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Reportage - En Algérie, le réveil de la génération anti-Bouteflika

Par Ali Ezhar

Qui sont-ils, ces jeunes, modestes ou aisés, sans travail ou actifs, qui font vaciller le système politique algérien depuis plusieurs semaines ? D’Oran à Annaba en passant par Alger ou Tizi Ouzou, « Le Monde » est allé à leur rencontre.

Il commande un « café jetable », un serré comme toujours. Il y verse plusieurs cuillères de sucre et commence à le savourer. « Chez nous, tout est sucré, il n’y a que la vie qui est amère », lâche Youssef, 22 ans. Pourtant, nous ne lui avons pas demandé de commenter l’actualité, pas même d’évoquer son quotidien. Mais c’est ainsi : les Algériens ont le sens de la métaphore, l’art du jeu de mots. Ce vendredi, ce jeune Oranais sans diplôme ni emploi vient de marcher avec des milliers d’autres personnes en entonnant un slogan devenu depuis un mois l’autre hymne national : « Makach elkhamssa ya Bouteflika » (« Pas de cinquième mandat Bouteflika »). Il s’accorde une pause-café au comptoir, le temps de fumer une garo (une cigarette), et le voici qui file déjà rejoindre ses compagnons de manif, enroulés dans des drapeaux verts et rouges. En route vers le boulevard Emir-Abdelkader, ils parleront de tout et de rien, de filles et de politique surtout.

D’Oran à Annaba en passant par Alger ou Tizi Ouzou, qui sont-ils, ces jeunes, modestes ou aisés, sans travail ou actifs, qui ont fait vaciller le pouvoir en quelques semaines ? Leur premier point commun est peut-être d’aimer l’Algérie. Ils en parlent avec une dévotion démesurée, un amour irrationnel tant ce pays leur « a fait du mal », comme le concède l’un d’eux. « Mais nous n’en avons pas un autre de rechange », ajoute un autre.

Mahdi, lui aussi oranais, a bien failli échanger le sien contre la France. Après y avoir passé deux ans, il est rentré au bled en 2014. De l’autre côté de la Méditerranée, il éprouvait comme un manque. « Je me voyais vivre ici, en Algérie, à construire quelque chose, et pourquoi pas générer de l’emploi », raconte cet ingénieur qui travaille dans le tourisme local. Mais quand il a vu son pays « régresser d’une manière phénoménale », il s’est mis à regretter « à 80 % » le choix du retour. « Et encore, heureusement que je ne suis pas une femme, je n’aurais pas été libre », ajoute-t-il.

Le pouvoir de l’homme invisible

Près de lui, ses amis l’écoutent en silence. Il y a là Hind, 25 ans, une architecte d’une extrême timidité ; la grande Lina, 20 ans, qui rêve de devenir universitaire, comme sa mère ; Amine, un doctorant en gestion d’entreprise. Ils boivent un thé au Casino de Canastel, un complexe touristique défraîchi posé sur les hauteurs de la cité, avec vue sur les falaises oranaises. Un lieu vénéré aussi par les couples, libres de s’y prendre la main en paix. Amine comprend Mahdi : « On est tous un peu perdus », lâche-t-il. Mais les deux autres, Hind et Lina, se veulent moins pessimistes, rappelant que les récentes manifestations sont la promesse d’un espoir de changement. Mahdi ne cherche qu’à être convaincu. En les écoutant discuter ainsi, on se demande si ces étudiants ont vraiment conscience d’avoir ouvert une nouvelle voie à l’Algérie.

Ces jeunes d’une vingtaine d’années n’ont connu qu’un président, sa « clique » et le système corrompu qu’ils incarnent. « Connaître » est un bien grand mot… Ces six dernières années, depuis qu’il a été victime d’un AVC, Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, au pouvoir depuis 1999, n’est plus qu’un vieillard malade « que même la mort ne veut pas », apparaissant devant le peuple en fauteuil roulant, ceinture bouclée, ne s’exprimant qu’à coups de missives reprises par les médias publics. Certains ont même oublié sa voix.

Pourquoi avoir attendu si longtemps pour le pousser à se retirer ? A les entendre, le déclic date du 9 février, à Alger, lorsque les dirigeants du FLN ont annoncé la candidature du patriarche à la prochaine élection présidentielle (alors prévue le 18 avril), en présentant un… cadre à l’effigie de M. Bouteflika. « L’humiliation » de trop. L’ultime hogra, un terme signifiant à la fois « mépris », « injustice » et « misère ».

Dans ce pays dont plus de la moitié de la population (42 millions d’habitants) a moins de 30 ans, le pouvoir a pensé durant des décennies que la jeunesse était coincée entre la Méditerranée, le Sahara, la zetla (le cannabis) et la prière. Il la croyait désorganisée, dénuée de sens politique, trop occupée à étudier ou à tromper l’ennui, résignée et inoffensive, incapable de se mêler de la destinée nationale. C’est tout le contraire qui s’est produit. Coupables d’avoir sous-estimé le « ras-le-bol » général, les autorités n’ont pas vu poindre la rébellion, le refus d’être gouverné par une photo officielle, incarnation d’un homme invisible et quasi mourant.

« Non à la fatalité du silence »

Voilà pourquoi, depuis le 22 février, jour de la première grande manifestation, ces jeunes ont rejoint le reste du peuple pour dire « Dégage ! » à ce pouvoir, bientôt qualifié d’« assassin ». Voilà dix ans, et un match de foot contre l’Egypte synonyme de qualification pour la Coupe du monde, qu’ils n’avaient pas vibré ainsi. Tous disent leur fierté d’avoir montré à la planète qu’il était possible de se faire entendre dans la joie et l’humour, sans verser une goutte de sang ou presque, sans casser du flic et des vitrines, tout en ramassant les détritus après chaque rassemblement. « Cette marée humaine m’a bouleversée ! Voir des femmes, des jeunes, des familles, des anciens marcher ensemble dans le respect le plus total, je n’y croyais pas », assure Mahdi. « Nous avons dit non à la fatalité du silence », ajoute Lina. Comment la contredire ? Sa génération a grandi avec la peur d’être arrêtée à la moindre contestation publique. Tout rassemblement était officiellement interdit depuis 2001 dans la capitale, la moindre tentative rapidement empêchée ailleurs dans le pays.

Une autre peur, plus ancienne, leur a été transmise par leurs parents, toujours traumatisés : celle de revivre les atrocités de la décennie noire des années 1990, qui fit 200 000 morts au cours de la guerre civile contre le terrorisme islamique. Chacun est capable de raconter une scène insupportable vécue à l’époque par un proche : des histoires de têtes coupées, de bébés jetés dans de l’eau bouillante… Et si ça recommençait ? « Mais ce n’est pas notre histoire ! », tranche Flora, 21 ans, étudiante en littérature francophone, qui expédie la question en une phrase. Avec sa copine Marwa, 21 ans, passionnée de sciences politiques, elles prennent un milk-shake au chocolat à Kouba, un quartier de la classe moyenne d’Alger. Quand on leur demande de résumer leur vie, elles la disent limitée aux études, gratuites jusqu’au doctorat. « Khlass [“c’est tout”] » , lance Flora. Qu’il y a-t-il d’autre à faire ?

Pour cette génération ayant grandi sous Bouteflika, le fait d’avoir entre 20 et 30 ans, c’est être « dans le vide », soupire Amine, l’Oranais. Lorsque ce garçon assez distant mais joyeux parle à son tour du pays, il évoque un sentiment de gâchis, l’impression que tout s’est dégradé aussi vite que la santé de « Boutef ». Difficile de lui donner tort quand on sait que le chômage frappe 26,4 % des 16-24 ans, sans épargner les diplômés (18 %). Des données qui ne font pas l’unanimité et seraient sciemment sous-évaluées par les agences officielles. Comment ne pas évoquer également le choix désespéré des diplômés de devenir « clandé », autrement dit chauffeur de taxi non déclaré, pour avoir au moins la certitude de percevoir quelques dinars ?

« Partir, c’est abandonner son pays »

En Algérie, l’emploi informel représente 45 % du PIB. Sans compter que ce pays très étendu, le plus grand d’Afrique, souffre d’un autre handicap : l’emprise du népotisme. La méritocratie est mise à mal par le « piston », qui permet à des personnes bien installées de placer leurs proches, même sans les compétences requises, où bon leur semble. « Nous avons tout de même appris à être relativistes », assène Amine. Une façon de dire que l’Algérien « ordinaire » finit toujours par se débrouiller. Cette génération a dû mûrir vite. Trop, peut-être.

« J’ai essayé de détester l’Algérie et les Algériens. J’ai voulu, et puis je trouve le pays si beau que je veux aider à le reconstruire », raconte Ferial, 24 ans, étudiante en architecture, cheveux noirs interminables, pantalon moulant et pull en laine bouffant. Nous la retrouvons à l’Atelier, un restaurant branché d’Annaba, dans l’extrême est du pays. Un lieu paisible où certains jeunes peuvent flirter à l’abri des racontars. Ferial vit confortablement avec sa sœur, dans un appartement luxueux au loyer (60 000 dinars, 442 euros) trois fois supérieurs au salaire moyen. Comme tous ceux de sa génération, elle ne lâche jamais son portable, même au volant, toujours à envoyer des messages sur Facebook. Depuis quelques jours, elle participe chaque matin à des réunions avec ses camarades de l’université Badji Mokhtar. Jamais elle n’aurait cru pouvoir parler politique avec ses professeurs, dans ce temple de l’enseignement. « C’était interdit », dit-elle.

Par deux fois, Ferial a voulu quitter l’Algérie pour la France. Sa dernière demande date d’il y a quelques semaines, juste avant le début du grand bouleversement. Mais comme elle le reconnaît dans un soupir, « partir, c’est abandonner son pays, c’est le trahir un peu ». Pour elle, les manifs ont tout changé. Depuis, elle souhaite voir son dossier… refusé. Il y a un « truc à faire ici », espère-t-elle. A une condition : que l’on fasse confiance à la jeunesse, que l’on ose la responsabiliser. Car rien ne va, notamment dans son domaine d’activité, l’architecture.

« Problème de mal vie »

L’actuelle Annaba, née sur les ruines de l’ancienne Hippone, est un immense chantier. Le littoral, qui n’a rien à envier à celui de Monte-Carlo, commence à être défiguré par d’innombrables constructions en béton, surplombant avec insolence la cité côtière, au détriment des collines verdoyantes. D’après Ferial, les jeunes architectes du pays seraient souvent exclus au profit des étrangers. Les promoteurs préféreraient leur confier les « boîtes d’allumettes », ces immeubles sociaux sans charme qui s’étirent de manière anarchique et sans aucune logique urbaine, sur des kilomètres à El Bouni, en périphérie de la ville. Les Algériens ont d’ailleurs trouvé un surnom à ces édifices bâtis à la va-vite : « l’anarchitecture ». « On peut reconstruire notre pays, mais qu’on nous laisse faire », conclut Ferial.

Annaba est aussi la ville symbole des harraga, ces gamins prêts à prendre le large à bord de radeaux pour tenter de rejoindre l’Europe. Ils sont des centaines à être partis, ces dernières années, des côtes de la région. Beaucoup sont morts dans les eaux internationales. La Méditerranée est devenue une tombe qui recueille le désespoir d’une partie de la jeunesse algérienne, notamment parmi les plus défavorisés. A chaque marche contre Abdelaziz Bouteflika, les manifestants ont une pensée pour les harraga et leur dédient un slogan implorant Dieu de prendre soin de leur âme. Récemment encore, vingt-trois fugitifs ont été interceptés par les gardes-côtes : ils étaient partis d’une plage de Seraïdi, une commune voisine d’Annaba.

Est-ce seulement ce désespoir économique qui pousse à l’exil ? Pas toujours. Dans son bureau enfumé où la poussière est devenue pour ainsi dire un élément de déco, Kamel Belabed, 69 ans, connaît tous les visages des jeunes disparus en mer. Comme s’ils partageaient le même cercueil invisible que son fils Merouane, un harrag dont le corps n’a jamais été retrouvé. Pourtant, ce garçon d’à peine 25 ans ne manquait de rien : il travaillait avec son père dans son agence de communication. Il voulait seulement rejoindre ses amis en France, histoire de faire la fête et de dragouiller aussi.

« On lui a refusé cinq fois sa demande de visa alors qu’il avait toutes les garanties. Quand la France a colonisé l’Algérie, a-t-elle demandé un visa ? », peste-t-il. Ce qui a poussé Merouane à partir, le 17 avril 2007, avec neuf autres passagers, c’était déjà le « problème de mal vie », comme l’appelle son père, l’épidémie qui, aujourd’hui encore, fait des ravages. Il n’y a pas grand-chose à faire en Algérie et Kamel Belabed en veut pour preuve ces deux millions de compatriotes ayant passé leurs vacances en Tunisie, en 2018. Depuis plus d’une décennie, lui-même s’épuise à alerter les autorités pour qu’elles prennent conscience de la situation. « A mon époque, au début des années 1970, nous avions encore le droit de rêver, se souvient-il. Désormais, on ne donne plus la possibilité aux enfants de rêver ».

« Nous n’avons pas besoin de pardon »

Hind, Amine, Ferial ou Marwa, eux ne veulent pas s’expatrier. Pas comme Fayçal, 21 ans, étudiant en Master 1 finance d’entreprise. Quand il n’a pas cours, ce brun toujours bien coiffé, engoncé dans son similicuir, enfourche son scooter pour livrer des repas commandés sur Food Beeper, une application lancée à Annaba l’an dernier. Les bons jours, ce fils de chauffeur de taxi arrive à gagner jusqu’à 2 000 dinars. Il vient de déposer un dossier pour aller étudier en Turquie et espère, pourquoi pas, se rendre un jour au Canada. Pour l’instant, il n’a pas assez d’argent. Et la France ? « Pas question », lance-t-il.

De fait, l’ancienne puissance coloniale ne fait plus trop rêver. A priori, l’histoire et le ressentiment n’y sont pas pour grand-chose. Simplement, ces jeunes ont conscience que le pouvoir actuel puise sa légitimité dans la guerre d’indépendance pour continuer à exercer son emprise. Alors, lorsqu’on leur demande s’ils souhaitent que la France s’excuse pour ses crimes passés, une exigence formulée en 2006 par Abdelaziz Bouteflika, Marwa l’Algéroise se met à rire : « On a déjà répondu à cette question, non ? Nous avons repris la liberté par nos propres moyens, en gagnant la guerre. Nous n’avons pas besoin de pardon. C’est du passé. » Sa copine Flora acquiesce, en ironisant sur le fait que le nombre de moudjahidine (combattants de la guerre d’indépendance) ne cesse « d’augmenter d’année en année ». Toutes les deux considèrent qu’en réalité elles vivent toujours dans un pays colonisé, cette fois par le FLN. « Mais on est en train de se libérer », assurent-elles.

Bon nombre de jeunes Algériens ne parlent même plus le français. La faute, à la fois, de la politique d’arabisation et du fait qu’ils soient davantage séduits par l’Amérique du Nord. Leur rêve ? Voyager à travers les continents, acquérir de l’expérience à l’étranger, et revenir à la « maison » pour rebâtir le pays. Mais ils se heurtent alors à une autre difficulté : les pouvoirs limités du passeport national. Avec l’accès à seulement cinquante pays sans formalités de visa, l’Algérie occupe, cette année, la 88e place (sur 104) au classement des passeports les plus « puissants » (la France est 3e).

« Les larmes aux yeux »

Athmane Bessalem a la chance, lui, de traverser les frontières sans trop d’encombres, même si l’Espagne vient de lui refuser l’accès à son territoire pour participer à une conférence. Cet avocat de 29 ans, à l’élocution digne d’un comédien, est presque gêné de constater que beaucoup de ses amis n’ont pas pu « brûler » leur jeunesse comme ils l’entendaient. « Avoir 20 ans en Algérie, c’est avoir les larmes aux yeux », lance-t-il avec lyrisme en parlant de cette « jeunesse de deuxième classe » empêchée de « bouger librement ».

Athmane commence à devenir une figure de Tizi Ouzou. Dans cette partie de la Kabylie, il se réunit régulièrement avec d’autres jeunes, dans un modeste local, pour confectionner des pancartes ou définir un plan d’action afin que l’Algérie puisse adopter une nouvelle Constitution. Autour de lui, voici Yazid, 23 ans, redoutable débatteur, tout comme Micipsa. Sont également présentes Melissa et Samia, deux passionnées d’anglais, ainsi que Katia et Manissa, deux militantes du MAK, le parti qui revendique l’autonomie de la Kabylie.

Le plus frappant, chez eux, est de découvrir à quel point ils sont critiques envers la France, jugeant son rôle « néfaste » en Algérie. Ils la perçoivent comme la complice du système en place et d’une élite corrompue, à l’opposé des intérêts du peuple. Une preuve ? A la suite de la rencontre, en 2015, entre François Hollande et le président Bouteflika, le chef de l’Etat français avait salué « l’alacrité » de son homologue algérien. « Alacrité, ça veut dire vivacité, commente Yazid, étudiant en micro-électrique. A ce moment-là, la jeunesse a vraiment compris qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même et pas sur les grandes puissances démocratiques. »

Katia et Manissa ne sont pas intéressées par une discussion sur le rôle que doit tenir la France. Seul le sort de la Kabylie les préoccupe. La fierté d’être berbère emporte tout, et se perçoit jusque dans leurs habits aux couleurs éclatantes du drapeau amazigh. Katia, 23 ans, étudiante en génie civil, et Manissa, 28 ans, en master réseau électrique, ne croient pas aux changements que peuvent engendrer les manifestations sur la société. Certes, elles se disent soulagées de voir qu’« enfin » le reste du pays conteste le pouvoir central – ce que la Kabylie fait depuis 1963 –, mais elles craignent par-dessus tout que leur région soit marginalisée une fois le pouvoir tombé au nom d’une Algérie nouvelle et unie. Elles redoutent aussi un retour en force des islamistes. Leurs amis tentent de les rassurer : ils ne croient pas en cette dernière hypothèse. « Politiquement, ils ont perdu, mais culturellement, c’est autre chose », note Sonia, médecin dans la région de « Tizi ».

Maturité et humour

Les Algériennes ont toujours été actives dans les mouvements de revendication nationale. Cette fois encore, elles le sont. Notamment pour dénoncer les promesses non tenues. M. Bouteflika ne s’était-il pas engagé à les sortir d’un « statut mineur » ? Ce « statut » se mesure souvent à l’attitude de certains hommes à leur égard. Bien des jeunes filles affirment souffrir de ce qu’elles appellent une « masculinité toxique ». Celle-ci se manifeste par des harcèlements incessants, parfois même en présence des parents, par des insultes ou des caresses volées.

« Cette frustration, nous en sommes les réceptacles », se désole Melissa. « Oui, le sexe demeure un tabou, mais notre jeunesse ressemble à celle des Occidentaux, elle est juste peut-être sexuellement moins active que la vôtre », ajoute Marwa. Certains, garçons et filles, regrettent ainsi de devoir encore se cacher pour faire l’amour. L’islam n’est pas en cause, plutôt le poids des traditions. Dans le même temps, un portail porno surnommé ici « le site bleu », connaît un gros succès, reconnaissent quelques garçons en rougissant.

Sur ces questions de société, comme sur d’autres, plus politiques, les réseaux sociaux, en particulier Facebook, leur ont permis de communiquer entre eux. De Batna à Mostaganem, de Ghardaïa à Béjaïa, de Constantine à Tindouf, les préjugés qui pouvaient exister entre les différentes régions du pays sont peu à peu tombés. Grâce à la Toile, cette jeunesse a le sentiment de s’être enfin retrouvée, avec une maturité et un humour déroutants. La voici maintenant au milieu de deux histoires : ni totalement libérée d’un système politique et social pesant, ni vraiment rassurée sur l’avenir, elle veut tout de même garder l’espoir.

16 mars 2019

Nasrin Sotoudeh

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16 mars 2019

En Algérie, un mouvement rétif à toute forme de « structuration »

Par Zahra Chenaoui, Alger, correspondance, Frédéric Bobin, Tunis, correspondant

Trois semaines après sa naissance, la mobilisation des Algériens est dirigée autant contre le régime que contre les organisations politiques et syndicales traditionnelles.

Ils sont réunis autour d’une petite table ronde en métal, en terrasse d’un café d’Alger, jeudi 7 mars. Dans un sac plastique, plusieurs mètres de tissu vert. « On y va, on va faire les brassards », lance une jeune femme.

L’idée de ce groupe des « brassards verts » est née la semaine précédente, après la manifestation du 1er mars. Près de l’hôtel Saint-Georges, des manifestants font face aux forces de l’ordre et s’en suit un immense mouvement de foule. « On a eu l’impression qu’on allait étouffer. On a cru que des gens étaient morts », explique Adila, 34 ans.

Ce jour-là, un homme est décédé dans la manifestation après un arrêt cardiaque. Autour de la table de métal, Adila, certains de ses amis, mais aussi d’autres jeunes qui ont eu vent de l’initiative via les réseaux sociaux, débattent du texte qu’ils vont publier sur Internet « pour que tout le monde puisse participer et partager les bons réflexes » : ramasser les déchets, avoir des compresses et du désinfectant pour aider d’éventuels blessés et du vinaigre en cas d’utilisation de gaz lacrymogène, et éviter les bousculades.

Une dimension horizontale

Le lendemain, vendredi 8 mars, la foule est encore plus massive que la semaine précédente. Dans le quartier du Sacré-Cœur, le parc de la Liberté (ex-parc de Galland) est une zone sensible. Ici, chaque vendredi, les forces de l’ordre empêchent les manifestants de monter vers le quartier d’El Mouradia où se trouve la présidence.

Ce jour-là, après des affrontements dans la soirée, le Musée national des antiquités et des arts islamiques a été dégradé, une école a également été touchée. Sur les marches du parc, des habitants se sont rassemblés. « On ne veut pas que notre quartier soit cassé. Si vous voulez aller casser, allez casser chez vous », lance un homme, la quarantaine.

Un comité de quartier a été recréé à cette occasion : « Il fallait qu’on fasse quelque chose », explique un jeune homme en survêtement noir. Décision a été prise de nettoyer les rues la veille de la manifestation du 15 mars, « pour pas que des gens puissent utiliser des pierres qui traînent ou des poubelles pour les lancer sur quelqu’un ». Les habitants veulent aussi « s’organiser en groupe ». « Si on voit des groupes de jeunes étrangers au quartier le soir, on doit les faire partir », lâche un résident. Un voisin est dubitatif : « Je me demande si ça ne va pas créer plus de violence. »

Trois semaines après le début de la mobilisation des Algériens contre le cinquième mandat du président Bouteflika, puis contre le « système » qu’il incarne, la question de la structuration du mouvement est épineuse. Née des réseaux sociaux, l’effervescence a d’emblée pris une dimension horizontale, en rupture avec les modèles classiques d’organisation militante. Une multitude d’initiatives éclosent, mais à une échelle locale ou sur un créneau technique, relevant surtout d’une offre de services ou d’entraide.

Réticents à la médiatisation

A titre d’exemple : un site Internet qui recense les propositions de changement, un professeur de droit qui propose des cours gratuits sur la Constitution, une enseignante qui vulgarise le rôle des institutions et le lien qu’elles doivent avoir avec les citoyens, un maire qui organise des transports collectifs pour que ses administrés puissent aller manifester dans le chef-lieu de la préfecture, des étudiants en informatique qui se constituent en organisation – estimant que les syndicats étudiants ne les représentent pas correctement – ou encore un jeune chef d’entreprise qui orchestre un débat en plein centre-ville.

Tous sont réticents à la médiatisation, de peur qu’ils ne soient instrumentalisés par les autorités ou par des partis d’opposition, voire des organisations de la société civile dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Ils demandent aussi à ce que leurs noms ne soient pas mis en avant, par crainte d’être la cible de mesures de rétorsion.

Dans la ville d’Oran, une discussion a été organisée en plein air, dans un parc, à quelques jours de la manifestation du 8 mars. A l’origine de l’événement, plusieurs jeunes trentenaires, membres de la société civile de la ville. « Nous voulions organiser nos revendications pour avoir plus d’impact et surtout sortir de ces groupes Facebook dans lesquels nous discutions depuis le début du mouvement », explique Safia (le prénom a été modifié), l’une des participantes.

S’inspirant des règles qu’ils utilisent dans leurs propres associations, les organisateurs écrivent une charte, où il est précisé que la parole doit être respectueuse ou qu’il ne doit pas y avoir d’insulte, et mettent en place des boîtes à idées, pour que chacun puisse, au-delà de son temps de parole, partager une initiative. Le débat réunit plusieurs dizaines de personnes, principalement des étudiants, sous l’œil de la police qui laisse faire. La parole des participants, assis en cercle, se dénoue.

Territoire citoyen totalement inédit

« On a commencé par demander comment les gens se sentaient, les gens ont échangé sur les différentes manières de se mobiliser », explique une participante. Les propositions glissées dans les boîtes à idées sont ensuite publiées sur les réseaux sociaux par les organisateurs. « On nous a demandé de recommencer, explique Safia. Alors on a décidé, qu’à la place, on allait organiser des formations d’animation de débat, pour que des événements comme ça puissent être reproduits par tous. »

Toutes ces initiatives relèvent d’une forme d’auto-organisation à la base, territoire citoyen totalement inédit, s’ajoutant à la mise en mouvement de structures plus classiques, telles que les organisations professionnelles déjà plus ou moins constituées (avocats, juges, enseignants, journalistes, artistes, etc.).

Pour l’heure, le mouvement se montre rétif à toute idée de verticalité. « Il y a une prolifération d’initiatives éparpillées, mais qui ne se fédèrent pas encore, explique Athman Bessalem, un avocat activiste de Tizou-Ouzou. Ou alors, on n’en est qu’au stade des prémices. »

A mesure que le mouvement prendra corps, se posera la question de sa représentation, surtout si un dialogue doit s’instaurer sur une sortie de crise.

Parmi les têtes d’affiche les plus citées comme éventuels porte-parole, figure l’avocat Mustapha Bouchachi, ancien président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) et ex-député affilié aux Front des forces socialistes (FFS). Interrogé par Le Monde, M. Bouchachi estime qu’« il est prématuré que le mouvement se structure ». « Il n’est pas dans l’intérêt de ce mouvement d’être encadré, précise-t-il. Il faut le laisser suivre son cours ». Et dans l’avenir ? « Quand nous serons saisis de propositions sérieuses, et sans ce pouvoir, alors les gens se structureront naturellement. »

12 mars 2019

Entretien « Le régime algérien ne veut pas voir la transition lui échapper »

Par Frédéric Bobin, Tunis, correspondant

Selon la chercheuse Amel Boubekeur, le renoncement d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel ne mettra pas fin au mouvement de protestation.

Le président algérien Abdelaziz Bouteflika, cible d’un mouvement de contestation inédit en 20 ans de pouvoir, a renoncé lundi 11 mars soir à briguer un cinquième mandat et reporté sine die la présidentielle du 18 avril, tout en restant au pouvoir et en prolongeant de fait son actuel mandat.

Amel Boubekeur est chercheuse en sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteure d’études sur l’islamisme algérien, elle a aussi travaillé sur les musulmans de France, signant notamment Le voile de la mariée : Jeunes musulmanes, voile et projet matrimonial en France (L’Harmattan, 2004).

Comment interpréter l’annonce du retrait de la candidature du chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika à l’élection présidentielle initialement prévue le 18 avril ? Est-ce une victoire de la rue ou une manœuvre dilatoire du régime ?

Amel Boubekeur : Il ne s’agit pas d’une grande surprise. Ce scénario était très attendu et même craint dès le début chez les manifestants hostiles à son cinquième mandat. Il y avait eu des mises en garde sur une énième tentative d’un coup d’Etat transitionnel comme cela s’était déjà produit. Ce n’est pas une configuration nouvelle en Algérie. Il y avait la conscience très présente du risque d’une instrumentalisation des demandes de changement pour faire durer le régime.

Mais paradoxalement, cette annonce de M. Bouteflika renforce le sentiment chez les Algériens et les manifestants qu’il s’agit d’une victoire, qu’une telle concession n’aurait pas été imaginable avant les manifestations. Le régime faisait comme si le peuple n’existait pas. Ce lundi soir, les Algériens éprouvent une satisfaction car ils perçoivent une inflexion du régime au regard de son attitude d’il y a un mois. Le pouvoir a finalement été obligé de reconnaître l’existence de cette demande de participation politique indépendante. Mais cela va déterminer les manifestants à continuer leur mouvement pour entrer dans une vraie négociation. C’est maintenant que ça commence.

Qu’est-ce qui semble aux protestataires le plus contestable dans le « message » adressé lundi aux Algériens par le chef de l’Etat ?

Il s’agit des récits habituels du régime sur la réforme par une révision constitutionnelle. Car le problème n’est pas de mettre en œuvre une nouvelle Constitution mais de respecter déjà les lois qui existent, la Constitution en vigueur. L’annonce présidentielle elle-même n’est pas constitutionnelle. C’est déjà un mauvais départ. Et puis le personnel politique est le même. Le ministre de l’intérieur [Noureddine Bedoui] qui était chargé de la supervision des collectivités locales lors des élections du 18 avril se retrouve premier ministre. La blague qui tourne en ce moment sur les réseaux sociaux est la suivante : M. Bouteflika, sachant qu’il ne pouvait briguer un cinquième mandat, a décidé de prolonger son quatrième. Finalement, cette annonce traduit un mouvement de panique à la tête du régime, la volonté de ne pas voir la transition échapper à son contrôle.

Pourquoi un mouvement de panique ?

Il faut savoir qu’au niveau local, il y a énormément d’initiatives, dans les universités ou les villes hors d’Alger, émanant de gens qui essaient depuis le 8 mars d’organiser des conseils locaux. Les universitaires donnent des conférences ouvertes sur l’accompagnement juridique des transitions. Et quand on voit que les employés de la Sonatrach [la société nationale des hydrocarbures], soit le cœur du système algérien de redistribution de la rente, se sont mis eux-mêmes en grève, c’est que la contestation a infiltré même les arcanes les plus « clientélisées » de ce système. Cela sonne comme une alarme pour le régime, la nécessité de reprendre le contrôle.

Comment décrypter le jeu des factions dans les coulisses du pouvoir ?

Pour l’armée, le véritable test sera la manière dont elle entérinera le caractère pacifique des manifestations de vendredi prochain [15 mars] car les gens sont en train d’appeler à continuer de manifester. Si l’armée accepte, si elle n’intervient pas, ce sera déjà un moment important qui va influencer la transition à venir. Maintenant, au-delà du mythe de la lutte des clans, ce qu’il faut bien regarder ce sont ces questions centrales : la redistribution de la rente, la réconciliation, la justice transitionnelle, autant de questions qui n’ont été abordées dans le projet de M. Bouteflika. Absolument pas. On voit donc bien qu’il y a toujours un régime cohérent qui fait front derrière l’impératif de perpétuer ses intérêts, de les proroger en tentant de prendre le contrôle de la transition.

Pourquoi qualifiez-vous de « mythe » la thèse d’une lutte des clans au sein du régime ?

Même si cette lutte existe, ce qui se déroule depuis le deuxième mandat de Bouteflika relève bien plus d’une politique de neutralisation mutuelle entre le clan présidentiel et l’armée – et les services de sécurité – que d’un réel affrontement. C’est le sens qu’il faut donner aux affaires de corruption qui émergent de temps à autre, ou aux poursuites visant les services de sécurité en relation avec les crimes de guerre des années 1990. Certes, Bouteflika a élargi sa clientèle. Il y a un certain nombre de petits partis, en fait des ersatz du Front de libération nationale (FLN) ou du Rassemblement national démocratique (RND) [partis membres de l’« alliance présidentielle »], qui ont été autorisés à se former depuis 2013 pour justement soutenir et élargir les franges de soutien au régime. Donc, l’idée en haut-lieu est : plus on corrompt de larges franges de la société, plus le système sera solide, et plus tous ces clans pourront se maintenir dans une neutralisation mutuelle.

En réalité, le système a été pris à son propre piège en institutionnalisant le concept d’un président civil pour mettre fin à la « décennie noire » des années 1990. Car la succession s’est révélée inimaginable au-delà et en dehors de la figure de M. Bouteflika. Maintenir ce dernier coûte que coûte était une option qui correspondait au maintien des intérêts de l’ensemble des clans, et pas seulement de ceux du clan présidentiel.

Qu’est-ce qui pourrait consacrer une victoire totale de la rue ?

Il faut bien séparer deux choses : le rôle de pression des manifestations ; et ce qui se construit en parallèle comme volonté de traduire cette mobilisation informelle dans les institutions formelles. Au-delà de la rue, l’enjeu aujourd’hui est de « reconnecter », c’est-à-dire de donner à ce mouvement un caractère politique officiel alors même que la vie publique officielle est parasitée et accaparée par le régime. Les réactions ce lundi soir à l’annonce présidentielle le montrent bien. Et on en perçoit le prélude depuis quelques jours, notamment avec la mobilisation des étudiants et des professeurs qui ont décidé de rejeter la décision du ministre de l’éducation nationale d’avoir des vacances anticipées et de fermer les universités et des campus.

En fait, il s’agit chez les manifestants d’une espèce de tentative de réappropriation de l’Etat, et de ses institutions. C’est cela l’enjeu aujourd’hui en Algérie : capitaliser sur des techniques de résistance accumulées sur un temps long pour annuler le parasitage politique du régime sur la vie des Algériens. Il s’agit d’un processus de transition de longue haleine qui ne fait que commencer. Ce processus passe, d’une part, par une négociation entre la rue et le système. Sous la pression, il est très probable que ce dernier propose de nouvelles portes de sortie. D’autre part, la négociation met aux prises les Algériens eux-mêmes. Ceux-ci essaient d’apprendre à parvenir à un consensus ou du moins à un dissensus démocratique et dénué de violence. Il s’agit d’inventer notre propre modèle de transition. Il est encore trop tôt pour savoir quel sera-t-il. Ce qui est sûr, c’est que ni le report des élections, ni le remplacement d’hommes du système par d’autres hommes du système sans une vraie réforme des institutions, ne satisfera la rue.

11 mars 2019

Renoncement d'Abdelaziz Bouteflika et report de l'élection présidentielle

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Confronté à une contestation inédite en vingt ans de pouvoir, Abdelaziz Bouteflika, le président algérien, a annoncé dans un message adressé à la nation, lundi 11 mars, le report de l'élection présidentielle prévue le 18 avril 2019, et sa décision de ne pas briguer un 5e mandat à la magistrature suprême. Il précise que la présidentielle aura lieu "dans le prolongement" d'une conférence nationale chargée de réformer le système politique et d'élaborer un projet de Constitution d'ici fin 2019. Suivez la situation dans notre direct.

Pas de cinquième mandat. "Il n’y aura pas de cinquième mandat et il n’en a jamais été question pour moi, mon état de santé et mon âge ne m’assignant comme ultime devoir envers le peuple algérien que la contribution à l’assise des fondations d’une nouvelle République", écrit dans son message à la nation Abdelaziz Bouteflika. "Cette nouvelle République et ce nouveau système seront entre les mains des nouvelles générations d’Algériennes et d’Algériens", poursuit-il.

La présidentielle reportée sine die. "Le report de l’élection présidentielle qui a été réclamé vient donc pour apaiser les appréhensions qui ont été manifestées", fait valoir Abdelaziz Bouteflika, qui ne précise aucune date quant à la tenue de l'élection ainsi reportée.

Une conférence nationale mise sur pied pour élaborer une nouvelle constitution. Le président algérien annonce la création d'une "conférence nationale inclusive et indépendante (...) dotée de tous les pouvoirs nécessaires à la discussion, l’élaboration et l’adoption de tous types de réformes" pour la "transformation de notre Etat-nation". Cette conférence nationale doit accoucher d'un projet de constitution qui sera soumis à un référendum populaire. La conférence nationale sera aussi chargée de fixer la date de l’élection présidentielle.

Le ministre de l'Intérieur remplace le premier ministre. Peu après les annonces d'Abdelaziz Bouteflika, le premier ministre algérien, Ahmed Ouyahia, a présenté sa démission, et Noureddine Bedoui, ministre de l'Intérieur dans le gouvernement sortant, a été nommé à sa succession. Il ets maintenant chargé de former un nouveau gouvenement, selon l'agence de presse officielle APS.

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11 mars 2019

En Algérie, la contestation reste forte après le retour du président Bouteflika

Par Ali Ezhar, Annaba, correspondance, Zahra Chenaoui, Alger, correspondance, Amir Akef, Alger, correspondance

Le chef de l’Etat, dont la candidature pour un cinquième mandat a déclenché le mouvement de protestation, était hospitalisé en Suisse. Le pouvoir reste muet face aux manifestations et aux grèves.

Le président Abdelaziz Bouteflika a regagné l’Algérie, dimanche soir 10 mars, après deux semaines d’hospitalisation en Suisse. Les Algériens qui attendaient d’en savoir plus au journal de 20 heures de la télévision publique n’ont finalement eu droit qu’à la lecture d’un communiqué laconique, sans autre image qu’un portrait du président.

« Tout au long de ces treize jours [d’absence à Genève], M. Bouteflika, candidat à la prochaine présidentielle du 18 avril, est resté très à l’écoute du mouvement populaire », a assuré de son côté le journal gouvernemental El Moudjahid.

Seul le chef d’état-major de l’armée, le général Ahmed Gaïd-Salah, s’est à nouveau exprimé, sur un ton de plus en plus conciliant, assurant que l’armée « s’enorgueillit de son appartenance à ce peuple brave et authentique, et partage avec lui les mêmes valeurs et principes ». Contrairement aux habitudes, il n’a évoqué ni le président Bouteflika, ni l’élection présidentielle à venir.

Autre élément inhabituel : la télévision publique a organisé dans la soirée un débat où la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat a été ouvertement présentée comme « la cause de la crise ». Ce discours reste cependant largement dans la tendance qui consiste à incriminer le gouvernement, les hommes d’affaires et les partis du pouvoir. Elle était déjà présente dans les chaînes de télévisions privées dont Ennahar, pendant longtemps canal privilégié du clan présidentiel.

Les étudiants mis en vacances

En réalité, plus de trois semaines après le début du mouvement de contestation, le pouvoir algérien n’a encore donné aucune réponse aux manifestants. L’effervescence s’est donc poursuivie ce dimanche (premier jour de la semaine en Algérie) avec notamment une grève générale, diversement suivie à travers le pays, et qui ne fait pas l’unanimité parmi les contestataires.

Dans le centre de la capitale, de nombreux commerces étaient fermés. « Les gens paniquent un peu », raconte Yasmine qui a dû marcher quelques minutes de plus que d’habitude pour trouver du pain, tandis que des centaines de lycéens ont défilé en scandant des slogans pour un changement de système politique face aux forces antiémeutes.

La contestation la plus importante est venue des étudiants. La veille, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche avait annoncé que les vacances de printemps débuteraient ce dimanche pour 1,7 million d’étudiants, alors qu’elles étaient initialement prévues du 23 mars au 4 avril.

Dans les allées de l’université des sciences et de la technologie Houari-Boumédiène (UTSHB) d’Alger, la plus grande du pays avec 42 000 personnes, l’assemblée générale de la matinée a réuni beaucoup de monde. La colère y était palpable. « C’est une décision politique, pour affaiblir le mouvement qui est majoritairement étudiant. Sauf que ça va pousser les jeunes à manifester encore plus », dénonçait Arslan, 22 ans. « Ils voulaient réduire l’importance des cortèges. Les étudiants vont avoir encore plus le temps de manifester ! Que ce soit à Alger ou dans leurs régions d’origines », sourit Ilhem, 20 ans. « Ça prouve juste que le pouvoir a peur de nous », estime Sarah.

« Cette grève, c’est la continuité de la marche »

A l’étage d’un bâtiment de béton, plusieurs enseignants sont réunis dans leur bureau, tout aussi remontés. « Je me suis senti insulté. Mettre tout un campus en vacances du jour au lendemain pour satisfaire la volonté d’une certaine intelligentsia, ça n’est pas normal ! », témoigne Riad, 42 ans. « On se croirait à l’époque du parti unique. Cette décision prouve le gouffre entre ceux qui prennent ces décisions et nos étudiants », lance Mouloud, son collègue.

Ces enseignants témoignent du même sentiment d’être méprisés par l’administration. « On voyait le ras-le-bol des étudiants arriver. Mais leur mobilisation nous a tous surpris. Nous les sous-estimions. Ce sont eux qui nous ont donné une leçon », explique Souhila, 33 ans. Tous sont prêts à venir assurer leurs cours le lendemain.

A Annaba, dans l’extrême est du pays, l’appel à la grève a également été suivi. Le centre-ville, habituellement si animé, était méconnaissable. Dans la quatrième métropole d’Algérie, la quasi-totalité des magasins et supérettes de l’hypercentre sont restés fermés toute la journée ou quelques heures. Les employés des établissements bancaires et publics tels que l’Hôtel de ville, la succursale d’Air Algérie ou encore la bibliothèque centrale, ne sont pas allés travailler. Dans la matinée, les fonctionnaires de la direction régionale du Trésor public ont fait un sit-in devant leur bâtiment pour dire « non au cinquième mandat de Bouteflika ». « Ce n’est pas rien, raconte Nadir, un agent de 35 ans. Le Trésor public, c’est le noyau de l’administration. »

En laissant les rideaux métalliques abaissés, les Bônois (habitants d’Annaba) continuent à mettre la pression sur le gouvernement. « Cette grève, c’est la continuité de la marche », explique un épicier d’une cinquantaine d’années.

Rumeurs sur un report de la présidentielle

« Mais elle n’a rien d’officiel, tient à préciser un jeune vendeur d’un magasin de téléphones. Ce matin, j’ai voulu ouvrir mais comme j’ai vu que les autres étaient restés fermés, alors j’ai fait comme eux, je suis le mouvement. C’est ce que veut le peuple. » Finalement, il a repris ses obligations dans l’après-midi « parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire », assure-t-il.

Ces commerçants pensent que cette interruption du travail est un mal nécessaire pour faire définitivement plier le pouvoir. Ils ont conscience de perdre de l’argent mais « le pays d’abord », répètent-ils. D’autres – ils sont rares – ont fait le choix de ne pas suivre ce mouvement : la grande poste, la plupart des pharmacies, des gargotes, quelques épiciers et pâtisseries. « Tout le monde fait comme il veut, mais ce n’est pas Bouteflika qui va me payer », argue l’un d’eux qui tient un café sur le cours de la Révolution. Les commerçants devraient reconduire leur mouvement de cette manière jusqu’au jeudi 14 mars.

A Alger, le pouvoir ne donne aucune indication claire sur ses intentions, mais les rumeurs vont bon train sur un éventuel report de l’élection présidentielle et la formation d’un gouvernement d’union nationale.

Sur la radio publique, un constitutionnaliste a souligné que si aucune disposition légale ne permet le report des élections, ceux qui ont la charge de garantir le respect de la Constitution peuvent l’envisager « pour répondre à la demande sociale ».

10 mars 2019

Abdelaziz Bouteflika est rentré en Algérie après une hospitalisation de deux semaines à Genève

L'appareil avait quitté dans l'après-midi l'aéroport de Genève, où Abdelaziz Bouteflika était hospitalisé depuis fin février.

Le président algérien Abdelaziz Bouteflika est rentré en Algérie, dimanche 10 mars, à l'issue de deux semaines d' hospitalisation à Genève (Suisse) pour des "contrôles médicaux périodiques", a annoncé la présidence algérienne dans un communiqué cité par l'agence de presse officielle APS. Le président Bouteflika, 82 ans, affaibli depuis 2013 par les séquelles d'un AVC, est confronté depuis le 22 février en Algérie à une contestation sans précédent depuis sa première élection à la tête de l'Etat en 1999.

L'avion aux couleurs du gouvernement algérien, qui ramenait de Genève le chef de l'Etat Abdelaziz Bouteflika, a atterri dimanche 10 mars à la base militaire aérienne de Boufarik, à une quarantaine de kilomètres au sud d'Alger, avaient annoncé un peu plus tôt plusieurs chaînes algériennes d'information.

Hospitalisé à Genève le 24 février

Confronté depuis le 22 février à une contestation sans précédent depuis sa première élection en 1999, le président Bouteflika, 82 ans, affaibli depuis 2013 par les séquelles d'un AVC, avait été hospitalisé le 24 février à Genève (Suisse) pour des "examens médicaux périodiques".

L'appareil, un Gulfstream 4SP jet blanc aux couleurs de la République algérienne démocratique et populaire, est arrivé à l'aéroport de Genève dimanche matin et en a redécollé vers 16 heures, peu après l'arrivée d'un important convoi en provenance de l'hôpital où le président algérien avait été traité.

Le président ne s'est pas exprimé en public depuis son accident vasculaire cérébral de 2013 et son retour annoncé ne semble pas devoir affecter la détermination des protestataires. Alors que les Algériens restent mobilisés pour dire "non à un cinquième mandat", le chef d'état-major de l'armée, le général Gaïd Salah, a assuré dimanche que l'armée et le peuple avaient "la même vision de l'avenir", selon des propos rapportés par la télévision d'Etat. Il n'a pas mentionné explicitement les manifestations contre Bouteflika.

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