se tenait aux côtés de M. Trump – ont eu droit à un camouflet.

Alors que cette 50e édition du Forum de Davos, résolument verdie, a été placée sous le signe de la priorité à la lutte contre le changement climatique, le président américain s’est posé en climatosceptique assumé, fustigeant ouvertement les « prophètes de malheur » qui promettent « l’apocalypse ». Venue l’écouter, Greta Thunberg, la jeune militante écologiste suédoise, a quitté la salle avant la fin du discours parce que, a-t-elle confié plus tard, « elle en avait eu assez ».

Pendant une demi-heure, M. Trump a décrit un pays qu’il a trouvé en ruines en arrivant à la Maison Blanche il y a trois ans, et dont il a fait un paradis, « un geyser d’opportunités » que l’on entend « rugir ». Il s’est lancé dans une longue litanie de chiffres plus mirobolants les uns que les autres sur les créations d’emplois, la baisse du chômage et les hausses de salaires, signes « d’un boom économique comme le monde n’en a jamais connu ».

Un contrepoint médiatique tout à fait opportun

Alors qu’aux Etats-Unis ses rivaux démocrates s’apprêtent à ouvrir la saison des primaires pour choisir leur candidat, le slogan Workers First, « les travailleurs d’abord », a remplacé l’America First de la campagne de 2016 dans la rhétorique du républicain. Et pour ne pas oublier ses électeurs évangéliques, le président a clos son discours par une envolée sur les « grandes cathédrales d’Europe » qui « nous ont appris à poursuivre de grands rêves », sans oublier Notre-Dame de Paris qui renaîtra de ses cendres.

M. Trump n’a en revanche pas dit un mot de la procédure de destitution à son encontre dont le Sénat américain débat cette semaine à Washington ; son déplacement à Davos a permis d’y apporter un contrepoint médiatique tout à fait opportun. Il a d’ailleurs préféré s’abstenir de la traditionnelle séance de questions-réponses qui suit ce type de discours à Davos.

Sur place, les propos du locataire de la Maison Blanche ont été diversement accueillis. Sous le choc, le coprésident des Verts allemands, Robert Habeck, a jugé son intervention « désastreuse pour le multilatéralisme » et pour le message qu’essaie de faire passer le Forum cette année sur l’urgence climatique. « Cela confirme notre problème, a-t-il dit : Il y a des leaders et des économies qui nous précipitent encore plus dans le désastre que nous essayons de combattre. » Pour le leader écologiste, cette attitude montre que les demi-mesures ne peuvent plus suffire.

La directrice de Greenpeace International, Jennifer Morgan, pense, pour sa part, que le président américain « vit sur une autre planète, car il semble penser que le bien-être des Américains est indépendant des limites de notre planète ». Le prix Nobel d’économie Joe Stiglitz a également reproché à Donald Trump d’avoir « totalement évacué » la question climatique ; il a aussi contesté la description « complètement erronée » de ses exploits économiques.

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D’autres patrons et économistes reconnaissent cependant les belles performances de l’économie américaine, même s’ils jugent excessif d’en attribuer le crédit au président actuel. « Ce qui est vrai, commente ainsi l’économiste Kenneth Rogoff, c’est que l’économie va bien. Il est faux de dire qu’elle allait mal quand il est arrivé, mais je crois qu’elle s’en sort mieux que ce que à quoi s’attendaient la majorité des gens ici à Davos. Nous avons eu une bonne décennie, et ces trois ans ont été plutôt meilleurs que prévu. » Tout au plus le secrétaire au trésor, Steven Mnuchin, concède-t-il, au cours d’un débat à Davos, que, compte tenu de la hausse du déficit budgétaire, « il va falloir regarder le taux de croissance des dépenses publiques ».

C’est tout le problème de ceux qui détestent Donald Trump : entre la bonne santé de l’économie des Etats-Unis, la signature de la phase 1 du traité commercial avec Pékin qui permet de faire retomber la tension, celle du traité avec le Mexique et le Canada, et l’assassinat du dirigeant iranien Ghassem Soleimani qui, pour l’instant, ne s’est pas soldé par une escalade, l’hypothèse de sa réélection pour un second mandat en novembre paraît de plus en plus réaliste.

Trump est revenu à Davos « faire son tour de la victoire », résume le politiste Ian Bremmer, car, « quoi qu’il dise sur la mondialisation, il est parfaitement à son aise ici, au milieu de patrons qui sont ravis de ses réductions d’impôts et qui, sur le climat, se sentent beaucoup plus proches de lui que de Greta Thunberg ». Bien sûr, poursuit Ian Bremmer, « il exagère son bilan économique, mais le fait est que les patrons à Davos lui font nettement plus confiance qu’il y a trois ans ». Si le premier ministre britannique Boris Johnson a décidé de bouder Davos parce que, selon Downing Street, sa priorité est de travailler pour le peuple, « pas de boire du champagne avec des milliardaires », le populisme trumpien, lui, est moins regardant.

La tâche était rude pour le vice-premier ministre chinois, Han Zheng, qui a succédé à la tribune au président américain. Comme lui, M. Han a préféré éviter les sujets épineux et n’a donc pas dit un mot de la situation à Hongkong, pas plus qu’il n’a accepté de répondre à des questions. Le dirigeant chinois s’en est prudemment tenu au registre qui avait fait le succès de son maître, le président Xi Jinping, lorsqu’il est venu à Davos en 2017 : promotion de la mondialisation, condamnation du « protectionnisme et de l’unilatéralisme ». Avec, quand même, une pique pour le président des Etats-Unis : « Blâmer la mondialisation économique ne correspond pas aux faits, pas plus que cela n’aide à résoudre les problèmes », a dit M. Han. A Pékin aussi, on doit commencer à se préparer à un deuxième mandat de Donald Trump.

Sylvie Kauffmann (Davos, Suisse, envoyée spéciale)

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Greta Thunberg estime que « rien n’a été fait » pour le climat. Plus tôt dans la matinée, Greta Thunberg avait déploré l’inaction des élites politiques et économiques pour le climat en dépit de tous les discours en faveur de l’environnement. Certes, « le climat et l’environnement sont un sujet d’actualité aujourd’hui », mais « en pratique, rien n’a été fait », « les émissions de CO2 n’ont pas diminué », a-t-elle rappelé devant les grands patrons et des responsables politiques. Ce n’est pourtant pas faute de recevoir de l’attention médiatique, a-t-elle estimé, avec comme une pointe d’amertume. « Je ne peux pas me plaindre de ne pas être écoutée. On m’écoute tout le temps », a dit l’adolescente.

22 janvier 2020

Le point sur le virus apparu en Chine : 9 morts, 440 cas et une vigilance accrue

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D’autres contaminations de cette mystérieuse pneumonie ont été détectés à l’étranger, notamment aux Etats-Unis où le premier a été recensé mardi. Le virus « pourrait muter et se propager plus facilement », ont déclaré mercredi les autorités chinoises

La Chine a annoncé, mercredi 22 janvier, trois nouveaux morts, portant à neuf le nombre de victimes d’un mystérieux virus qui inquiète l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont une réunion d’urgence est programmée ce mercredi.

Ce virus, qui se transmet par les voies respiratoires, « pourrait muter et se propager plus facilement », a indiqué lors d’une conférence de presse le vice-ministre chinois de la commission nationale de la santé, Li Bin.

La souche incriminée est un nouveau type de coronavirus, cousine de celui responsable du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) – un virus hautement contagieux, qui avait tué quelque 650 personnes en Chine continentale et à Hongkong en 2002-2003.

Cette fois-ci, l’origine de ce nouveau coronavirus semble se trouver dans un marché de la ville chinoise de Wuhan, fermé depuis le 1er janvier pour limiter la contagion. « On suppose que la source était des animaux vendus dans ce marché et qu’il y a eu passage chez l’homme », explique le professeur Fontanet, responsable de l’unité d’épidémiologie des maladies émergentes à l’Institut Pasteur à Paris.

Lundi, Zhong Nanshan, un scientifique chinois renommé de la Commission nationale de la santé, a fait savoir à la chaîne de télévision d’Etat CCTV que la transmission par contagion entre personnes était « avérée ». L’OMS estime pour sa part qu’un animal semble être « la source primaire la plus vraisemblable », avec « une transmission limitée d’humain à humain par contact étroit ».

De Bangkok à Hongkong, de Singapour à Sydney, les autorités procèdent à des contrôles systématiques à l’arrivée des vols en provenance des zones à risques.

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440 cas détectés en Chine et déjà neuf morts

La Chine, épicentre de l’épidémie, avait recensé mardi 291 cas confirmés, puis a relevé le bilan à 440, mercredi matin. Près d’un millier de patients sont par ailleurs en observation, selon un communiqué la Commission nationale de la santé, dont l’un des médecins, Wang Guangfa, a déclaré, mardi sur une télévision de Hongkong, qu’il était lui-même infecté par le virus.

De nombreuses régions du pays sont touchées, y compris des mégapoles comme Shanghai et Pékin. Les autorités redoutent que le virus puisse se propager à la faveur des longs congés du Nouvel An chinois, qui commencent vendredi, et donnent lieu chaque année à des centaines de millions de voyages en car, en train ou en avion dans l’ensemble du pays.

Relayant un appel du président Xi Jinping à « enrayer » l’épidémie, Li Bin a annoncé des mesures de prévention telles que ventilation et désinfection dans les aéroports, les gares et les centres commerciaux. Des détecteurs de température pourront également être installés dans les sites très fréquentés. L’isolement des personnes chez qui la maladie a été diagnostiquée est désormais obligatoire et des mesures de quarantaine peuvent être décrétées par les autorités locales.

D’autres cas de cette mystérieuse pneumonie ont été détectés à l’étranger. La région semi-autonome chinoise de Macao a fait mercredi état d’un premier cas. Les autorités ont décelé le virus chez une femme d’affaires de 52 ans qui était arrivée dimanche en train en provenance de la ville voisine de Zhuhai.

« Une série de tests ont montré qu’elle était positive au coronavirus et qu’elle présentait des symptômes de pneumonie », a déclaré aux journalistes le chef du département macanais de la santé, Lei Chin-lon. La secrétaire macanaise aux affaires sociales et à la culture, Ao Ieong Iu, a indiqué que les employés de tous les casinos devraient porter des masques – Macao est la seule zone en Chine où les jeux d’argent sont autorisés –, tandis que toutes les personnes entrant dans la ville en provenance de Chine continentale auraient un questionnaire médical à remplir.

L’individu n’a visité aucun des marchés de Wuhan en Chine ; il a seulement voyagé dans la région. Il est arrivé à l’aéroport de Seattle le 15 janvier par un vol indirect en provenance de Wuhan, et il ne présentait aucun symptôme à l’arrivée. Il a contacté de lui-même les services de santé dimanche après l’apparition de premiers signes de maladie. Un échantillon a permis de confirmer qu’il était bien contaminé par le nouveau virus, mais son état actuel est bon, selon les autorités.

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Avant cela, deux cas avaient été détectés en Thaïlande, un à Taïwan et un au Japon. Les autorités de ces trois pays affirment que les patients s’étaient tous rendus à Wuhan avant leur hospitalisation.

Le virus a également été identifié en Corée du Sud chez une Chinoise de 35 ans arrivée dimanche par avion de Wuhan. Les autorités sanitaires du pays ont révélé qu’elle s’était rendue samedi à l’hôpital de la ville chinoise de la province du Hubei en raison d’un rhume. On lui avait alors prescrit des médicaments avant qu’elle s’envole pour Séoul, où ses symptômes ont été détectés. Elle a été placée en quarantaine.

En Australie, un homme présentant les symptômes du mystérieux virus a été placé à l’isolement à son domicile, a annoncé mardi un média local. L’homme, qui pourrait être le premier cas du pays, est récemment rentré d’un séjour à Wuhan.

Aux Philippines, les autorités cherchent à déterminer la pathologie dont souffre un enfant de 5 ans arrivé le 12 janvier en provenance de Wuhan avec un parent ; il avait de la fièvre et il toussait, selon le ministère philippin de la santé.

A Hongkong, les autorités se disent, elles aussi, en « alerte maximale », alors que le souvenir de l’épidémie de SRAS, qui y avait fait plusieurs centaines de morts en 2002-2003 hante toujours les esprits. « Nous sommes prêts pour le pire. Nous n’avons pas baissé la garde », a déclaré à la presse Matthew Cheung, numéro deux de l’exécutif hongkongais.

Paris et Washington prennent des mesures

Dans le reste du monde, les mesures de prévention se multiplient également. Les Etats-Unis ont annoncé qu’à partir de vendredi ils commenceraient à filtrer les vols en provenance de Wuhan à l’aéroport de San Francisco et à John-F.-Kennedy (New York) – où atterrissent des vols directs de Wuhan –, ainsi qu’à celui de Los Angeles, où sont assurées de nombreuses correspondances. Les passagers seront examinés par les équipes médicales mais pas systématiquement soumis à un prélèvement.

En France, « la vigilance vient d’être déclenchée », a fait savoir lundi Santé publique France au Parisien. Les médecins doivent désormais orienter vers le SAMU ou « un infectiologue référent » toute personne « présentant une infection respiratoire aiguë, quelle que soit sa gravité, ayant voyagé ou séjourné dans la ville de Wuhan en Chine dans les quatorze jours précédant la date de début des signes cliniques ou ayant eu un contact étroit avec une personne tombée malade dans cette ville ».

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22 janvier 2020

Selon Oxfam, la moitié de la population mondiale vit avec moins de 5 dollars par jour

Le rapport annuel de l’ONG britannique dénonce l’accentuation du déséquilibre entre riches et pauvres dans le monde, au détriment notamment des femmes, « en première ligne » des inégalités.

Les milliardaires détiennent désormais plus d’argent que 60 % de l’ensemble de la population de la planète, dénonce, lundi 20 janvier, l’ONG Oxfam dans son rapport annuel sur les inégalités mondiales.

Selon les chiffres de l’organisation britannique – dont la méthodologie s’appuie sur les données publiées par la revue Forbes et la banque Crédit suisse mais reste contestée par certains économistes – les 2 153 milliardaires du globe disposent de plus d’argent que les 4,6 milliards de personnes les plus pauvres. Le document indique que les deux tiers des milliardaires tirent leur richesse d’un héritage, d’une situation de monopole ou encore de népotisme.

Par ailleurs, la fortune des 1 % les plus riches du monde « correspond à plus du double des richesses cumulées » des 6,9 milliards les moins riches, soit 92 % de la population du globe, une concentration qui « dépasse l’entendement », détaille le rapport. Dans le même temps, près de la moitié de la population mondiale, soit près de 3,8 milliards de personnes, vit toujours avec moins de 5 dollars (4,5 euros) par jour.

Payer « leur juste part d’impôts »

« Le fossé entre riches et pauvres ne peut être résolu sans des politiques délibérées de lutte contre les inégalités. Les gouvernements doivent s’assurer que les entreprises et les riches paient leur juste part d’impôts », affirme dans un communiqué Amitabh Behar, responsable d’Oxfam en Inde, et qui représentera l’ONG au Forum économique mondial de Davos (Suisse). Le rapport annuel d’Oxfam est publié juste avant l’ouverture du Forum, mardi.

Ce rendez-vous traditionnel de l’élite économique et politique du globe survient après une année 2019 marquée par de grands mouvements de contestation sociale du Chili au Moyen-Orient, en passant par la France.

« Les inégalités indécentes sont au cœur de fractures et de conflits sociaux partout dans le monde (…) Elles ne sont pas une fatalité [mais] le résultat de politiques (…) qui réduisent la participation des plus riches à l’effort de solidarité par l’impôt, et fragilisent le financement des services publics », insiste de son côté Pauline Leclère, porte-parole d’Oxfam France, également citée dans un communiqué.

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Quarante et un milliardaires français, cinq femmes

Le système économique mondial est particulièrement pénalisant pour les femmes et les filles. « Les femmes sont en première ligne des inégalités à cause d’un système économique qui les discrimine et les cantonne dans les métiers les plus précaires et les moins rémunérés, à commencer par le secteur du soin », insiste Pauline Leclère.

Selon les calculs d’Oxfam, 42 % des femmes dans le monde ne peuvent avoir un métier rémunéré « en raison d’une charge trop importante du travail de soin qu’on leur fait porter dans le cadre privé familial », contre seulement 6 % des hommes.

Or, entre ménage, cuisine et collecte de bois et d’eau dans les pays du Sud, « la valeur monétaire du travail de soin non rémunéré assuré par les femmes âgées de 15 ans ou plus représente au moins 10 800 milliards de dollars chaque année, soit trois fois la valeur du secteur du numérique à l’échelle mondiale », estime l’ONG.

En France, sept milliardaires possèdent plus que les 30 % les plus pauvres, et les 10 % les plus riches des Français concentrent la moitié des richesses du pays, relève par ailleurs Oxfam. L’Hexagone comptait 41 milliardaires en 2019, soit quatre fois plus qu’après la crise financière de 2008 ; sur ces 41 personnes, plus de la moitié ont hérité de leur fortune, et seules cinq sont des femmes. Les milliardaires français sont ceux qui ont vu leur richesse le plus augmenter l’an passé, devant les Américains ou les Chinois.

21 janvier 2020

Économie - L’urgence climatique s’invite à Davos

BLOOMBERG BUSINESSWEEK (NEW YORK)

La lutte contre le dérèglement climatique figure en tête de la liste des priorités établie pour la cinquantième édition du Forum économique mondial qui se tient à Davos, en Suisse, du 21 au 24 janvier. Si les influents participants prenaient ce sujet à bras-le-corps, ils auraient le pouvoir d’infléchir la tendance, estime l’hebdomadaire américain.

Si la neige a recouvert Davos de son blanc-manteau, l’ordre du jour du sommet, lui, s’est mis au vert. L’environnement, et en particulier la lutte contre le dérèglement climatique, se sont imposés comme l’une des priorités de cette [cinquantième] édition du Forum économique mondial, qui se tient comme chaque année en janvier dans la station de sports d’hiver des Alpes suisses.

Voilà un terrain sur lequel il est aisé de critiquer Davos. Ces dernières années, ce sont quelque 1 500 jets privés qui sont venus déposer ici les riches et les puissants de ce monde, qui déboursent chacun 70 000 dollars [plus de 63 000 euros] pour discuter des moyens de réduire l’empreinte carbone de l’humanité. Le risque est donc grand que ce coup de projecteur environnemental qu’entend donner le Forum ne se retourne contre ces grands décideurs qui, vaquant entre le Centre de congrès et le Steigenberger Grandhotel Belvédère, pensent être les seuls à batailler contre la surchauffe planétaire.

Mais ne sous-estimons pas la puissance du verbe, un art dans lequel excellent la femme et l’homme de Davos. Le plus gros obstacle dans la bataille climatique tient aux comportements “profiteurs” – on évite soi-même les contraintes tout en bénéficiant de celles que s’imposent les autres. Or les échanges entre délégués lors des réunions sur le climat organisées à Davos ont le pouvoir d’infléchir la tendance en instaurant, chez eux, un sentiment d’urgence autour de la nécessité d’une action collective. N’est-ce pas d’ailleurs la devise officieuse de la Suisse ? Unus pro omnibus, omnes pro uno, “un pour tous, tous pour un”.

Le climat et la biodiversité en tête des priorités

Si les participants au Forum en repartent convaincus de changer leurs comportements, des améliorations durables et à grande échelle sont possibles – ce sont après tout des personnalités influentes : des Premiers ministres et des chefs d’État, des PDG du monde entier, des présidents d’organisations non gouvernementales, des grands noms du journalisme et une bonne poignée d’artistes en tout genre.

Le sujet figure tout en haut de la liste des six priorités établies pour l’édition 2020 : “Écologie : comment mobiliser les entreprises face aux risques du changement climatique et faire en sorte que les mesures de protection de la biodiversité aillent en profondeur, jusqu’aux racines des forêts et jusqu’au fond des océans.”

Environ 18 % des réunions organisées à Davos cette année sont consacrées au changement climatique et plus largement aux thématiques de l’environnement et du développement durable, contre 13 % en 2010, quand la reprise post-crise de 2008 accaparait les esprits.

Le Forum publiera une feuille de route recensant des objectifs “environnementaux, sociaux et de gouvernance” (ESG) universels, établie par son International Business Council, que dirige le président de Bank of America Brian Moynihan. “Le changement climatique est remonté tout en haut des priorités ces douze derniers mois” confirme Adair Turner, un habitué de Davos, qui présida la Financial Services Authority [l’ancien organisme de régulation du secteur financier britannique].

Une donnée déterminante pour les entreprises

Le 14 janvier, Larry Fink, PDG de BlackRock, le plus important gestionnaire d’actifs au monde, qui passe de temps à autre à Davos, publiait une lettre aux décideurs : il y prend acte que “le changement climatique est devenu une donnée déterminante pour les perspectives des entreprises à long terme”. Le lendemain, le Forum économique mondial rendait public son Rapport sur les risques mondiaux, dans lequel les menaces liées au climat et à l’environnement raflent pour la toute première fois les cinq premières places par leur degré de probabilité.

Pourquoi maintenant ? Notamment parce que l’enjeu s’est fait plus pressant. Malgré les progrès des véhicules électriques et des énergies renouvelables, la planète continue de se réchauffer.

Mais c’est aussi que les organisateurs du Forum semblent être arrivés à la conclusion que pour en finir avec les comportements profiteurs, il faut amener les entreprises, les États et la société civile à agir de concert. Le Britannique Adair Turner résume :

L’homme de Davos n’est pas réputé pour son humilité, mais sur le climat, le sentiment général est qu’une relation plus symbiotique est nécessaire entre le monde des affaires et le monde politique.”

Les habitués de Davos auront bien du mal à contrer ceux qui les taxent d’hypocrisie. La plupart sont incontestablement des nantis ; or, le niveau de vie est proportionnel à la production de gaz à effet de serre. Selon [une étude parue en 2015 et menée par] Oxfam, dans le monde, les 10 % les plus riches émettent 60 fois plus de gaz à effet de serre que les 10 % les plus pauvres. “Comment les élites représentées à Davos peuvent-elles convaincre les gens ordinaires de faire des sacrifices au nom de la lutte contre le changement climatique ?” s’interroge Anatol Lieven, professeur à la Georgetown University au Qatar et auteur de Climate Change and the Nation State [“Le changement climatique et l’État nation”, inédit en français].

Fini les gobelets en plastique

Sensible à la question, l’équipe du Forum économique mondial s’efforce de rendre le sommet lui-même respectueux de l’environnement – autant que peut l’être une rencontre organisée dans les Alpes en janvier. Il est déconseillé de recourir aux jets privés et aux contenants en plastique à usage unique, et des panneaux solaires et installations de chauffage géothermique ont été mis en place.

Depuis 2017, le forum compense 100 % de ses émissions, y compris celles des voyages aériens, assurent les organisateurs. L’année dernière, le programme de compensation a notamment financé des fourneaux de cuisine à meilleur rendement énergétique en Chine, en Inde, au Mali et en Afrique du Sud, et des installations au biogaz pour des fermes suisses. Dans les assiettes, à l’occasion du “Future Food Wednesday” (mercredi de l’alimentation de demain), le menu sera “riche en protéines mais sans viande ni poisson”.

Autant d’efforts qui, au fond, ne vont guère au-delà du symbole : le fardeau de la lutte contre le dérèglement climatique pèse bien, pour l’essentiel, sur les épaules des pauvres et des classes ouvrières, analyse une étude de Deutsche Bank qui sera présentée [ces prochains jours] à Davos. Ces populations consacrent en effet une plus grande part de leur revenu aux combustibles fossiles et sont donc plus durement touchées lorsque existe une fiscalité écologique dissuasive, soulignent ces travaux. En 2018 en France, les “gilets jaunes” ont ainsi contraint Emmanuel Macron à renoncer à une hausse des taxes sur les carburants.

Pour autant, les décideurs réunis à Davos ne sont pas pour ralentir le rythme des réformes. Si les pauvres paient un tribut disproportionné à la lutte contre le changement climatique, ce sont aussi eux qui en pâtissent le plus lourdement, entre inondations, incendies, chutes des récoltes et autres catastrophes.

Une sortie des énergies fossiles exigée “tout de suite”

Cette année, le Forum a de nouveau convié la militante Greta Thunberg. Cette fois, la Suédoise de 17 ans vient accompagnée d’une petite armée de lycéens habitués des grèves pour le climat et d’autres militants venus du monde entier pour exiger une sortie complète et immédiate des énergies fossiles. “Nous ne demandons pas que cela soit fait en 2050, en 2030, ni même en 2021 : nous l’exigeons maintenant, tout de suite”, précisait une lettre ouverte signée par 21 d’entre eux et publiée dans le quotidien britannique The Guardian le 10 janvier.

Ce qui va trop loin pour certains est trop timoré pour d’autres. Il s’agit à Davos de trouver un consensus à travers le dialogue et le débat. Sauf qu’en matière de lutte contre le changement climatique, les décideurs mondiaux n’ont le soutien garanti d’aucun camp.

21 janvier 2020

Le Forum de Davos ouvre dans un climat électrique

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Par Isabelle Chaperon, Davos, Suisse, envoyée spéciale

Une trentaine de chefs d’Etat ou de gouvernement, de nombreux patrons et des défenseurs de la cause climatique se croiseront à partir de mardi dans les Alpes Suisses pour la 50e édition du grand raout économique mondial.

Forum économique mondial, 50e prise : silence, on tourne. A partir de mardi 21 janvier, dirigeants politiques, chefs d’entreprise, leaders d’ONG ou jeunes entrepreneurs sociaux et même une star de Bollywood – au total 3 000 participants – convergent, et ce jusqu’à vendredi, vers la station de Davos dans les Alpes suisses à l’invitation de Klaus Schwab ; cet économiste d’origine allemande avait lancé en 1971 ces rencontres au sommet pour inciter au dialogue européen d’abord, puis mondial.

Une trentaine de chefs d’Etat ou de gouvernement, dont la chancelière allemande Angela Merkel et Han Zheng, le vice-premier ministre chinois, sont attendus.

La tête d’affiche, le président américain Donald Trump doit prendre la parole dès mardi, quelques heures avant que ne débute, aux Etats-Unis, son procès pour destitution. Une façon pour le locataire de la Maison Blanche, qui emmène dans ses bagages sa fille Ivanka et son gendre Jared Kushner, de montrer le peu de cas qu’il fait de cette mise en cause. Il y a deux ans, lors de sa première visite, il avait tenu un discours musclé qui préfigurait la mise en œuvre d’une politique protectionniste, ayant crispé les relations commerciales avec la Chine et l’Union européenne (UE). Ces dernières semaines, M. Trump, qui vise sa réélection en novembre, a joué l’apaisement avec Pékin.

Il doit rencontrer à Davos Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. Ils aborderont notamment le conflit concernant la taxe sur les acteurs du numérique. De son côté, Bruno Le Maire, le ministre français de l’économie et des finances, négociera avec son homologue américain, sachant que Washington a menacé, en rétorsion, de taxer les importations de vins français aux Etats-Unis. Emmanuel Macron et son homologue américains sont déjà tombés d’accord, dimanche, pour prolonger les discussions sur ce dossier jusqu’à la fin de l’année.

Le retour de Greta Thunberg

Mais Davos, c’est surtout le rassemblement des patrons, de Google à Astra Zeneca, avec une concentration de richesse inégalée au mètre cube de neige. Selon l’agence Bloomberg, 119 milliardaires, américains, indiens ou russes, défileront durant cette édition, pesant ensemble quelque 500 milliards de dollars (450 milliards d’euros). De quoi susciter la méfiance des opinions publiques et les critiques récurrentes d’une collusion des élites sous les doudounes.

Pour éviter l’entre-soi, M. Schwab prend soin depuis l’origine d’inviter des ONG et autres activistes sociaux ou environnementaux. En contrepoint d’un président américain qui a dénoncé l’Accord de Paris, la grande vedette de Davos 2020 promet d’être Greta Thunberg, avec la lutte contre le dérèglement climatique en thème dominant. Pour sa première participation en 2019, la jeune Suédoise avait appelé les leaders mondiaux à agir « comme si notre maison était en feu ».

« Agissez pour le climat » : le ton était donné pour les premiers arrivants lundi, à travers cette injonction inscrite en lettres géantes – en anglais – au flanc de la montagne enneigée. Des centaines de militants marchant depuis samedi vers la station transformée en bunker pointent comme « une farce » ces débats pour sauver la planète menés au milieu d’un ballet de jets privés, d’hélicoptères et de grosses berlines.

Mais d’autres défenseurs de l’environnement ont choisi une approche collaborative. Bertrand Piccard, président de Solar Impulse, qui a fait le tour du monde dans un avion sans carburant, et Ellen MacArthur, l’ancienne navigatrice britannique, aiguillonnent ainsi les entreprises pour élaborer des solutions pérennes afin de favoriser l’économie circulaire, la transition énergétique…

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Pessimisme des chefs d’entreprise

« Le développement durable est sur l’agenda de tous les patrons. Bien souvent, les technologies existent. Ce qui manque ce sont les écosystèmes, c’est-à-dire des clients, des fournisseurs, les autorités et les financiers pour pouvoir lancer de gros investissements, explique Ilham Kadri, directrice générale du chimiste belge Solvay, A Davos, tout le monde est là, y compris les ONG avec qui nous collaborons. C’est très important d’échanger tous ensemble quand on veut promouvoir la circularité et rendre une terre plus propre à nos enfants. »

De son côté, le groupe américain BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs mondial, s’est engagé juste avant Davos à placer le développement durable au cœur de sa stratégie d’investissement. Ces promesses se transformeront-elles en actes, surtout dans un contexte économique incertain ?

Car, selon le sondage réalisé par le cabinet PwC entre septembre et octobre 2019 auprès de 1 600 patrons dans 83 pays, et présenté comme chaque année à la veille du Forum économique mondial, 53 % des dirigeants d’entreprises interrogés (contre 29 % il y a un an) pensent que l’économie mondiale va se détériorer sur les douze prochains mois.

« Notre baromètre a montré que le sentiment des chefs d’entreprise sur les perspectives à douze mois était très corrélé avec le niveau futur de la croissance mondiale, souligne Bernard Gainnier, président de PwC pour la France et l’Afrique francophone. Pour nous, cet indicateur laisse présager une croissance de 2,4 % à 2,5 % en 2020. » Autrement dit en ligne avec les prévisions de la Banque mondiale (+ 2,5 %) mais loin de celles du Fonds monétaire international, même si ce dernier a abaissé lundi de + 3,4 % à + 3,3 % son pronostic.

Le pessimisme des patrons concernant les perspectives de croissance de leur propre entreprise s’affiche même au plus bas niveau depuis 2009 : ce moral en berne laisse-t-il entrevoir l’imminence d’une crise économique ?

Retour aux sources

« Je ne pense pas. Les patrons sont préoccupés par la façon dont il faut prendre en compte les changements technologiques qui s’accélèrent, l’urgence climatique et les conséquences de la montée des inégalités sociales et économiques », précise M. Gainnier.

Finalement, les thématiques du 50e Forum économique ne sont pas si différentes de celles du premier opus qui s’était tenu peu avant la crise pétrolière. Très vite, le risque d’épuisement des ressources naturelles avait été abordé. Davos n’a pas résolu les problèmes du monde mais il les a bien vus venir. La fameuse montagne qui inspira l’écrivain Thomas Mann n’est sans doute pas si magique.

20 janvier 2020

Les forêts d’Australie pourront-elles se regénérer après les immenses incendies ?

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Cette capacité des forêts australiennes est connue de longue date, mais l’intensité et la fréquence grandissante des incendies fait craindre pour la biodiversité.

Par Charlotte Chabas  

Australie, une saison des feux dévastatrice

Une trentaine de morts, des territoires dévastés, la faune et la flore durablement affectées… Quelle est la situation en Australie ? Comment l’expliquer ? Comment réagissent les autorités ? Posez vos questions à nos journalistes et à des experts, et retrouvez nos grands récits, nos vidéos et nos décryptages.

Entre les troncs calcinés qui s’enchevêtrent, sur une terre devenue noir de jais, quelques toupets vert anis surgissent soudain, droits vers le ciel. Il n’aura fallu que quelques dizaines de jours et quelques millimètres de pluie pour que Kulnura, petite bourgade à moins de 100 kilomètres au nord de Sydney, voit le retour des Xanthorrhoea, ces plantes endémiques australiennes longtemps utilisées comme colle par les aborigènes. Leur photographie, immortalisée par un riverain, a apporté une touche d’espoir dans un pays qui subit depuis septembre les pires incendies de son histoire moderne avec plus de huit millions d’hectares brûlés en quatre mois.

Le pouvoir de régénération des forêts australiennes est pourtant connu de longue date, tant le feu fait partie des cycles saisonniers de la gigantesque île australe. La majeure partie de son territoire, notamment sa côte Est, est couverte par les eucalyptus, ces arbres qui se sont adaptés pour survivre, et même prospérer, en cas de feux. Tout est fait pour : les feuilles qui, en tombant, forment un épais tapis inflammable, les bandes sous son écorce qui facilitent le chemin du feu jusqu’à la couronne de l’arbre, l’huile combustible contenue dans son tronc, et la canopée clairsemée qui permet de laisser passer le vent pour transmettre le feu d’un arbre à l’autre et projeter des braises le plus loin possible. « L’eucalyptus provoque même de la vapeur qui fait de lui un pyrophyte actif, qui favorise les départs de feu », souligne Rod Fensham, biologiste à l’université du Queensland.

Pourquoi un tel attrait pour les flammes qui le carbonisent ? Les eucalyptus disposent à leur racine d’organes souterrains qui assurent la survie du végétal. Surtout, ses graines prospèrent sur les sols riches en cendres, contrairement aux autres essences. Le feu permet ainsi au célèbre arbre à reflets bleus d’assurer sa suprématie sur le règne végétal.

« Plus il y a de feux, plus il y aura d’eucalyptus », résume David Phalen, professeur du département vétérinaire de l’université de Sydney et spécialiste de la biodiversité australienne. Une équation qui avait valu au Portugal, après les terribles incendies de 2017, de proposer une loi pour « interdire jusqu’en 2030 toute nouvelle plantation d’eucalyptus, qui occupent aujourd’hui plus d’un quart des surfaces boisées du pays, et sont particulièrement invasifs et dotés d’un feuillage sec très inflammable ».

Car, outre incarner le cauchemar des pompiers, l’eucalyptus menace la biodiversité des forêts. « A force d’incendies, surtout s’ils sont de plus en plus fréquents, on risque de se retrouver avec seulement quelques variétés suffisamment résistantes pour avoir le temps de repousser », confirme Rodney Keenan, spécialiste des forêts à l’université de Melbourne.

Ces inquiétudes pour le patrimoine végétal de l’Australie sont d’autant plus importantes que les incendies qui font rage cette année dans le pays sont d’une violence inédite. « Plus l’environnement est sévèrement brûlé, plus cela prendra du temps à la végétation de se régénérer, confirme Rod Fensham. En général, les feux de brousse laissent des parcelles épargnées à partir desquelles la repousse se fait. Mais cette fois, on voit des zones complètement détruites sur des centaines de kilomètres carrés. Ça va forcément ralentir le processus. »

37 extinctions en trente ans

Le risque ? Que des espèces invasives plus rapides à la repousse fleurissent en lieu et place des boronias, eremophilas soyeux, astralagus ou des très rares orchidées solaires à pointes sombres. Selon les biologistes, l’Australie abrite quelque 24 000 plantes endémiques et 250 000 espèces de champignons.

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Déjà, certaines variétés importées par l’homme ont mis à mal l’équilibre ancestral des forêts australiennes. En 2011, une équipe de chercheurs du Centre de protection des forêts tropicales du nord du Queensland avait ainsi travaillé sur la lantana camara, cette plante introduite par les colons au XIXe siècle pour ses si jolies grappes fleuris allant du jaune citron au grenat le plus profond. Sauf que cette vivace originaire d’Amérique du Sud, très craintive au gel, a trouvé en Australie un terrain de jeu inestimable. Présente dans plus des trois quarts du territoire australien, la lanta camara « contribue à augmenter la fréquence et l’intensité des feux dans les forêts australiennes », soulignait l’étude, pointant notamment sa formation en buissons boisés très secs qui favorise le feu, et sa grande vivacité à repousser sur les sols carbonisés. Une célérité qui vaut au végétal d’être classé parmi les cent espèces les plus nuisibles par l’Union internationale pour la conservation de la nature. Selon le gouvernement australien, 37 variétés endémiques ont disparu en trente ans.

Les forêts humides menacées

« Mais le pire est surtout à craindre du côté des forêts tropicales », prévient Rod Fensham, de l’université du Queensland. Début janvier, son séjour dans le parc national de Forty Mile Scrub a confirmé ses inquiétudes. La partie humide de la forêt, d’ordinaire résistante aux pires incendies, a entièrement brûlé. « Le feu a atteint une flore qu’on a longtemps cru inatteignable par les flammes, avec son feuillage très dense qui forme une canopée épaisse, préserve les sols de l’évaporation et empêche le vent de s’engouffrer », reprend le biologiste. Quel âge avaient ces arbres ? « Ils étaient là depuis toujours », se désole le spécialiste, qui parle de « patrimoine irremplaçable ».

La sécheresse qui touche cette année l’île a été d’une telle intensité qu’elle a atteint même les plus anciennes forêts humides datant du Gondwana, ce supercontinent qui s’est fracturé voilà 30 millions d’années pour créer l’Australie. Si l’étendue des dégâts n’est pas encore connue — plusieurs centaines de feux sont encore actifs dans la Nouvelle-Galles du Sud malgré des pluies ces derniers jours — un travail de recensement est déjà en cours par satellite. « Ce qui est sûr, c’est que des digues de forêts humides ont cédé dans de nombreuses régions, et tout l’écosystème qui l’accompagne », prévient David Phalen, de l’université de Sydney.

Dans la presse australienne, le professeur David Lindenmayer, qui travaille à Canberra, se disait ainsi particulièrement préoccupé pour la région montagneuse du nord-est de l’Etat de Victoria. Là, « l’intervalle de retour du feu devrait être d’environ cent ans ». Pourtant, la région a été touchée par d’intenses feux en 1939, 1983, et 2009. « Le nombre de feux et leur fréquence nous montrent que le régime des incendies est en train de changer », affirme le spécialiste de la biodiversité, qui y voit « les conséquences directes du réchauffement climatique ».

Comment assurer à l’avenir la protection de cette flore unique au monde ? Pour les biologistes, des opérations d’ensemençage, menées à grande échelle, pourraient permettre de réduire le risque d’extinctions en série. Surtout, il faudra mieux entretenir ces forêts, et peut-être « créer des zones de protection autour des forêts humides, préservées de toute culture ou habitations résidentielles, où l’on mènera des feux tactiques », souligne Rod Fensham. Une mesure impopulaire parmi la population, notamment parce qu’elle crée d’importantes fumées étouffantes. « Si on veut protéger l’environnement, il va falloir que l’homme accepte de modifier ses habitudes, et cesser de s’implanter n’importe où comme bon lui semble. »

19 janvier 2020

AUSTRALIE - « Ces incendies seront notre Tchernobyl climatique »

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Reportage

« Ces incendies seront notre Tchernobyl climatique » : récit d’une semaine dans l’enfer des feux australiens

Par Christophe Ayad, Adaminaby, Mallacoota, Cobargo, Sydney, [Australie], envoyé spécial

Depuis septembre, le pays brûle. Vingt-huit personnes sont mortes, les pertes de faune et de flore sont incommensurables, et la population oscille entre désespoir et colère.

La fin du monde sera grise. Grise comme le ciel de Melbourne, de Canberra ou de Sydney, obscurci par la fumée des incendies. Elle sera rouge aussi, comme le soleil australien qui semble ne plus savoir distinguer le jour de la nuit. Elle sera noire, enfin, comme les forêts ravagées par les incendies qui brûlent sans discontinuer depuis des semaines, voire des mois et pour encore des semaines, voire des mois.

Ces incendies, qui ont détruit 80 000 km2 de forêts (la taille de l’Irlande) depuis septembre, ont causé jusqu’à présent la mort de 28 personnes et détruit 2 000 habitations et propriétés. Un bilan humain et matériel relativement faible par comparaison avec les surfaces ravagées, qui représentent plus de trois fois celles qui ont brûlé l’été dernier au Brésil, et dix fois celles de Californie en 2018. La perte pour la biodiversité est incommensurable : plus d’un milliard d’animaux auraient péri dans les incendies ; plus de 80 % de la forêt d’eucalyptus des montagnes Bleues aurait disparu, 50 % de la forêt tropicale de Gondwana. L’île Kangourou, refuge de la principale colonie de koalas sains (l’espèce est fragilisée par une maladie provoquant la cécité), est à moitié détruite.

Les incendies en Australie ont déclenché une vague de solidarité sans précédent mais aussi beaucoup d’indignation. Récit d’une semaine dans un pays meurtri, choqué, partagé entre la honte et la colère.

Peur sur les Snowy Mountains

Vendredi 10 janvier, alerte rouge sur les Snowy Mountains, dans le sud-ouest de la Nouvelle-Galles du Sud. Les prévisions météo sont très mauvaises : grosse chaleur (de 30 °C à 40 °C) et vents violents. Tout est réuni pour un nouveau week-end catastrophique. Mais cette fois, les autorités ont pris les devants, la radio ne cesse de marteler : « Prenez vos dispositions pour défendre votre maison, ou alors partez maintenant ! Quand le feu sera là, il sera trop tard. »

C’est toujours le même dilemme : rester – et risquer de perdre la vie si les choses tournent mal – ou partir – et risquer de perdre sa maison, faute d’avoir été là pour éteindre les départs de feu. Face aux flammes, il y a deux catégories d’Australiens : ceux qui restent défendre leur maison et ceux qui partent. Sans qu’aucun groupe ne blâme l’autre. Dans ce pays grand comme un continent, bâti par des colons et des pionniers, c’est à chacun de se prendre en main. Même les pompiers sont volontaires. Ici, on n’attend pas grand-chose de l’Etat.

En fait, il n’y a plus grand monde à évacuer en ce vendredi de fournaise. La plupart des touristes avaient déserté la région le samedi 4 janvier, lorsque les flammes s’étaient dangereusement déjà rapprochées du village d’Adaminaby (60 km au sud-est de Canberra), au pied des Alpes australiennes. Ceux qui sont restés sont les fermiers du coin et les habitants qui vivent ici à l’année.

Les résidences secondaires sont vides, tout comme le village de vacances, déserté. La saison estivale est finie pour ce village de montagne en lisière des parcs nationaux de Namadgi et du Kosciuszko, qui abrite le plus haut sommet du pays (mont Kosciuszko, 2 228 m). Cet immense ensemble de parcs nationaux forme le deuxième poumon de la Nouvelle-Galles du Sud, avec les montagnes Bleues, à l’ouest de Sydney.

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Abrogation de la taxe carbone

C’est le branle-bas de combat au local des pompiers, tous volontaires, d’Adaminaby. Les hommes du Rural Fire Service (RFS) ont reçu des renforts de toute la région, jusqu’à Sydney. Casquettes et pantalons bleus, chemises jaunes, les hommes, de tous âges, arborent un écusson à l’effigie de leur unité d’origine. Mais un quidam attire l’attention plus que les autres. Les oreilles décollées, le teint couperosé par la forte chaleur, la bouche en accent circonflexe, les orbites profondément enfoncées, il n’y a pas de doute, c’est Tony Abbott, premier ministre de 2013 à 2015 et chef de file des climatosceptiques du Parti libéral d’Australie (conservateur, au pouvoir).

Pendant son court passage au pouvoir, il avait abrogé la taxe carbone, réduit les investissements publics dans les énergies renouvelables de 70 %, supprimé le ministère des sciences, l’Autorité du changement climatique et la Commission pour le climat. Il avait aussi autorisé le rejet dans la Grande Barrière de corail des déchets de dragage d’un port, destiné à l’exportation du charbon.

La presse locale tente sa chance, mais il décline au nom du respect dû à ses collègues pompiers : « Je ne suis qu’un parmi d’autres, ici. » A 62 ans, Abbott n’est pas pompier volontaire pour la galerie. Il est fréquent de le croiser sur des incendies. Au Monde, il accorde trois minutes et deux questions, « parce que vous êtes venus de loin » :

« L’Australie est-elle entrée dans une nouvelle ère où les catastrophes climatiques vont faire partie du quotidien ?

– Ces incendies sont exceptionnels en Nouvelle-Galles du Sud, oui, mais, au niveau national, je ne dirais pas que l’Australie traverse une situation exceptionnelle. Elle a toujours été sujette à la sécheresse, aux incendies et aux inondations, c’est dans notre histoire.

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– Le gouvernement ne doit-il pas changer d’approche après cette saison catastrophique d’incendies ?

– Si vous voulez m’amener sur le terrain du changement climatique, je vous répondrai que toutes les enquêtes sur le phénomène des incendies ont montré que le paramètre essentiel était une meilleure gestion des résidus combustibles en milieu forestier. On s’en occupe pendant un temps, puis la négligence l’emporte. »

L’important est dans le non-dit, entre les lignes : le réchauffement n’est pas une réalité, la sécheresse est une fatalité, s’il faut changer quelque chose, c’est l’entretien des forêts, pas la politique du pays en matière d’émissions de carbone.

Le capitaine local des pompiers fait un dernier briefing : « Attention, ce sera une très longue journée. Vous aurez sûrement l’impression qu’il ne se passe rien, mais les conditions vont changer avec le vent et tout peut rapidement tourner mal. Gardez à l’esprit que vous êtes dans une région montagneuse. Le feu peut sauter de crête en crête, vous risquez alors de vous retrouver isolés dans une vallée. »

Dernière vérification des fréquences radio et des pointeurs GPS. Il est midi, le vent se lève. Abbott embarque dans son camion et disparaît dans la montagne. Sur l’application Fires near me, que tous les Australiens ont téléchargée sur leur téléphone, les icônes bleues (feu sous contrôle) passent les unes après les autres au jaune (foyer actif et en mouvement). Quand elles deviennent rouges, c’est qu’il s’agit d’un feu virulent et incontrôlé.

En face de la caserne, Linda n’est pas tranquille. La vieille dame sort de chez elle jeter un coup d’œil à l’horizon devenu soudain flou. On ne voit déjà plus les sommets environnants, noyés dans une fumée diffuse. « Le problème, c’est cette sécheresse terrible qui dure depuis trois ans. Tout le paysage est comme une allumette. Un rien peut l’embraser. » Mais elle non plus ne croit pas au réchauffement climatique : « C’est la nature, cela a toujours été comme ça. D’ailleurs, le climat change sans cesse, ça ne veut rien dire le changement climatique. Il faudrait construire plus de barrages, c’est tout. »

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Elle n’a « pas confiance dans les politiciens pour régler les problèmes. Ils sont incompétents. Les fermiers, eux, savent ce qu’il faut faire. » Ironie du sort, Adaminaby est déjà bordé par un grand lac de barrage, destiné à fournir de l’électricité et de l’eau aux éleveurs de bétail. Mais le niveau de l’eau est tellement bas qu’il ne suffit plus aux besoins de la région.

Zak, le jeune mécanicien de la station-service, a lui aussi son idée sur la question des incendies : « Le changement climatique, c’est un cycle : sécheresse, incendies, inondations, c’est normal. Les derniers grands incendies dans la région remontent à 2003, la boucle est bouclée. Mais ce qui se passe en ce moment est la faute des écologistes : ils interdisent toute intervention dans les parcs nationaux au nom de la préservation des espèces. Je le sais bien, j’ai grandi à Tumut, en bordure d’un parc national. Avant, on brûlait régulièrement les résidus forestiers et les Aborigènes faisaient ça avant nous. On devrait s’inspirer d’eux. Mais le lobby écologiste interdit tout. »

C’EST PARADOXALEMENT À LA CAMPAGNE QUE L’ON RENCONTRE LE PLUS DE CLIMATOSCEPTIQUES

Lorsqu’on lui fait remarquer que les Verts ne sont pas dans la coalition au pouvoir, il explique d’un air entendu qu’ils sont « une minorité qui a beaucoup d’influence ». C’est une opinion pourtant souvent entendue et partagée dans le bush et chez les fermiers. Quant à la technique du brûlis, le réchauffement climatique, justement, la rend trop périlleuse à mettre en œuvre, au risque de déclencher des feux majeurs.

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Dans cette partie du pays, c’est paradoxalement à la campagne que l’on rencontre le plus de climatosceptiques, même si la sécheresse persistante de ces dernières années a fait évoluer les mentalités des agriculteurs. Les arbres de la campagne autour d’Adaminaby sont tellement secs qu’on les croirait calcinés avant même que le feu les touche. Certains s’effondrent d’eux-mêmes sous leur propre poids, leurs racines ne les retenant même plus au sol.

Le climatoscepticisme est largement partagé chez les pompiers également. La vision du monde de Tony Abbott correspond bien à la philosophie prométhéenne propre aux combattants du feu : l’homme et la nature se sont toujours combattus, souvent il gagne, parfois il perd. C’est sur cette foi que s’est construit le pays depuis l’arrivée du premier contingent de peuplement européen, le 26 janvier 1788, et il est très difficile de faire évoluer un mythe fondateur.

« QUAND J’ENTENDS LES GENS COMME TONY ABBOTT PARLER DE FATALITÉ, JE SUIS FURIEUX. EVIDEMMENT QUE LE CLIMAT SE RÉCHAUFFE »

PETER FOGERTY, RETRAITÉ

Au fur et à mesure que la journée avance, la fumée se fait de plus en plus épaisse. Mais le front des feux est difficile à discerner. Un hélicoptère et deux avions tournent dans le ciel sans qu’il soit possible de les voir. La caserne de Shannons Flat, quelques kilomètres plus à l’est, est à la pointe avancée du dispositif anti-incendie.

Le capitaine Bob Killip jongle entre son talkie-walkie, son portable, une carte détaillée et un tableau des opérations en cours. « C’est une région de hameaux et de fermes isolées. Nous nous concentrons sur la protection des biens, des animaux et des personnes, nous n’avons pas les moyens d’empêcher le feu de brûler la forêt. Notre second objectif, c’est d’empêcher que le feu s’étende au Territoire de la capitale australienne. » Canberra, la capitale fédérale, forme en effet une région autonome. Gravement affectée par les incendies de 2003, elle est, cette année, soumise à des fumées toxiques.

A ses côtés, Peter Fogerty, un retraité installé dans la région, a préféré passer la journée avec les pompiers que chez lui. « Je suis trop exposé. La semaine dernière, ma propriété a échappé aux flammes par miracle. Nous étions littéralement bombardés par les braises. Le feu allait gagner ma maison quand la température a soudain chuté et la pluie s’est déclarée. Quand j’entends les gens comme Tony Abbott parler de fatalité, je suis furieux. Evidemment que le climat se réchauffe, il n’y a aucun doute là-dessus et nous en sommes grandement responsables. Ici, on voyait de la neige sur les sommets trois mois par an il y a vingt ans. Maintenant c’est dix jours, grand maximum. »

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La discussion s’engage sur les incendies : chacun a son diagnostic, sa solution au problème. Un peu comme les Français et le vin, ou la politique. Un pompier plaide pour la réduction des parcs nationaux protégés : « Ce sont des bombes à retardement que nous avons fabriquées nous-mêmes par amour idéalisé de la nature et par pingrerie, en refusant de payer pour les entretenir. » Un autre pompier est de l’avis contraire : seules les forêts, selon lui, nous sauveront du réchauffement.

Pendant ce temps, le vent retombe peu à peu, l’incendie restera contenu, du moins de ce côté du parc national du Kosciuszko car, côté occidental, à cheval entre l’Etat de Nouvelle-Galles du Sud et celui de Victoria, deux foyers ont fusionné pour former un « méga feu ». Le feu, finalement, on le rencontrera le lendemain, sur une route isolée au sud de Bombala, à une centaine de kilomètres au sud d’Adaminaby. C’est un bushfire typique, un feu de broussaille en train de dégénérer. Pour le contenir, les pompiers allument un contre-feu.

« On ne peut pas éteindre ce genre d’incendie, explique le capitaine de pompiers Max Stewart. Pour les combattre, il faut les contenir, délimiter un périmètre. On le fait soit en traçant des tranchées dans la forêt au bulldozer, soit en allumant des contre-feux qui éliminent le “carburant” de l’incendie alentour. » Après avoir pris quelques photographies, l’un de ses hobbys, il contemple son œuvre avec mélancolie : « Invoquer les pratiques des Aborigènes, c’est de la pensée magique. Ce pays est composé essentiellement d’urbains. Dans les années à venir, nous allons devoir totalement repenser notre approche et nos priorités. Il va falloir consacrer de l’argent et des moyens à nos forêts. Notre survie en dépend. »

Désolation à Mallacoota

Mallacoota, à l’extrémité sud-est du pays, ne se trouve qu’à 60 km de Bombala. Mais la route forestière est coupée. Il faut remonter au nord, rejoindre la côte et la longer vers le sud en passant par Eden. Cette station balnéaire porte aujourd’hui mal son nom. Elle est le dernier arrêt avant l’enfer. Quelques kilomètres au sud d’Eden, en effet, la route est fermée. Il suffit de contourner le panneau d’interdiction en faisant un signe entendu pour passer, mais presque personne ne s’y risque dans un pays où les gens sont plutôt respectueux des règles et des interdits.

Le long de l’autoroute des Princes, presque tout a brûlé. La forêt qui recouvre toute la région jusqu’à Mallacoota a flambé comme une allumette. Les arbres sont toujours debout, tels des cierges noircis vacillant sur leur base. Un souffle pourrait les renverser. On traverse cette cathédrale lugubre le souffle coupé et la gorge serrée. De temps à autre, un arbre s’abat dans un amas de cendres. L’armée et les services forestiers ont entrepris de raser tous ceux restés encore debout de part et d’autre de la route pour éviter les accidents. Par endroits, il a fallu entièrement refaire le bitume, qui a fondu.

A l’approche de Mallacoota, le feu semble avoir été encore plus intense. Une épaisse couche de cendres tapisse le sol, comme de la poussière lunaire. Parfois, une portion de deux ou trois kilomètres de prairie a été épargnée. On aperçoit des fermes intactes entourées de forêt calcinée. Même les étendues d’eau semblent mortes.

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Mallacoota est la « ville martyre » de cette vague estivale d’incendies. Le 31 décembre, le mur de flammes qui a dévalé vers la baie dans un grondement d’avion au décollage a contraint touristes et habitants, paniqués, à se rassembler sur la plage pour échapper au danger. Cette même plage sur laquelle la marine de guerre australienne a envoyé des barges semblables à celles déployées en Normandie pendant la seconde guerre mondiale pour embarquer ceux désirant quitter la ville dans les jours suivants.

L’image n’est pas anodine dans l’imaginaire australien. La plage symbolise la douceur de vivre de ce pays, où le sport et le culte du corps tiennent lieu de culture nationale. Elle est aussi la porte d’entrée de cette île-continent : c’est là qu’ont débarqué les colons européens. C’est au nom d’une nouvelle « invasion » fantasmée du pays que le gouvernement de Tony Abbott avait mis en place l’opération « Frontières souveraines » (aussi appelée « Stopper les bateaux ») visant à empêcher toute arrivée de migrants par la mer. Cette évacuation de quelque 1 500 résidents de Mallacoota par la mer, c’est un peu comme si l’Australie moderne refermait la boucle de son histoire : ses occupants, arrivés par la mer, y sont comme rejetés par les incendies qu’ils ont contribué à allumer.

« Qui va vouloir venir en vacances ici ? »

« Les médias racontent que c’était le chaos et la panique, ce n’est pas vrai du tout, s’insurge Carla Todd, une professeure de sport en vacances avec son mari et ses deux filles. Les trois évacuations se sont passées dans le calme et la sérénité. » Malgré l’asthme de sa fille cadette, malgré les conditions de vie difficiles et la fumée permanente qui l’oblige à porter un masque filtrant, Carla Todd a tenu à rester sur place jusqu’au mardi 14 janvier, par solidarité avec les habitants et par amour pour cette région où elle revient chaque année depuis son enfance.

Mallacoota est un site sans pareil. Entouré de forêts, le village est bordé par un lac d’un côté et la mer de l’autre. Plus d’une centaine de maisons y ont brûlé. C’est beaucoup à l’échelle d’une toute petite communauté. Certains quartiers ont été comme bombardés : une maison sur deux y est détruite par les flammes. Surtout, il n’y a aucun espoir que le paysage retrouve rapidement la même apparence. « Je ne sais pas qui va vouloir venir en vacances ici désormais », se désole Grant Cockburn, 57 ans, loueur de bateaux.

Son équipement est intact, mais c’est en janvier qu’il effectuait d’habitude 25 % de son chiffre d’affaires annuel. « J’espère juste que les habitués vont continuer à nous soutenir. C’est ce qu’ils pourraient faire de mieux. » Mais il se doute que l’avenir sera sombre : « Quand la pluie reviendra, toute la cendre va partir dans le lac, qui sera pollué et perdra ses poissons. Où que je regarde, je ne vois pas de solution. » L’océan gronde non loin de là, indifférent aux arbres calcinés qui s’étendent jusqu’au bord de son rivage.

L’économie du pays affectée

Le gouvernement a annoncé un plan d’urgence de 2 milliards de dollars australiens (1,2 milliard d’euros) mais il y a de grandes chances que cette somme soit largement insuffisante. Jamais l’économie du pays n’avait été touchée à une telle échelle. Cette fois-ci, le secteur agricole n’est pas le seul affecté. A Mallacoota, outre le tourisme, la principale source d’emplois est l’usine de conditionnement d’ormeaux, un mollusque local. Elle a entièrement brûlé.

Pour le moment, l’aide d’urgence garantit 1 000 dollars australiens (620 euros) par adulte à ceux qui ont perdu un proche ou leur domicile, ou encore ont été gravement blessés, et 400 par enfant. Une indemnité de perte d’activité qui peut monter jusqu’à treize semaines de revenus est prévue, mais elle ne suffira probablement pas.

Une aide de 50 millions a aussi été débloquée pour la sauvegarde de la faune en danger, la moitié pour mener une étude complète des besoins et l’autre pour envoyer des premiers secours. Mais, là aussi, il faudra beaucoup plus pour sauver les animaux qui peuvent l’être alors que les évaluations des scientifiques locaux font désormais état d’un milliard d’animaux morts dans les incendies. Mallacoota est un bon exemple. La ville est parsemée de panneaux jaunes mettant en garde les automobilistes sur la présence de koalas. C’était en effet l’une des rares villes d’Australie où l’on pouvait croiser cet animal, particulièrement craintif, en pleine localité.

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« Un vrai crève-cœur »

Jack Bruce, un jeune ingénieur de 31 ans revenu d’Europe au pays pour les vacances de Noël, a entrepris avec deux autres personnes de recueillir les koalas blessés par le feu. « C’est un vrai crève-cœur, raconte-t-il. J’en ai trouvé des dizaines de morts des suites de leurs brûlures dans le petit bois derrière la maison de mon père. Ceux qui ont survécu ne savent pas où aller pour se nourrir, leur environnement naturel a complètement disparu. »

Les eucalyptus sont calcinés et n’ont plus de feuilles sur des dizaines de kilomètres à la ronde. Mardi, il a relâché Dora, une jeune femelle recueillie le 1er janvier, dans un rare bosquet d’arbres intacts. L’animal, particulièrement traumatisé, a été soigné par un groupe de vétérinaires dépêchés par les autorités par hélicoptère. « Nous avons sauvé 70 koalas à ce jour, se réjouit Jack. Mais ce qui est rageant, c’est que nous sommes seuls à chercher. Les gardes forestiers sont occupés à déblayer les routes et ne nous aident pas. »

A ce jour, Mallacoota reste coupée de Melbourne, la capitale de l’Etat de Victoria, auquel elle est rattachée. Vers le nord, en direction de Sydney, les autorités organisent des convois accompagnés pour permettre à ceux qui veulent partir de quitter la ville. Après l’adrénaline des premiers jours qui ont suivi la catastrophe, la ville est guettée par une forme de dépression. Ses habitants réalisent qu’un retour à la normale prendra des années.

Que le paysage ne sera peut-être plus jamais le même. Les médias qui défilent, les rumeurs de pillage des propriétés abandonnées mettent les nerfs à vif. Les routes coupées engendrent un syndrome d’enfermement. L’arrivée de la pluie est accueillie avec soulagement après des jours passés dans une fumée étouffante. Mais les pompiers mettent désormais en garde contre les glissements de terrain ou la pollution des sols et des retenues d’eau.

Après la solidarité des premiers jours face à l’adversité, quand il fallait partager la nourriture, l’eau potable et les générateurs d’électricité, les différends commencent à réapparaître. Tony ne décolère pas. L’homme, qui se décrit comme un « activiste », est connu dans le coin : « Ils me détestent ici parce que je les empêche de faire leurs petites affaires en rond. On m’a menacé de mort parce que je protestais contre la destruction d’un bois destinée à dégager une vue sur la mer pour les golfeurs. Il n’y a que l’argent qui les préoccupe. D’ailleurs, le jour de l’incendie, si on a perdu autant de maisons, c’est parce que les pompiers étaient occupés à sauver les touristes. Nous sommes une ville de 1 000 habitants et nous accueillons 7 000 touristes sans aucun plan contre les incendies. C’est fou. »

Cette partie de la côte australienne est en effet de plus en plus urbanisée. Il y a peu, il a fallu détruire à l’explosif une partie des rochers bordant la plage de Mallacoota pour installer une rampe d’accès destinée aux bateaux de plaisance. Depuis l’incendie, Tony héberge son meilleur ami, dont la maison héritée l’année dernière de son père a brûlé dans l’incendie : « Je dois frapper en entrant chez moi pour savoir si je ne dérange pas », rigole-t-il amèrement, avant de repartir avec son chien en promenade.

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Solidarité à Cobargo

Comme Mallacoota, Cobargo, à une centaine de kilomètres plus au nord, est un village à part. Y cohabitent des fermiers traditionnels et une communauté hippie punk attirée par le grand air, un festival de musique, une vie bon marché et une ambiance sans façons. Plusieurs artistes et musiciens se sont installés dans le coin, ainsi que des retraités venus de Sydney et de Canberra, souvent des intellectuels de gauche. Un mélange de Normandie et de Larzac avec, en prime, la mer à 10 km. L’incendie qui a frappé la ville entre Noël et le Nouvel An a mis en exergue sa singularité. Dès le lendemain, des bénévoles locaux ont installé un camp de secours pour ceux ayant perdu leur logis sur un terrain communal. Alfredo La Caprara, dit « Alfie », un descendant d’immigrants siciliens, le gère de main de maître. Il a l’habitude : il est aussi l’organisateur du festival folk local.

C’est là, juste devant ce centre, que Cobargo est devenu célèbre. Le premier ministre, Scott Morrison, y a effectué, jeudi 2 janvier, une visite mouvementée qui a tourné au désastre. Violemment critiqué pour son absence – il était en vacances à Hawaï avec sa famille – lorsque les incendies ont pris une tournure dramatique avant Noël, en frappant les villes de la côte sud-est en pleine saison estivale, celui que le public surnomme « Scomo » a saisi l’invitation lancée par Tony Allen, ancien maire et vieux militant local du Parti libéral (conservateur, au pouvoir), sa formation. Tony Allen est un fermier à l’ancienne, qui élève quelques centaines de vaches laitières. Il pensait bien faire en offrant à son leader une occasion de se rattraper sur le terrain. Aujourd’hui, il ne veut pas s’étendre sur l’incident : « Je regrette ce qui s’est passé. Mais c’est fini, maintenant, il faut regarder vers l’avenir ».

L’incident ? En fait, la visite a tourné au fiasco. D’abord, Morrison a rencontré un pompier qui lui disait être épuisé après avoir travaillé quarante-huit heures sans manger et avoir perdu sa ferme. « Bon, ben vous avez à faire, je ne vous retiens pas ! », lui a répondu le premier ministre, en lui tapotant l’épaule. Morrison, qui vient du monde du marketing, est ensuite arrivé vers les habitants avec un grand sourire : « Comment allez-vous ? » Quand une jeune femme, Zoey, lui dit « Je ne vous serrerai pas la main si vous ne nous envoyez pas plus de secours », il lui tourne le dos. Il attrape la main d’un pompier qui retire la sienne. Enfin, il est pris à partie par un couple de punks du coin, Johnny et Danielle, qui lui crient : « Où étiez-vous quand nous avions besoin de vous ? Pourquoi n’avions-nous que quatre camions de pompiers pour défendre toute cette région ? »

La vidéo, d’à peine une minute et demie, a plus fait pour détruire la réputation de « Scomo » que des années d’inaction. Il y apparaît comme un leader sans charisme, sans empathie, un homme dépassé. Il n’a pas arrangé son cas en se félicitant que les incendies n’aient tué personne lors d’une visite éclair sur l’île Kangourou, alors que deux pompiers locaux avaient perdu la vie. Morrison est, de fait, un leader de compromis entre les durs du Parti libéral, dirigés par Tony Abbott, et les progressistes, longtemps incarnés par Malcolm Turnbull.

En 2015, Turnbull a renversé Abbott dans un putsch interne, puis, en 2018, c’est Abbott qui a défait Turnbull. Scott Morrison s’est retrouvé premier ministre par défaut. A la surprise générale, il a remporté les législatives l’année suivante, et le voilà leader d’un parti sans tête, Turnbull ayant quitté la vie politique et Abbott ayant perdu son siège de député. Il n’est pas climatosceptique comme Abbott, mais suffisamment probusiness pour laisser les coudées franches au lobby du charbon, qui est à l’Australie ce qu’est le nucléaire à la France.

Tout en promettant de réduire les émissions carbone du pays, il freine toute législation dans ce sens et passe son temps à ergoter sur les quotas de réduction agréés à Paris lors de la COP21, en 2015, en voulant y inclure des crédits carbone remontant au protocole de Kyoto (1997). En revanche, il réprime durement le mouvement Stop Adani, qui s’oppose au projet de plus grande mine de charbon du monde à Carmichael, dans le Queensland.

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Cette visite désastreuse à Cobargo a fait chuter Morrison dans les sondages, où il a perdu 9 points, passant de 43 % à 52 % d’opinions défavorables en un mois. Il a dû reconnaître « avoir fait des erreurs » et promettre de « faire plus pour réduire les émissions [carbone] », mais sans dire quand ni comment. En revanche, elle a donné aux habitants de Cobargo une forme d’énergie et de fierté qui leur sert de moteur jusqu’à ce jour. Lorsque, deux jours après la visite du premier ministre, la police est arrivée pour demander que les sinistrés installés dans le refuge de Cobargo aillent rejoindre le centre mis en place par les autorités à Bega, 30 km plus au sud, pas un habitant n’a accepté de bouger.

« Pas question de fermer notre refuge, s’exclame un habitant. Ici, il y a de la solidarité, de l’entraide, tout le monde se connaît et se tient les coudes malgré les divergences. » Le vice-premier ministre, Michael McCormack, en visite de rattrapage à Cobargo quelques jours plus tard, a reçu le même accueil que « Scomo » et la police, mais sans caméras. « Au moins, notre clash a servi à nous situer sur la carte de l’Australie et du monde », rigole Danielle, l’ex-juriste qui avait pris Morrison à partie. Il est vrai que, depuis, les donations en faveur de Cobargo ont fait un bond spectaculaire.

Cagnotte Facebook

L’entrepôt de Cobargo déborde de nourriture, de vêtements arrivant tous les jours par camions. « Tous ces dons, c’est contre-productif, ça coule le commerce local, soupire Seona, une humanitaire bénévole. Ce dont les gens ont vraiment besoin, c’est d’argent liquide. » Cobargo est devenu un tel symbole que les villages alentour, parfois plus détruits mais moins connus, comme Mogo, en souffrent. C’est aussi le cas de Quaama, à 5 km plus au sud, mais qui n’a pas la chance d’être sur la route principale. Peu importe, donner à Cobargo, c’est afficher son appartenance à la nation. C’est peu ou prou ce qu’explique candidement Jasmeet Singh, responsable d’une organisation caritative sikh, Turbans for Australia : « C’est important que nous soyons présents dans ces circonstances. Et j’espère que cela changera le regard de certains sur nous. »

Au niveau national, Celeste Barber, comédienne et humoriste, a déclenché une avalanche de dons en ouvrant une cagnotte Facebook qui a récolté quelque 50 millions de dollars australiens depuis le 2 janvier. Depuis, tout le monde s’y est mis. Dans les commerces, des troncs servent à recueillir les dons. Le capitaine de l’équipe nationale de cricket a mis sa casquette aux enchères : elle est partie pour un million de dollars. Des stars du tennis présentes en vue de l’Open d’Australie prévu à Melbourne la semaine prochaine ont versé les recettes d’un match de gala, etc.

Mélange de kermesse et de veillée funèbre

Cette solidarité se traduit au quotidien par le fait qu’il n’y a presque plus de sans-logis dans le centre de secours de Cobargo. La plupart se sont installés chez des amis ou de la famille. « Mais il faut voir comment cela va se passer dans plusieurs mois, s’inquiète Siona. Avec le temps et la promiscuité, des tensions risquent d’apparaître. Il y a aussi ceux qui n’avaient pas les moyens d’assurer leur maison. Il y en a plus qu’on ne le croit, c’est une région où le revenu moyen représente un tiers de celui à Sydney [la capitale économique du pays, à 350 km au nord]. Ceux-là ont vraiment tout perdu. » Et il y a ceux qui savent aussi qu’au village voisin de Tathra seules cinq maisons sur les soixante-dix qui avaient brûlé en mars 2018 ont été reconstruites.

Dimanche 12 janvier, le pub de Cobargo organisait un grand barbecue pour que les habitants puissent se retrouver pour la première fois depuis les incendies. C’était un mélange de kermesse et de veillée funèbre, un moment d’une infinie tendresse où l’on se touche, s’embrasse et se donne l’accolade, les yeux humides et la voix étranglée. Chacun avait besoin de parler, de raconter sa frayeur, le crève-cœur des vaches blessées qu’il a fallu achever d’une balle dans la tête puis enterrer dans une tranchée creusée au bulldozer, le lait répandu par terre car il n’y a plus les moyens de le stocker, les vignes brûlées sur leurs ceps et les raisins réduits à la taille d’une tête d’épingle, le cri des koalas et des kangourous blessés à mort par les flammes.

Il y a ceux qui ont perdu leur maison mais conservé leur outil de travail, et il y a le contraire. Il y a aussi cet aveu étonnant de franchise de Paul : « J’ai passé quatre nuits dans un centre de secours à Bega. Il y avait tout le confort possible, et depuis je peux imaginer ce que c’était d’être un réfugié coincé dans un camp de rétention à Manus, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, pendant deux ans, sans savoir de quoi sera fait le lendemain, sans aucune prise sur son destin. » Surtout, il y a un père et son fils, avalés par les flammes dans la vallée de Wandella. Et ce troisième mort, qui n’est toujours pas nommé. On se touche, comme pour se persuader que l’on est bien vivant. On a bu, chanté et dansé.

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Le seul politicien autorisé à prendre la parole est Andrew Constance, élu dans la circonscription de Bega. C’est un libéral, du même parti que Morrison, mais qui a gagné le respect en défendant sa maison la lance à incendie à la main. « Nous avons été abandonnés à nous-mêmes », se plaint un pompier. « Vive la République indépendante de Cobargo », s’exclame le patron du pub. Constance évite le piège de la polémique, déplacée ce jour-là. Mais, dans les médias, il n’a pas eu de mots assez durs pour le leadership défaillant du premier ministre. Il représente l’avenir d’un parti sclérosé et décrédibilisé par la crise des incendies ; il ne serait pas étonnant qu’il perce à l’avenir sur la scène nationale. C’est en effet au sein du Parti libéral, au pouvoir pour les trois années et demie à venir, que vont se dessiner les évolutions des politiques menées. Scott Morrison paraît pour le moins forcé de faire des concessions tant sa situation est fragile.

Colère à Sydney

Mercredi 15 janvier, il est 18 heures sur le célèbre quai circulaire du port de Sydney. Une petite foule est rassemblée devant l’ancienne Maison de la douane, bâtie en 1845. Le célèbre opéra, dont le toit en forme de voiles est devenu l’emblème de la ville, n’est pas loin : samedi, à la nuit tombée, on y a projeté des images de pompiers pour rendre hommage aux héros de tout un pays. Ce mercredi, l’heure n’est pas aux hommages mais à la colère. L’association des Etudiants pour la justice climatique a appelé à un rassemblement destiné à dénoncer les choix procharbon du gouvernement. Avec le mouvement Stop Adani et Extinction Rebellion, ils sont en pointe de la mobilisation locale. « Fuck Scott Morrison », s’époumone un lycéen sous les yeux des passants goguenards.

La foule n’est pas au rendez-vous : 200 personnes tout au plus. Le timing n’est pas bon : une manifestation a déjà rassemblé quelque 30 000 personnes, vendredi 10 janvier. Un grand meeting est prévu le dimanche 26, jour de la fête nationale. « Le pays est encore en vacances scolaires et, ici, on ne manifeste pas facilement comme chez vous les Français », justifie Lilly, une organisatrice, avec un mélange d’ironie et d’envie. Mais la manifestation a beau être de faible ampleur, elle s’inscrit dans un contexte d’agitation permanente. Les autorités, particulièrement nerveuses, poursuivent systématiquement les activistes d’Extinction Rebellion et de Stop Adani lorsqu’ils s’en prennent à des investisseurs locaux ou étrangers comme l’allemand Siemens, partenaire du projet minier Adani. Lilly, qui a été arrêtée en octobre et a passé vingt-huit heures en garde à vue, s’apprête à être inculpée.

Ce mercredi, les banderoles évoquent pêle-mêle les koalas, le lobby du charbon et Rupert Murdoch, le magnat australien des médias. Ses titres et chaînes de télé sont accusés de délibérément exagérer le nombre d’incendiaires arrêtés pour minimiser le rôle du réchauffement climatique, auquel il ne croit pas. Quant au premier ministre, « Scomo », son surnom a été transformé en « Smoko », un jeu de mot mélangeant son acronyme et le mot « smoke » (« fumée »).

L’Open d’Australie de tennis

Le sujet n’est pas pris à la légère. L’une des principales nouveautés de cette vague d’incendies sans précédent est la fumée qui a envahi les grandes villes depuis des semaines. Une vieille dame est morte peu après le réveillon pour insuffisance respiratoire à Canberra. Autre cas, celui de Courtney Partridge-McLennan, une adolescente décédée en novembre d’une crise d’asthme à Glen Innes, entre Sydney et Brisbane. Partout les urgences respiratoires sont débordées, et le port de masque filtrant est devenu chose courante dans les rues. Mais quand on fait remarquer aux Australiens que leurs mégapoles sont plus polluées que Pékin ou Shanghaï, ils marquent un instant de stupéfaction.

Le grand sujet du moment est l’Open d’Australie de tennis, prévu du 20 janvier au 2 février à Melbourne. Pourra-t-il se tenir normalement alors que les qualifications, mardi 14 janvier, ont vu une joueuse contrainte d’abandonner, au bord de l’asphyxie ? La gestion du problème par le directeur du tournoi n’a rien à envier à celle du premier ministre : nous avons suivi l’avis des experts, tout va bien, circulez, il n’y a rien à voir ! Dans un pays où le sport tient lieu de culture, l’enjeu n’est pas mince. L’honneur national est en jeu.

Or, depuis que la question des incendies est devenue un enjeu médiatique international, une gêne transparaît. Celle qui consiste à être désignés comme les gardiens négligents d’un des plus beaux conservatoires de la nature mondiale. « Nous n’en pouvons plus d’être représentés par des élus climatosceptiques sur la BBC ou sur Fox News, explique Alex, comptable. Ces gens font passer les Australiens pour des clowns ou des arriérés. Or, nous sommes un pays riche et développé, nous devrions montrer l’exemple, même si cela ne suffirait pas à changer l’avenir de la planète. Nous avons besoin d’une perspective, de croire en l’avenir. »

Croisé dans le quartier d’affaires de Sydney, Alex regarde avec sympathie les manifestants, même s’il n’est pas question pour lui de participer à une telle action. Question de culture et d’éducation. Les étudiants, accompagnés par un imposant cordon policier, effectuent un bref sit-in devant le siège d’AGL Energy, au 200 George Street, qui participe au projet Adani.

australie feux

La « tyrannie du carbone »

« Je suis optimiste, ajoute Alex. Les choses bougent, le secteur des affaires va prendre en main la question sans attendre le gouvernement. » Vœu pieux ? Il est vrai que plus grand monde, même la centrale patronale, n’ose publiquement mettre en doute le réchauffement climatique. Emma, par exemple, qui rentre de son jogging dans le quartier d’affaires : « C’est un problème compliqué, je n’ai pas d’avis car je ne suis pas spécialiste », esquive-t-elle quand on lui demande son avis sur la manifestation.

Signe des temps, Tony Abbott a perdu son siège de député aux élections générales de mai 2019 face à une candidate indépendante, une sportive ayant fait campagne sur le thème du climat et de l’environnement. Abbott a perdu, certes, mais Morrison et son parti ont gagné en faisant campagne pour les baisses d’impôt face au travailliste Bill Shorten, qui promettait de réduire les émissions de carbone et d’accélérer la transition énergétique… sans supprimer d’emplois dans l’industrie du charbon. Finalement, les électeurs ont choisi de ne pas payer « the bill » (« la facture »), obéissant au jeu de mot des libéraux, qui leur enjoignaient de ne pas régler la facture tout en rejetant les travaillistes.

Lilly, elle, ne fait confiance à aucune force politique représentée au Parlement pour mettre fin à la « tyrannie du carbone », pas même les Verts. Pour sa génération, c’est dans la rue que se décident les choses, pas sur la scène politique, corrompue par essence. « Ces incendies seront notre Tchernobyl climatique, prédit le grand écrivain Richard Flanagan, interrogé par Le Monde. Dans cinq ans, l’Australie sera soit un leader mondial dans la lutte contre le réchauffement, soit une dystopie autoritaire que ses dirigeants obligeront au suicide. » Rien de moins.

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