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Jours tranquilles à Paris
10 août 2020

Reportage - « Les gens viennent ici pour ça » : à Saint-Tropez, la fête n’est pas finie

Par Clément Guillou, Saint-Tropez (Var) - envoyé spécial - Le Monde

Malgré la fermeture des frontières européennes et des boîtes de nuit, le port varois est toujours bondé et continue de danser, qu’importent la crise et le Covid-19.

Cet été à Saint-Tropez, vous ne trouverez pas plus triste que DJ Jack-E – prononcez Jackie. Il devrait, chaque nuit, se glisser derrière les platines des Caves du Roy et, par tradition, égrainer les pays représentés dans cette institution de la nuit tropézienne : « Italia, USA, Mexico, Switzeland, Lebanon, Russia, Brazil… » Pas hier soir, pas ce soir, pas cet été. Le colosse varois, polo extra-large et des mains comme des battoirs, s’agace en sirotant un Coca light. La boîte de nuit est fermée, et c’est par téléphone que ses amis du bout du monde prennent des nouvelles. « Je leur dis qu’ici, tout va bien, sauf nous. On s’est fait complètement baiser. Les gens dansent partout, on aurait pu faire un été absolument magique. A Ibiza, Mykonos, tout est fermé : on est le seul endroit d’Europe où on peut rigoler un peu. »

De fait, ça rigole à Saint-Tropez. « Je n’ai jamais vu autant de monde en juillet dans les quinze dernières années, certifie Junior, le patron des Caves – qui force un peu le trait. On dirait qu’on a été quatre ans en guerre : il faut exploser. Ça me soulage de voir que Saint-Tropez a encore son attrait. »

Le village craignait d’être boudé par les touristes cet été, perdant à la fois sa clientèle internationale et l’un de ses principaux arguments de vente : la fête. Mi-juin, les palaces rouvraient presque à contrecœur, certains d’y laisser des plumes. Mais, dès les premiers jours, surprise : les habitués sont revenus. Certains n’avaient pas été vus dans la presqu’île depuis des lustres ; ils étaient à Saint-Barth. Quelques dégourdis, trompant la fermeture officielle des frontières, ont aussi trouvé le chemin de « Saint-Trop’ ».

Un port toujours rempli

Le taux d’occupation du Byblos, hôtel de luxe et d’excès, a baissé de 20 %. Moindre mal pour un établissement dont la clientèle vient, pour un tiers, d’en dehors de l’Union européenne. Son restaurant fait encore mieux car les clients quittent moins qu’avant le bord de la piscine où, soudain, la langue française a fait son retour. Même constat à La Ponche, bar de pêcheurs devenu hôtel 5 étoiles, dont les 20 chambres sont occupées presque chaque soir. Simone Duckstein, allègre propriétaire de 77 ans, ne s’inquiète que d’une chose : la toiture de sa voisine qui menace de tomber. « A mon âge, on n’a plus peur de rien, on est content d’être en vie et on profite des roses de son jardin. » Elle les offre à ses clients, qui ne s’appellent plus Bardot, Vian ou Sagan.

Les notoriétés de passage à Saint-Tropez, cette année, ont pour nom Neymar, Matt Pokora ou Maeva Ghennam et Carla Moreau, deux vedettes de télé-réalité qui nourrissent les fantasmes de leurs millions de followers en exhibant leurs repas noyés sous les magnums de champagne, les copeaux de truffe et le caviar beluga. Les stars internationales qui faisaient exister le village varois dans la presse people ont dû laisser leurs avions privés au sol, mais des capitaines d’industrie ou de jeunes influenceurs continuent de faire vivre les boutiques de luxe.

Le port, après un mois de juin et des premiers jours de juillet « mouligas », selon le mot du directeur Jean-François Tourret, est rempli quasiment tous les soirs malgré l’absence des Russes et Américains. « On bénéficie de l’effet Saint-Tropez, et tant mieux : j’ai horreur de voir des trous dans mon port », lâche M. Tourret, qui glisse au passage que ses concurrents de Porto-Cervo (Sardaigne) ou Antibes (Alpes-Maritimes) n’ont pas cette chance. Les villas qui surplombent la baie ont aussi fait le plein, qu’elles soient louées à une clientèle parisienne ou suisse, ou occupées par leur propriétaire et sa famille. Les rares maisons encore disponibles se louent à plus de 80 000 euros la semaine, réservées aux ultra-riches.

« JE PRÉFÈRE QUE LES EXCÈS SE FASSENT CHEZ NOUS QU’AILLEURS », CLAUDE MANISCALCO, DIRECTEUR DE L’OFFICE DU TOURISME

Ce succès inattendu serait, pour le directeur de l’Office de tourisme, Claude Maniscalco, la preuve que « cette terre est bénie des dieux ». Lui aussi plongeait dans l’inconnu. En juin, pour sauver la saison grâce aux locaux, la mairie a consenti à se priver des revenus de l’immense parking du port : cinq heures de stationnement offertes. Résultat : les routes du littoral ont rarement été aussi embouteillées et les glaciers du port sont dévalisés. Dès le long week-end du 14 juillet a repris le traditionnel ballet des « suceurs de glace », qui badent les jeunes fêtards sur les yachts et devisent des mérites comparés de la Lamborghini Huracan et de la Porsche Cayman S. « Les excursionnistes représentent la majeure partie de nos 6 millions de visiteurs et le bling-bling que certains nous reprochent est important pour nous, explique M. Maniscalco. Les deux clientèles sont complémentaires et je préfère que les excès se fassent chez nous qu’ailleurs. »

Patrice de Colmont, propriétaire du très huppé Club 55, doyen des plages privées de Pampelonne, rêve que la crise du Covid-19 signe un changement de direction dans le tourisme tropézien : plus de randonnées dans le massif des Maures, moins de douches au champagne. Il affirme que « Saint-Tropez n’est pas un Eurodisney pour adultes », que « la fête, ce n’est pas seulement de la techno et des douches au champagne », lui dont la clientèle, jamais disparue, est souvent constituée de grands patrons.

Mais, à 1 500 mètres à vol d’oiseau, de l’autre côté de la plage, il y a Christophe Coutal, des bras comme des rondins et le bronzage d’une vie. Lui, propriétaire du Moorea, a deux mois pour faire « rentrer du cash » et satisfaire une clientèle qui réclame surtout d’exhiber son corps et sa carte bleue. A Saint-Tropez, on compte plus de Coutal que de Colmont. « Les gens viennent là pour ça, pour la fête !, s’enflamme M. Coutal. Il y a un réel besoin de vivre. » Pas forcément de se protéger de la maladie, dans une région où l’épidémie de Covid-19 est presque passée inaperçue.

Restaurants ou discothèques ?

Les plages festives de Pampelonne ont, jusqu’à la fin juillet, géré les risques sanitaires avec une certaine libéralité, laissant les corps se mélanger au son de la musique électronique. Le reflet d’une région où les gestes barrières sont une chimère et où le masque, chaleur oblige, se porte le plus souvent sous le nez. « Je ne suis pas policier, justifie M. Coutal. Le jeune qui a pris deux magnums de rosé et qui veut draguer une gonzesse, si je lui demande de s’écarter, il va me dire : “Tonton, va boire ta soupe !” Pour eux, ils ne sont pas à risque. » Le gérant du Moorea, comme pour illustrer, claque la bise à un ami et constate que, huit semaines après le débarquement des touristes, Saint-Tropez semble immunisée. Au 29 juillet, le Var comptait zéro « cluster » – hors Ehpad et milieu familial restreint –, un taux de positivité dans la moyenne française et 51 personnes hospitalisées pour la maladie. « Début juin, on avait super peur et aujourd’hui, les centres de réanimation devraient déborder. Mais l’unité Covid de l’hôpital de Fréjus est vide. Peut-être que [Didier] Raoult a raison ! »

Quand la fête à Pampelonne s’arrête, en fin d’après-midi, elle se poursuit dans Saint-Tropez, dans des restaurants qui, passé une certaine heure, ressemblent drôlement à des discothèques : videurs à l’entrée, shorts interdits, addition minimum pour obtenir une table et même canons à fumée et danseuses sur des tables. Pour certains, c’est le cas chaque année. Mais la fermeture des boîtes de nuit a incité les gérants à pousser le curseur de la fête un peu plus loin. Comme le dit Junior, patron des Caves du Roy, qui observe avec philosophie certains se lancer dans le métier : « Ça rapportera toujours plus de vendre une bouteille de vodka qu’une entrecôte. »

Ces reconversions d’un été sont peu du goût d’une autre institution locale : la gendarmerie de Saint-Tropez. Le colonel Alexandre Malo, patron du groupement de gendarmes du Var, reçoit dans l’une des deux casernes de la ville – l’autre étant celle du maréchal des logis-chef Cruchot, devenue un musée. Il confirme que « l’activité principale de certains établissements de restauration est devenue celle d’une discothèque. S’ils organisent un espace où les gens peuvent se regrouper et danser, s’ils créent des événements pour attirer le public, ils mettent en place les conditions pour que la réglementation ne soit pas respectée ».

Les gendarmes veillent

Depuis une semaine, les gendarmes de Saint-Tropez sont devenus plus sévères à l’égard des établissements ostensiblement consacrés à la danse. Une petite dizaine de procès-verbaux ont été dressés, soit à l’encontre de bars, soit visant des plages privées. Trois d’entre elles ont été verbalisées à plusieurs reprises, et certaines plages de Pampelonne sont désormais équipées de guetteurs qui surveillent l’arrivée de la maréchaussée, rapporte Var-Matin. Pourtant, selon le colonel Malo, « les professionnels qui ont été mis en demeure comprennent assez vite les enjeux » : fermeture administrative et pertes économiques.

LA PRESQU’ÎLE S’EFFORCE D’ÉVITER UN NOUVEAU TOURBILLON MÉDIATIQUE OU LA NAISSANCE D’UN FOYER ÉPIDÉMIQUE

A la suite de la diffusion massive d’images de fête au Nikki Beach, une plage de Pampelonne – qui a annulé tous ses événements et réduit sa jauge d’accueil de moitié –, la question est devenue politique. La presqu’île s’efforce d’éviter un nouveau tourbillon médiatique ou la naissance d’un foyer épidémique. « Il est temps que chacun prenne ses responsabilités, il y a encore une belle saison devant nous, s’inquiète Roland Bruno, maire de Ramatuelle, commune des plages de Pampelonne. Ne la gâchons pas par des attitudes suicidaires. » Lundi 3 août, la mairie de Saint-Tropez doit réunir des professionnels pour évoquer « la capacité à gérer l’impact touristique attendu au mois d’août ». Frédéric Prévost-Allard, adjoint au tourisme, traduit : « On ne veut pas d’une image qui dise : “C’est open bar à Saint-Tropez.” Un manque de sérieux nous porterait préjudice. On n’est pas là pour transgresser les règles de l’Etat ; mais si dérive il y a, tout ne pourrait pas retomber sur la mairie. »

Il sera plus délicat de mettre fin aux soirées organisées dans des villas ou sur des yachts ancrés dans la baie des Canoubiers. Var-Matin s’en inquiète : lorsque les décibels montent des pontons, la plus célèbre résidente du coin, Brigitte Bardot, s’agace un peu plus encore. Elle qui aurait pu rêver d’un premier été de tranquillité à La Madrague doit se résigner à ce que Saint-Tropez, dont la mort fut mille fois annoncée, semble survivre à tout.

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8 août 2020

Rennes - Covid-19 : les communes bretonnes se « masquent »

Frédéric Jacq avec les rédactions locales

D’abord sur les marchés, puis dans des centres-villes tout entiers. L’obligation de porter un masque en extérieur s’impose petit à petit en Bretagne face à la légère reprise de l’épidémie de Covid-19.

Le nouveau coronavirus se transmet-il dans l’air extérieur ? Aucun consensus scientifique n’existe sur cette question.

C’est le principe de précaution qui a poussé le ministre de la Santé à donner aux préfets la possibilité d’étendre l’obligation du port du masque dans les lieux publics ouverts, depuis le 31 juillet. « Cette décision pourra être prise localement, en fonction de l’évolution de l’épidémie dans chaque territoire », a précisé Olivier Véran. La mesure vise les lieux de plein air, exigus, où une foule dense ne peut maintenir de distanciation physique. Elle s’ajoute à celle existante dans les espaces publics clos.

En Bretagne, selon notre décompte, plus de 180 villes sont déjà concernées par le port du masque obligatoire en extérieur, la plupart pour leurs marchés. Au moins 25 d’entre elles ont élargi cette mesure à certaines de leurs rues, chaque jour, sur des tranches horaires variables.

Des arrêtés préfectoraux en Côtes-d’Armor et Finistère

Le préfet des Côtes-d’Armor n’a pas attendu le feu vert gouvernemental pour signer un arrêté le 20 juillet, le masque a été imposé sur les marchés de 69 communes du département. Même chose pour son homologue du Finistère qui a étendu sa liste à près de 70 villes le 21 juillet, dont Brest, après une petite poussée épidémique dans la pointe bretonne.

En Ille-et-Vilaine, pourtant le département breton le plus touché par le Covid-19, aucun arrêté de ce genre.

Mais selon nos informations, ce n’est qu’une question d’heures. Le préfet devrait imposer le masque sur certains marchés, et, pour Rennes, pousser l’obligation dans un périmètre qui n’était pas encore totalement fixé jeudi soir. Des maires bretilliens de communes touristiques avaient pris les devants, comme à Saint-Malo, où le secteur intra-muros doit être visité masqué depuis le 31 juillet.

« Pression sociale » à Vannes

Autre ville de taille à imposer le masque dans son centre : Quimper. Malgré l’impopularité que peut susciter la décision, « J’ai bien conscience que cela est contraignant. Mais mon but, c’est qu’à la rentrée, notre population soit préservée », a commenté la nouvelle maire, Isabelle Assih.

À Vannes, aucune obligation de se couvrir nez et bouche sur le marché. Le maire, David Robo, mise sur la pression sociale pour que « 90 % des personnes le portent ». Et ça semble efficace, selon nos retours sur place. Si le port du masque paraît conquérir de plus en plus de centres-villes bretons, ce n’est pas le cas à Douarnenez. L’adjoint à la sécurité, Dominique Boucheron, le réserve « aux marchés et aux zones de regroupement ». Il estime que dans sa ville, « la notion de concentration n’est pas comparable à celle de Locronan ou Quiberon », où ont été pris des arrêtés plus restrictifs.

Qui les fixent ? « Les arrêtés préfectoraux sont pris en concertation avec les communes », indique une porte-parole des services de l’État dans le Finistère. Le tarif pour les contrevenants : 135 euros.

Mais parfois, comme dans le Morbihan, les municipalités signent aussi des arrêtés et la note peut descendre à 38 euros.

7 août 2020

Plaidoyer - Il faut supprimer d’urgence les maisons de retraite

DE STANDAARD (BRUXELLES)

Ce gérontologue belge explique, point par point, pourquoi les institutions dans lesquelles nous parquons les personnes âgées sont indignes, inadaptées et arriérées.

À partir du XVIIIe siècle, on a milité pour l’abolition de l’esclavage. Puis certains ont exigé la suppression de la peine de mort et des prisons. Aujourd’hui, d’autres dénoncent la prostitution, le trafic d’êtres humains, la souffrance animale. Le point commun entre ces “abolitionnistes” ? L’indignation contre l’injustice. Or, la crise du coronavirus nous a montré que l’heure d’un nouveau combat a sonné : il y a au moins huit bonnes raisons de fermer définitivement les maisons de retraite.

1. Ce sont des lieux propices à la propagation des maladies

Le coronavirus a très lourdement frappé la Belgique, et la grande majorité des victimes sont des pensionnaires de maisons de retraite. Cette situation s’explique notamment par une mauvaise préparation, des mesures prises trop tardivement et un manque de moyens matériels et humains. La raison principale est toutefois à chercher ailleurs : il était impossible de faire appliquer les mesures de précaution dans ces résidences où les pensionnaires vivent dans la promiscuité. Ces dernières ont bien essayé de les isoler dans leur chambre, mais cette méthode, aussi invivable qu’inhumaine, n’était pas tenable sur le long terme.

2. Les seniors ne veulent pas y aller

Tous les sondages démontrent que nos seniors ne veulent pas être placés en maison de retraite et préfèrent rester chez eux. Or, la plupart du temps, ce sont les familles qui prennent la décision, faute de meilleure option. Elles se retrouvent alors devant un choix cornélien : le placement de leurs parents ou leurs grands-parents, souvent malades et dépendants, en résidence est synonyme d’exposition à d’autres dangers, comme le nouveau coronavirus.

Or, moyennant des investissements massifs dans les soins préventifs et les services infirmiers à domicile, nous pourrions leur offrir une deuxième option valable. D’autant plus que les baby-boomers, génération par nature plus “revendicatrice”, seront vraisemblablement moins enclins à accepter leur sort que les membres, sans doute plus dociles et conciliants, de la “génération silencieuse”.

3. Elles prodiguent des soins médicaux d’un autre temps

Le vieillissement de la population bouleverse le monde médical. La plupart des maladies ne sont plus aiguës, mais chroniques. Songeons aux troubles cardio-vasculaires, au diabète, au cancer, à l’obésité, à la dépression, à la démence. Les soins de première ligne intégrés [ceux qui peuvent être dispensés à domicile, dans des petits centres ou des cabinets privés] et la prévention prennent la place des soins résidentiels dispensés à l’hôpital. Les maladies chroniques sont des maladies lentes, qui exigent une approche préventive contraignante, similaire à celle adoptée contre le Covid-19.

En intervenant de façon structurelle au niveau de l’environnement et du comportement, il est possible, moyennant une bonne hygiène de vie (arrêt du tabac, alimentation saine, exercice physique et absence de surpoids), d’éviter jusqu’à 80 % des maladies chroniques. Or, une maison de retraite est un milieu justement propice à la perte d’autonomie et aux maladies, et qui favorise donc aussi la vulnérabilité à des virus mortels tels que ceux du Covid-19 ou de la grippe.

4. Elles sont un non-sens gérontologique

Le but de la gérontologie est de permettre que le vieillissement se passe dans de bonnes conditions de santé. Cette science repose sur deux principes de base : l’autonomie et l’activité. En d’autres termes, pour rester en bonne santé au fil des ans, nous devons conserver notre autonomie et rester actifs. Des soins de bonne qualité doivent concourir à ce double objectif. En maison de retraite, vous perdez pratiquement toute autonomie, au point que ces structures en deviennent des prophéties autodestructrices. Elles favorisent ce qu’elles devraient précisément éviter : la dépendance, la maladie, l’abandon.

5. Elles violent les droits humains

Les droits humains sont universels et ne connaissent pas de limite d’âge. Les résidents des maisons de retraite ont donc droit à la liberté, à la dignité, au respect de la vie privée et du domicile, et à de bons soins de santé. Coronavirus ou pas.

Johan Leman, ancien directeur et fondateur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, devenu Unia, craint que la dépendance aux soins ne conduise à des abus (immobilisations) et à des traitements cruels, inhumains et dégradants (obligation de porter des couches). Dans une tribune publiée par De Standaard, il plaide pour la mise en place d’un Commissariat aux droits des personnes âgées, qui veillerait au respect des droits humains dans les maisons de retraite. Cet organisme serait chargé de traiter les plaintes, de donner voix aux victimes et de lutter contre les discriminations.

6. Elles nous divisent

Les maisons de retraite isolent les personnes âgées du reste de la société, ce qui confirme et renforce l’image négative de la vieillesse. L’exclusion des personnes âgées s’apparente à toutes les autres formes d’exclusion : elle constitue un mécanisme de défense et de déni qui entretient le statu quo. Nous projetons sur les autres ce qui nous inspire malaise ou peur et nous finissons par les bannir de notre vie. En entretenant les stéréotypes et l’image – faussée – de décrépitude qu’on colle habituellement aux personnes âgées, les maisons de retraite favorisent la ségrégation générationnelle.

7. Elles sont dépassées

Au cours du XIXe et du XXe siècle, les grands “rassemblements” en institution étaient considérés comme tout à fait normaux. Nous étions alors à l’âge d’or des couvents, des casernes, des cités industrielles, des pensionnats. On avait tendance à répondre aux problèmes sociaux et sociétaux en créant de grandes institutions “normatives” : asiles de pauvres, orphelinats, maisons de correction et asiles d’aliénés. Et bien sûr, il y avait déjà les “hospices”.

À l’exception de ceux-ci, tous les exemples que j’ai cités, que les sociologues qualifient d’“institutions totales”, ont disparu et ont été remplacés par des solutions plus adéquates. En effet, ce n’est pas parce qu’on regroupe les problèmes qu’on les résout. Au contraire. Ces “institutions totales” ont fait leur temps parce qu’elles entretiennent non seulement les problèmes, mais surtout qu’elles en créent de nouveaux. Même les prisons, prototype d’une institution totale, sont progressivement remplacées par des centres de détention de moindre envergure.

8. Elles sont bien trop chères

Les soins aux personnes âgées coûtent énormément d’argent. Or, mieux vaut investir le peu de moyens dont nous disposons dans l’humain que dans la pierre – c’est-à-dire dans le développement de soins ambulatoires plutôt que dans des structures résidentielles d’un autre temps. D’autant que la vision et l’approche actuelles ne seront bientôt plus soutenables.

En effet, si les (nombreux) baby-boomers connaissent autant de problèmes de santé que leurs homologues de la génération silencieuse, nous aurons besoin demain de deux fois plus d’hôpitaux et de deux fois plus de maisons de retraite. Même en imaginant que nous ayons assez d’argent pour les financer, nous ne trouverons jamais assez de personnel pour en garantir le fonctionnement. Voilà pourquoi il faut déplacer le curseur du curatif vers le préventif : cela permettra d’éviter les maladies et la dépendance aux soins, et donc les maisons de retraite.

Peter Janssen

4 août 2020

Les couleurs du sexe : triste chair

Par Maïa Mazaurette - Le Monde

Gris, blanc, rouge… Cet été, la chroniqueuse et illustratrice de « La Matinale » Maïa Mazaurette sort chaque dimanche son nuancier pour raconter la sexualité et prodiguer ses conseils. Aujourd’hui, la « couleur peau », si monochrome.

LE SEXE SELON MAÏA

Anatomiquement, la chair désigne la partie molle d’un être vivant, sa « viande », qui s’opposerait à l’âme. Elle se trouve sous la peau. Pourtant, quand on parle de « couleur chair », c’est en fait la « couleur peau » qui est sous-entendue. Simple métonymie, qui confondrait le contenant et le contenu ? La question littéraire va devoir céder place à une question plus douloureuse, et plus urgente : en 2020, la peau est toujours monochrome…

Je vous invite à en faire l’expérience par vous-même : si vous tapez sur Google Images des mots liés à la sexualité (sexe, missionnaire, levrette, fellation…), vous tomberez sur 50 nuances de crème. A croire que seuls les Blancs et les Blanches font l’amour !

Quand les personnes de couleur sont prises en compte, c’est pour être réduites à des stéréotypes sexuels éculés : la « sauvagerie » des Noirs (au sexe surdimensionné et/ou aux fesses énormes), la soumission des Asiatiques (au petit sexe lisse), le tempérament enflammé des Latinos, l’exotisation de la Beurette ou le frisson de la racaille d’Afrique du Nord… 2020 ressemble furieusement à 1920 ! Et la catégorie « interracial » des sites pornographiques apparaît comme une enclave dépolitisée, imperméable aux revendications antiracistes, baignée de clichés hérités du temps des colonies.

Succès de la pornographie « ethnique »

La question politique ne peut pourtant pas être évacuée : en France, si les deux recherches les plus populaires de l’année 2019 sur la plate-forme Pornhub étaient « française » et « French », il faut se rappeler que la catégorie « arab » est deux fois plus populaire qu’ailleurs dans le monde. Les logiques migratoires ne traînent jamais bien loin des logiques fantasmatiques.

Le succès de la pornographie « ethnique » se traduit également quantitativement : toujours sur Pornhub, les fantasmes liés à la couleur de peau ou à la nationalité des personnages occupent 18 catégories sur 100. Ce qui correspond à une production considérable.

Cette vigueur du porno raciste (appelons un chat un chat) s’appuie sur un système tout aussi raciste : le site féministe Jezebel a enquêté en juin sur les répercussions du mouvement Black Lives Matter dans la porn Valley, et, sans surprise, les performeurs et performeuses de couleur sont victimes d’une double discrimination. Tout d’abord, ces acteurs et actrices trouvent moins de travail. En 2013, le journaliste Jon Millward (spécialiste en analyse de données) a dressé un tableau statistique basé sur la carrière de 10 000 hardeuses américaines, dont il ressortait que 70 % d’entre elles étaient blanches, et 33 % étaient même spécifiquement blondes (contre 5 % des Américaines dans la vraie vie). Les autres couleurs de peau étaient réparties ainsi : 14 % de Noires, 10 % de Latinos, 5 % d’Asiatiques.

Par ailleurs, le travail des personnes non blanches est moins bien payé (entre – 25 et – 50 %). Pour donner un exemple particulièrement révélateur, une hardeuse blanche peut monnayer jusqu’à dix fois le tarif habituel d’une scène sexuelle lorsqu’il s’agit de son premier rapport « interracial ». Pourquoi ? Parce que l’industrie considère que, pour une Blanche, coucher avec un Noir constitue une pratique extrême qui compromet sa « pureté » (sic). D’ailleurs, selon les données recueillies par Jon Millward, 53 % des femmes seulement acceptent de tourner ce genre de séquences… ce qui en dit long sur la stigmatisation qui y reste attachée. Inutile de préciser que pour coucher avec un Noir, ou avec un Blanc, une performeuse noire ne touchera pas un centime de plus.

Cette inégalité de traitement des personnes réelles se traduit logiquement par une inégalité de traitement des personnages fictifs. Ainsi, selon une étude fondée sur l’analyse de 1 741 scènes pornographiques (Gender Issues, avril 2020), « les actrices noires sont plus souvent représentées comme victimes d’agressions que les actrices blanches. Les acteurs noirs sont plus souvent représentés comme les coupables de ces agressions, et en comparaison avec les acteurs blancs, ils ont beaucoup moins d’intimité avec leurs partenaires. » Une autre étude (Archives of Sexual Behavior, avril 2019) trouve pour sa part que ce sont les performeuses latinos et asiatiques qui sont les plus stigmatisées à l’écran.

Du côté des sextoys, la question de la « couleur chair » est un peu moins présente : non seulement il serait trop compliqué de proposer chaque teinte disponible (d’autant que le gland ou les petites lèvres n’ont pas forcément la même couleur que la hampe du pénis ou la vulve, sans parler des veines et autres dégradés), mais les godemichés et vaginettes ultraréalistes sont moins populaires que jusqu’au milieu des années 1990. Et pour cause : les concepteurs considèrent que la « couleur chair » rebute les femmes (comme chacun sait, les choses trop explicites nous font nous évanouir comme des ladies de l’ère victorienne).

Marketing

Ce désamour pour les carnations humaines repose aussi sur un positionnement marketing : plus le sextoy se démarque de l’anatomie, moins il est identifiable comme un ersatz ou un pis-aller, et plus on s’éloigne d’un imaginaire réservant les jouets sexuels aux désespérés et autres exclus du marché sexuel.

De toute façon, la moitié des sextoys sont achetés par des couples : pas besoin de rajouter quelque chose qui ressemble à un être humain, quand on a déjà un être humain sous la main – au risque, en plus, de créer une forme de concurrence ! Mieux vaut prendre au contraire le contre-pied de cette tendance, en jouant la carte de l’objet technologique décoratif, décomplexant et ludique, à surface pastel ou pop, unie ou multicolore, fluorescente, phosphorescente, couverte de paillettes et de strass… A côté, la peau humaine semble un peu terne !

Cela dit, les sextoys ultraréalistes existent toujours – parcourus par les clichés et tensions politiques qui irriguent le reste de la société. Ainsi la grande plate-forme Lovehoney, au Royaume-Uni, nous accueille-t-elle dans sa section « godemichés » avec une bannière inclusive : un pénis blanc, un pénis marron et un pénis rose fluo. Impeccable ? Pas vraiment : le pénis marron est beaucoup plus grand que les deux autres (les questions de taille restent l’objet de vastes débats)… Par ailleurs, la parité n’est pas respectée : 117 godemichés sont estampillés « peau rose », contre seulement 32 pour la « peau marron ».

Que conclure de ces disparités ? Que de Google aux sextoys en passant par la pornographie ou même les crèmes de blanchiment des organes génitaux (évoqués dans le premier épisode de cette série d’été), non seulement la blancheur est considérée comme la norme, mais aussi comme la couleur la plus désirable. Pour redonner au nuancier sexuel toute son amplitude, il y a clairement du boulot.

3 août 2020

Royaume-Uni - Cols blancs, prenez garde : le télétravail causera votre perte

THE DAILY TELEGRAPH (LONDRES)

Dans un billet un brin provocateur, un éditorialiste du quotidien britannique conservateur The Daily Telegraph prévient ses compatriotes des classes moyennes supérieures. Le télétravail, ce n’est pas que la belle vie à la campagne, mais aussi une ouverture à la délocalisation des métiers de cadres, jadis protégés de la mondialisation.

Les Britanniques des classes moyennes supérieures n’en reviennent pas de leur chance. Une fois encore, ils sont les grands gagnants d’une crise : confortablement installés dans leur bureau à domicile, ils se sont tellement bien adaptés aux nouvelles méthodes de travail par Zoom interposé qu’ils voudraient bien qu’elles deviennent désormais la norme. Le télétravail se passe mieux que ce qu’ils auraient pensé : il leur offre davantage de souplesse tout en leur faisant gagner du temps et de l’argent auparavant perdu dans des trajets quotidiens et des sandwichs vendus à prix exorbitant. Pas étonnant donc que la plupart des banquiers, avocats, consultants, comptables, publicitaires, employés de la tech et autres métiers de bureau ne veuillent pas reprendre les transports cinq jours par semaine et que nombre d’employeurs songent à présent à économiser des fortunes tout en rendant service à leurs employés.

Alison Rose, PDG de la banque Natwest, est la dernière en date à prophétiser un avenir “hybride” : des bureaux plus petits destinés aux réunions, à la formation des nouveaux arrivants et au renforcement de la culture d’entreprise, le tout couplé avec un large recours au télétravail. Certains comme Facebook ont des projets encore plus ambitieux et envisagent de laisser bon nombre de leurs employés travailler d’où ils veulent – tout en ajustant leurs salaires au coût de la vie local. Mais cette révolution semi-utopique du mode de vie n’est pas pour tout le monde.

Le confinement ne s’est pas du tout passé de la même manière pour les ouvriers des usines et du bâtiment, les employés des commerces, les livreurs, les profs de gym, les médecins, les infirmières et des millions d’autres professionnels. Les délices de ce que le Centre for Economics and Business Research (CEBR) surnomme aujourd’hui “l’économie du pyjama” ne sont pas pour eux. Pour la majorité des Britanniques, la pandémie a surtout été une période de sacrifices, de chômage technique ou de licenciement dans ce qui constitue une de pires catastrophes économiques de ces dernières décennies. Le grand fossé de classe se situe à présent entre ceux qui peuvent travailler de chez eux – près de 40 % des travailleurs, d’après le cabinet LEK Consulting – et ceux qui ne peuvent pas. C’est en tout cas ce que se disent avec un air satisfait les employés des classes moyennes supérieures. Ils ne devraient pourtant pas se réjouir trop vite.

En ne sortant plus de chez eux, ils détruiront des centaines de milliers de petits jobs, des vendeurs de sandwichs aux gardes de sécurité, en passant par les employés des transports publics. Le Covid-19 a montré que les employés n’avaient pas tellement besoin d’être proches du bureau. C’est une excellente nouvelle pour les salariés les plus fortunés, qui à court terme peuvent songer à quitter leur clapier à lapin de banlieue pour une villa à la campagne.

En concurrence avec les employés de bureau du reste du monde

Mais si les gens peuvent travailler de n’importe où, pourquoi se limiter au Royaume-Uni ? Si des patrons installés à Londres peuvent recruter des gens vivant à Newcastle, Manchester ou Sheffield, pourquoi pas l’Australie, Bangalore ou la Pologne ? Si les travailleurs n’ont plus besoin d’être assis en permanence dans un bureau les uns à côté des autres, il n’y a plus de barrières juridique ou migratoire pour empêcher le recrutement de travailleurs. Il devient plus intéressant d’employer un informaticien roumain que des développeurs britanniques, même en tenant compte des occasionnels billets d’avion et visites au bureau central. Voilà qui pourrait bien faire dérailler le joyeux train de vie des classes moyennes supérieures.

Jusqu’à présent, celles-ci étaient protégées d’un aspect de la mondialisation – les délocalisations d’emplois vers des pays où la main-d’œuvre coûte moins cher – tout en profitant de ses avantages : leurs revenus ont augmenté depuis qu’ils peuvent vendre dans le monde entier. C’est pour cela que les salaires des employés de la City ont explosé tandis que ceux des employés non qualifiés diminuaient. Mais avec le télétravail, le rempart qui protégeait ces emplois est en train de tomber. Les employés de bureau britanniques se retrouvent soudainement en concurrence avec les employés de bureau du reste du monde, du moins ceux qui parlent suffisamment bien anglais.

Dans l’économie postpandémie

La délocalisation des métiers support a été le précurseur de cette tendance. D’après les calculs du CEBR, entre 25 % et 30 % des employés pourraient travailler certains jours depuis chez eux dans l’économie postpandémie, contre seulement 11,9 % en 2019. Mais où, et dans quel pays ? Des millions d’emplois sont devenus exportables. À court terme, ce sont les faibles salaires qui seront perdants : d’après le fonds d’investissement Shore Capital, près d’un quart du temps que les employés de bureau passaient en centre-ville se passera désormais en banlieue, ce qui signifie également plus de repas préparés à la maison et entre 20 % et 30 % d’activité en moins pour les restaurants. Il deviendra toutefois avantageux d’avoir un emploi nécessairement basé dans le pays.

C’est une bonne nouvelle pour les chirurgiens et les plombiers, mais pas pour les banquiers, les directeurs des ressources humaines ou les architectes. Nombre d’autres bouleversements attendent les classes moyennes. Des salariés travaillant de chez eux doivent être plus étroitement surveillés pour garantir des résultats. On assistera à une redistribution du pouvoir des extravertis vers les introvertis, de ceux qui sont à l’aise à l’oral vers ceux qui sont meilleurs à l’écrit. À mesure que la communication en tête-à-tête se réduira, l’empathie deviendra une valeur cardinale.

Comment rester attractifs

Ce nouvel ordre nuira également au consensus des classes moyennes supérieures de gauche. La mondialisation des marchés de l’emploi détruira l’idée que le commerce se concentre d’abord entre pays voisins – le modèle des “espaces économiques” défendu par les anti-Brexit sera démenti. La révolution du télétravail disséminera également la gauche caviar dans des régions conservatrices, affaiblissant les ardeurs gauchistes de ces réfugiés urbains (en éliminant les motifs économiques de leur mécontentement, notamment le prix des logements) et les exposant à d’autres idées et valeurs.

Cela remettra les villes, villages et campagnes à un niveau plus égal, élargira l’accès à la propriété foncière et à l’automobile et causera la faillite des réseaux de transports publics. Les pays devront travailler plus dur pour rester attractifs. Il sera crucial d’avoir un accès à Internet de bonne qualité, ainsi que de plus grandes maisons. Toute augmentation d’impôts deviendra intolérable dans un monde où la mobilité économique atteint des records inédits. Le gouvernement devra réformer les universités pour se débarrasser des cursus inutiles.

Les classes moyennes supérieures ne se rendent pas compte qu’elles sont assises sur la même bombe à retardement que celle qui a fait sauter l’industrie britannique il y a cinquante ans. Qu’elles profitent donc de leur nouvel équilibre travail-vie privée pendant que ça dure.

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3 août 2020

Chronique - Mes vacances en camping-car : le mythe de la caverne roulante

Par Nicolas Santolaria - Le Monde

Roulez jeunesse !. Se rêvant seul au beau milieu de paysages vierges, le camping-cariste ne serait-il pas un Néandertal en claquettes ?, s’interroge notre chroniqueur Nicolas Santolaria entre deux bouchées de merguez.

Notre première nuit en camping-car a eu pour préalable d’intenses tractations entre les deux grands pour savoir qui aurait « le lit du haut » – c’est le doyen qui a finalement eu droit aux honneurs sommitaux. Après avoir escamoté la table du salon, les enfants ont fait descendre le lit pavillon et les deux couchettes superposées, grâce aux commandes électriques installées sous l’évier. Monter, descendre, monter, descendre : ayant épuisé un peu plus tôt les potentialités divertissantes du klaxon, ils ont trouvé là une nouvelle source de fun. « Arrêtez de jouer ! », ai-je grommelé, de peur que la batterie ne se décharge.

Dans le soleil couchant de la Roque-Gageac (Dordogne), d’énormes montgolfières multicolores ont survolé en rase-mottes notre base de vie, où chaque recoin se plie et se déplie comme dans un origami. Un des personnages du film d’animation Le vent se lève (Hayao Miyazaki), que nous avons regardé avant de dormir, a alors posé cette étrange question : « Si vous aviez le choix, vous opteriez pour un monde avec des pyramides ou sans pyramides ? » Le matin, alors que ma petite troupe était encore endormie, j’ai bu ma première Ricoré. Puis je me suis contorsionné pour aller aux toilettes.

Une sorte de Buzz Aldrin en pantacourt

L’extrême promiscuité des lieux où chaque centimètre carré est compté n’est pas sans rappeler la condition d’astronaute. D’une certaine manière, le camping-cariste est un lointain cousin de Buzz Aldrin en claquettes et pantacourt. L’analogie prend un sens particulier lorsque le véhicule est en marche. Comme dans une station spatiale où tout doit être arrimé à cause de l’apesanteur, il faut impérativement que chaque objet soit calé et chaque porte verrouillée avant le départ. Parce que les forces du cosmos semblent s’appliquer ici de manière décuplée, une simple boîte de thon giclant d’un placard mal fermé peut, dans un virage, se transformer en projectile létal.

DANS LES MAGAZINES SPÉCIALISÉS, LE CAMPING-CAR EST REPRÉSENTÉ AU CŒUR DE PAYSAGES VIERGES, AVEC L’IDÉE SOUS-JACENTE QUE CETTE IMMONDE VERRUE POURRAIT À TOUT MOMENT S’ABSTRAIRE DU PANORAMA.

« Papa, moi j’aimerais rester dans le camping-car toute ma vie ! », m’a dit mon plus jeune fils, alors que nous prenions la route en direction de la grotte de Rouffignac. Grâce à un petit train électrique, nous nous sommes enfoncés sous terre pour découvrir cette vaste cavité, fréquentée jadis par les ours et les artistes préhistoriques. Ces derniers y ont tracé il y a 15 000 ans un impressionnant bestiaire, dont une centaine de mammouths aux contours noirs et précis, témoignages d’un climat disparu. Une des caractéristiques de cet art pariétal, auquel certains théoriciens prêtent une dimension chamanique, est que l’être humain n’y est presque jamais représenté.

Tout cela rappelle à certains égards l’étrange fantasme du camping-cariste, dont l’ambition pourrait se résumer ainsi : réussir le prodige de voir le monde tel qu’il serait en l’absence de toute présence humaine. Dans les magazines spécialisés, le véhicule est donc représenté au cœur de paysages vierges, avec l’idée sous-jacente que cette immonde verrue, condensé de la société technologique, pourrait à tout moment s’abstraire du panorama sans laisser de trace. Voilà pourquoi le camping-car n’est pas qu’un loisir de plein air, mais aussi une opération psychique complexe dont l’ambition secrète est de nous donner accès à la vérité originelle du monde. Une sorte de mythe de la caverne sur quatre roues, en somme.

Etre partout chez soi

Pour autant, ces considérations philosophico-routières ne doivent pas nous empêcher d’aller acheter des merguez. Ce que nous entreprenons après avoir rallié la bastide de Monflanquin (Lot-et-Garonne). Nous nous ravitaillons au Casino du coin où, malgré mon avis contraire, les enfants achètent d’encombrantes mitraillettes en plastique. Grâce à l’appli « Park4night », nous trouvons ensuite un stationnement gratuit pour la nuit sur l’anneau de bitume qui fait le tour du village. Et là, accoudés à une table en bois offrant une vue imprenable sur un cimetière et une cuve de gaz (oui, c’est vrai, il y a aussi un château au loin), nous pique-niquons.

AFIN DE DIGÉRER NOTRE MENU DE CHASSEUR-CUEILLEUR POST-HISTORIQUE À BASE DE PRINGLES ET DE KNACKI, NOUS PARTONS EN EXCURSION JUSQU’AU CŒUR DU VILLAGE.

Afin de digérer notre menu de chasseur-cueilleur post-historique à base de Pringles et de Knacki, nous partons en excursion jusqu’au cœur du village. La place centrale ceinte d’arcades est si belle qu’elle nous inspire immédiatement une partie de foot. Voilà résumé l’un des charmes indéniables du camping-car : être partout chez soi, étirer au maximum les frontières du monde habitable. A Monflanquin, nous sympathisons avec un cafetier multicasquettes à l’allure de d’Artagnan, qui se présente comme « archéologue » et « peintre ».

Ce soir, en vertu d’une règle d’apéros tournants que nous avons établie dès le départ, il revient à mon plus jeune fils de payer son coup. « C’est combien ? », demande-t-il, en ouvrant fièrement son porte-monnaie. « 250 euros ! », lui répond le cafetier, rigolard. « Choisis la pilule bleue, et tout s’arrête. Après tu pourras faire de beaux rêves et penser ce que tu veux. Choisis la pilule rouge : tu restes au pays des merveilles. Et on descend avec le lapin blanc au fond du gouffre », propose, quelques instants plus tard, l’énigmatique Morpheus, alors que nous regardons Matrix, calfeutrés derrière les volets occultants du camping-car. Cette nuit-là, peut-être troublé par les bruits extérieurs, je fus envahi par l’étrange sensation que l’on nous siphonnait le réservoir.

3 août 2020

LGBT

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gay

2 août 2020

Le monde s’entasse à Saint-Tropez

Article de Clément Guillou

Quand revient l’été, et malgré le Covid-19, « on s’amuse, on rit, on danse, on fait les fous, on chante, on vit sa vie… », dans le village varois symbole de fête, d’excès et de jet-set

REPORTAGE

SAINT-TROPEZ (VAR) - envoyé spécial

Cet été à Saint-Tropez, vous ne trouverez pas plus triste que DJ Jack-E – prononcez Jackie. Il devrait, chaque nuit, se glisser derrière les platines des Caves du Roy et, par tradition, égrainer les pays représentés dans cette institution de la nuit tropézienne : « Italia, USA, Mexico, Switzeland, Lebanon, Russia, Brazil… » Pas hier soir, pas ce soir, pas cet été. Le colosse varois, polo extra-large et des mains comme des battoirs, s’agace en sirotant un Coca light. La boîte de nuit est fermée, et c’est par téléphone que ses amis du bout du monde prennent des nouvelles. « Je leur dis qu’ici, tout va bien, sauf nous. On s’est fait complètement baiser. Les gens dansent partout, on aurait pu faire un été absolument magique. A Ibiza, Mykonos, tout est fermé : on est le seul endroit d’Europe où on peut rigoler un peu. »

De fait, ça rigole à Saint-Tropez. « Je n’ai jamais vu autant de monde en juillet dans les quinze dernières années, certifie Junior, le patron des Caves – qui force un peu le trait. On dirait qu’on a été quatre ans en guerre : il faut exploser. Ça me soulage de voir que Saint-Tropez a encore son attrait. »

Le village craignait d’être boudé par les touristes cet été, perdant à la fois sa clientèle internationale et l’un de ses principaux arguments de vente : la fête. Mi-juin, les palaces rouvraient presque à contrecœur, certains d’y laisser des plumes. Mais, dès les premiers jours, surprise : les habitués sont revenus. Certains n’avaient pas été vus dans la presqu’île depuis des lustres ; ils étaient à Saint-Barth. Quelques dégourdis, trompant la fermeture officielle des frontières, ont aussi trouvé le chemin de « Saint-Trop’».

Matt Pokora, neymar,...

Le taux d’occupation du Byblos, hôtel de luxe et d’excès, a baissé de 20 %. Moindre mal pour un établissement dont la clientèle vient, pour un tiers, d’en dehors de l’Union européenne. Son restaurant fait encore mieux car les clients quittent moins qu’avant le bord de la piscine où, soudain, la langue française a fait son retour. Même constat à La Ponche, bar de pêcheurs devenu hôtel 5 étoiles, dont les 20 chambres sont occupées presque chaque soir. Simone Duckstein, allègre propriétaire de 77 ans, ne s’inquiète que d’une chose : la toiture de sa voisine qui menace de tomber. « A mon âge, on n’a plus peur de rien, on est content d’être en vie et on profite des roses de son jardin. » Elle les offre à ses clients, qui ne s’appellent plus Bardot, Vian ou Sagan.

Les notoriétés de passage à Saint-Tropez, cette année, ont pour nom Neymar, Matt Pokora ou Maeva Ghennam et Carla Moreau, deux vedettes de télé-réalité qui nourrissent les fantasmes de leurs millions de followers en exhibant leurs repas noyés sous les magnums de champagne, les copeaux de truffe et le caviar Beluga. Les stars internationales, qui faisaient exister le village varois dans la presse people, ont dû laisser leurs avions privés au sol, mais des capitaines d’industrie ou de jeunes influenceurs continuent de faire vivre les boutiques de luxe.

Le port, après un mois de juin et des premiers jours de juillet « mouligas », selon le mot du directeur Jean-François Tourret, est rempli quasiment tous les soirs malgré l’absence des Russes et des Américains. « On bénéficie de l’effet Saint-Tropez, et tant mieux : j’ai horreur de voir des trous dans mon port », lâche M. Tourret, qui glisse au passage que ses concurrents de Porto-Cervo (Sardaigne) ou Antibes (Alpes-Maritimes) n’ont pas cette chance. Les villas qui surplombent la baie ont aussi fait le plein, qu’elles soient louées à une clientèle parisienne ou suisse, ou occupées par leur propriétaire et sa famille. Les rares maisons encore disponibles se louent à plus de 80 000 euros la semaine, réservées aux ultra-riches.

Ce succès inattendu serait, pour le directeur de l’Office de tourisme, Claude Maniscalco, la preuve que « cette terre est bénie des dieux ». Lui aussi plongeait dans l’inconnu. En juin, pour sauver la saison grâce aux locaux, la mairie a consenti à se priver des revenus de l’immense parking du port : cinq heures de stationnement offertes. Résultat : les routes du littoral ont rarement été aussi embouteillées et les glaciers du port sont dévalisés. Dès le long week-end du 14 juillet a repris le traditionnel ballet des « suceurs de glace », qui badent les jeunes fêtards sur les yachts et devisent des mérites comparés de la Lamborghini Huracan et de la Porsche Cayman S. « Les excursionnistes représentent la majeure partie de nos 6 millions de visiteurs et le bling-bling que certains nous reprochent est important pour nous, explique M. Maniscalco. Les deux clientèles sont complémentaires et je préfère que les excès se fassent chez nous qu’ailleurs. »

Patrice de Colmont, propriétaire du très huppé Club 55, doyen des plages privées de Pampelonne, rêve que la crise du Covid-19 signe un changement de direction dans le tourisme tropézien : plus de randonnées dans le massif des Maures, moins de douches au champagne. Il affirme que « Saint-Tropez n’est pas un Eurodisney pour adultes », que « la fête, ce n’est pas seulement de la techno et des douches au champagne », lui dont la clientèle, jamais disparue, est souvent constituée de grands patrons.

Mais, à 1 500 mètres à vol d’oiseau, de l’autre côté de la plage, il y a Christophe Coutal, des bras comme des rondins et le bronzage d’une vie. Lui, propriétaire du Moorea, a deux mois pour faire « rentrer du cash » et satisfaire une clientèle qui réclame surtout d’exhiber son corps et sa carte bleue. A Saint-Tropez, on compte plus de Coutal que de Colmont. « Les gens viennent là pour ça, pour la fête !, s’enflamme M. Coutal. Il y a un réel besoin de vivre. » Pas forcément de se protéger de la maladie, dans une région où l’épidémie de Covid-19 est presque passée inaperçue.

Les plages festives de Pampelonne ont, jusqu’à la fin juillet, géré les risques sanitaires avec une certaine libéralité, laissant les corps se mélanger au son de la musique électronique. Le reflet d’une région où les gestes barrières sont une chimère et où le masque, chaleur oblige, se porte le plus souvent sous le nez. « Je ne suis pas policier, justifie M. Coutal. Le jeune qui a pris deux magnums de rosé et qui veut draguer une gonzesse, si je lui demande de s’écarter, il va me dire : “Tonton, va boire ta soupe !” Pour eux, ils ne sont pas à risque. » Le gérant du Moorea, comme pour illustrer, claque la bise à un ami et constate que, huit semaines après le débarquement des touristes, Saint-Tropez semble immunisée. Au 29 juillet, le Var comptait zéro « cluster » – hors Ehpad et milieu familial restreint –, un taux de positivité dans la moyenne française et 51 personnes hospitalisées pour la maladie. « Début juin, on avait super peur et aujourd’hui, les centres de réanimation devraient déborder. Mais l’unité Covid de l’hôpital de Fréjus est vide. Peut-être que [Didier] Raoult a raison ! »

Quand la fête à Pampelonne s’arrête, en fin d’après-midi, elle se poursuit dans Saint-Tropez, dans des restaurants qui, passé une certaine heure, ressemblent drôlement à des discothèques : videurs à l’entrée, shorts interdits, addition minimum pour obtenir une table et même canons à fumée et danseuses sur des tables. Pour certains, c’est le cas chaque année. Mais la fermeture des boîtes de nuit a incité les gérants à pousser le curseur de la fête un peu plus loin. Comme le dit Junior, patron des Caves du Roy, qui observe avec philosophie certains se lancer dans le métier : « Ça rapportera toujours plus de vendre une bouteille de vodka qu’une entrecôte. »

Les gendarmes veillent

Ces reconversions d’un été sont peu du goût d’une autre institution locale : la gendarmerie de Saint-Tropez. Le colonel Alexandre Malo, patron du groupement de gendarmes du Var, reçoit dans l’une des deux casernes de la ville – l’autre étant celle du maréchal des logis-chef Cruchot, devenue un musée. Il confirme que « l’activité principale de certains établissements de restauration est devenue celle d’une discothèque. S’ils organisent un espace où les gens peuvent se regrouper et danser, s’ils créent des événements pour attirer le public, ils mettent en place les conditions pour que la réglementation ne soit pas respectée. »

Depuis une semaine, les gendarmes de Saint-Tropez sont devenus plus sévères à l’égard des établissements ostensiblement consacrés à la danse. Une petite dizaine de procès-verbaux ont été dressés, soit à l’encontre de bars, soit visant des plages privées. Trois d’entre elles ont été verbalisées à plusieurs reprises, et certaines plages de Pampelonne sont désormais équipées de guetteurs qui surveillent l’arrivée de la maréchaussée, rapporte Var-Matin. Pourtant, selon le colonel Malo, « les professionnels qui ont été mis en demeure comprennent assez vite les enjeux » : fermeture administrative et pertes économiques.

A la suite de la diffusion massive d’images de fête au Nikki Beach, une plage de Pampelonne – qui a annulé tous ses événements et réduit sa jauge d’accueil de moitié –, la question est devenue politique. La presqu’île s’efforce d’éviter un nouveau tourbillon médiatique ou la naissance d’un foyer épidémique. « Il est temps que chacun prenne ses responsabilités, il y a encore une belle saison devant nous, s’inquiète Roland Bruno, maire de Ramatuelle, commune des plages de Pampelonne. Ne la gâchons pas par des attitudes suicidaires. » Lundi 3 août, la mairie de Saint-Tropez doit réunir des professionnels pour évoquer « la capacité à gérer l’impact touristique attendu au mois d’août ». Frédéric Prévost-Allard, adjoint au tourisme, traduit : « On ne veut pas d’une image qui dise : “C’est open bar à Saint-Tropez.” Un manque de sérieux nous porterait préjudice. On n’est pas là pour transgresser les règles de l’Etat ; mais si dérive il y a, tout ne pourrait pas retomber sur la mairie. »

Il sera plus délicat de mettre fin aux soirées organisées dans des villas ou sur des yachts ancrés dans la baie des Canoubiers. Var-Matin s’en inquiète : lorsque les décibels montent des pontons, la plus célèbre résidente du coin, Brigitte Bardot, s’agace un peu plus encore. Elle qui aurait pu rêver d’un premier été de tranquillité à La Madrague doit se résigner à ce que Saint-Tropez, dont la mort fut mille fois annoncée, semble survivre à tout.

23 juillet 2020

Vu d'Allemagne - Quitter Paris, une tendance de fond

parisiens

SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (MUNICH)

On le croyait passager, mais l’exode urbain se poursuit. Depuis la fin du confinement, les Parisiens sont nombreux à vouloir concrétiser leurs projets de déménagement en région, relate la Süddeutsche Zeitung. Le prix de l’immobilier est un facteur déterminant.

Ce rendez-vous pourrait sans problème être une scène de carte postale. Pavés, tables de bistrot sur le trottoir, tasse de café et croissant, et le soleil qui brille. “J’adore Paris, déclare Thiên-Thanh Tran, mais je n’y viendrai plus qu’en touriste à l’avenir.” Après quinze années au cours desquelles cette jeune provinciale est devenue parisienne, elle prend congé de la carte postale.

Le coronavirus n’est pas directement responsable de cette décision mais il a transformé en certitude une idée qui lui trottait dans la tête : il faut que je parte. Après le confinement, l’agence Paris, je te quitte [dédiée à l’accompagnement des Parisiens souhaitant s’installer en région] a publié un sondage sur les projets de déménagement. Si 38 % des personnes interrogées voulaient partir “le plus vite possible” en février, elles étaient 54 % en mai. Une agence dont le fonds de commerce consiste à vendre le rêve d’une vie hors de la capitale n’est certes pas la source la plus neutre, mais rien que le succès rencontré par Paris, je te quitte depuis trois ans – et le fait qu’il existe au moins deux autres agences misant sur le ras-le-bol de la capitale –, montre le peu d’attrait qu’offre cette ville dès lors qu’on y vit.

Un désir d’arbres, d’une maison, de calme

Alors qu’un retour à la normale s’amorce pour la plupart des Français après la première vague de Covid-19, une question demeure : que reste-t-il des idées nées pendant le confinement ? Que va devenir le désir collectif d’arbres, d’une maison, de calme ? Au fur et à mesure que le virus se répandait, on avait l’impression que le dégoût de la grande métropole gagnait le monde entier. “New York en vaut-elle encore la peine ?” demandait le New York Times en rapportant abondamment l’exode urbain précipité des Américains.

Près d’un quart des habitants de Paris ont passé ces deux mois de pause forcée à la campagne, à en croire les informations communiquées par les téléphones mobiles – dans leur résidence secondaire ou sur le canapé-lit des parents, selon leurs moyens financiers. Les petites annonces immobilières des journaux ont indiqué une explosion de la demande de maisons avec jardin hors de Paris. Le coronavirus a accéléré un phénomène qui était en cours depuis des années : les Français n’aiment plus la ville de l’amour.

Le New York Times faisait également intervenir des hordes de personnes qui s’indignaient qu’on puisse vouloir quitter la ville. Le New-Yorkais reste à New York, puisque New York a besoin de lui, telle était la logique. Cela ne semble pas s’appliquer à Paris. Quand Thiên-Than Tran a annoncé à ses connaissances qu’elle s’installait à Lyon, tout le monde s’est simplement déclaré content pour elle. Une biographie française standard comporte en effet ces deux étapes : on s’installe à Paris pour le travail à un moment, puis on finit par en repartir, pour cause d’épuisement.

Thiên-Tanh avait 20 ans lorsqu’elle a quitté Orléans pour venir à Paris travailler comme dessinatrice de films d’animation. Elle a maintenant la mi-trentaine et sa fille aura bientôt 3 ans. “Tout ce qui me plaisait à Paris, je ne le supporte plus” : les expositions, les restaurants, les cinémas. Pendant le confinement, ces huit semaines où on n’avait pas le droit de s’éloigner de plus d’un kilomètre de son domicile, Thiên-Tanh a eu l’impression de n’avoir que du béton à offrir à sa fille.

À la naissance du premier enfant, on a envie de moins de saleté et de plus de place, les habitants des grandes villes du monde entier le savent. Cependant, Paris perd ses familles dans de telles proportions que la ville s’en retrouve changée plus que de raison. Le nombre d’élèves du primaire baisse de 3 000 par an depuis 2015. Sur plus de 600 maternelles et écoles primaires parisiennes, douze ont dû fermer rien qu’entre 2014 et 2018. D’une part parce que la crise financière de 2008 a découragé les Français à avoir beaucoup d’enfants, d’autre part à cause du coût de l’immobilier qui ne cesse d’augmenter. Il y a dix ans, on pouvait encore acheter un appartement pour 6 000 euros le mètre carré, en 2019, il fallait compter plus de 10 000 euros en moyenne.

Qu’est-ce que Thiên-Tanh a appris pendant ses années à Paris ? “Faire des économies. Et avoir l’air très occupée pour que personne ne vous adresse la parole”, confie-t-elle. Sa nouvelle vie, à Lyon, doit commencer dans deux semaines. Son mari travaille en libéral pour des sociétés du monde entier, peu importe où il est installé. entre-temps elle a fait des études de droit et va chercher un nouvel emploi à Lyon. Ils auront bientôt une grande terrasse, un appartement plus grand et des trottoirs suffisamment larges pour qu’on puisse y apprendre à un enfant à faire du vélo.

Thiên-Tanh parle de l’avenir avec un optimisme qui correspond tout à fait aux annonces des agences ayant pour credo “Au revoir, Paris”. Les photos qui incitent à aller vivre à Bordeaux, au bord de la Méditerranée ou dans les Alpes, ressemblent à des photos de vacances. Certes la plupart de ceux qui veulent quitter Paris souhaitent s’installer plus près de leur famille ou de vieux amis, mais le soleil et la mer sont tout aussi importants. Il y a tellement de Parisiens aisés qui se sont installés à Bordeaux, à une heure de l’Atlantique seulement, qu’on voit des graffitis “Parisien rentre chez toi” sur les murs de la ville.

Si on voit les choses de façon positive, le virus pousse les gens à oser réaliser leur rêve. Il donne l’élan nécessaire à ceux qui veulent depuis longtemps s’installer à la campagne ou dans une ville plus petite. Dans le même temps, il creuse aussi l’éloignement des Parisiens les uns des autres. La richesse et la pauvreté augmentent dans la ville. Quand on n’est ni très très riche ni très très pauvre, on va chercher son bonheur en banlieue, ou plus loin.

Plus on l’écoute, plus Thiên-Tanh a l’air déchirée. Vivre à Paris aurait aussi permis à sa fille de fréquenter les meilleures écoles. Et puis, il y a une vieille peur qui revient quand on part pour une ville plus petite. “Quand j’étais enfant à Orléans, mes camarades de classe me lançaient des injures racistes, j’étais la seule dont les parents venaient du Vietnam”, confie-t-elle. Ça ne lui est jamais arrivé à Paris, “c’est une ville cosmopolite, je me suis vraiment épanouie ici”. Elle se demande comment ça va se passer pour sa fille.

“Plus un quartier est sympa, plus les loyers sont inabordables”

Le café où Thiên-Tanh a voulu qu’on se retrouve est sur la Butte-aux-Cailles, une colline dans le sud de Paris. Une rue qui ressemble à une place de village animée. Pas de frénésie, les gens saluent des connaissances dans la rue. “Plus un quartier est sympa, plus les loyers sont inabordables”, déplore-t-elle. Sa fille va à la maternelle qui est juste à côté du café, mais l’appartement de la famille est plus loin.

Il y a quelques jours, une petite association a installé un poulailler pour quarante-huit heures [dans le cadre du festival Les 48 heures de l’agriculture urbaine]. Les enfants pouvaient nourrir les animaux pendant que les parents buvaient du vin blanc à côté. Ils avaient tout simplement fait venir en ville la vie à la campagne dont ils semblent tous rêver. On attendait la maire, qui s’était annoncée et n’est jamais venue, et tout le monde était d’accord autour du poulailler : finalement, la vie est devenue meilleure avec le coronavirus. Sans tourisme de masse, et après deux mois d’isolement, les gens apprécient davantage d’avoir des voisins et un “café du coin”.

Si seulement on avait les moyens de vivre cette vie.

Nadia Pantel

21 juillet 2020

Naturisme

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