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Jours tranquilles à Paris

6 août 2019

Tribune « La voiture est devenue un élément essentiel de la dignité du citoyen »

Par Ivaylo Ditchev, professeur d’anthropologie culturelle à l’université de Sofia, Bulgarie

En voiture (2/6). Comment le rapport de l’humanité à l’automobile a-t-il évolué dans l’histoire ? L’universitaire bulgare Ivaylo Ditchev considère, dans une tribune au « Monde », que les batailles politiques contemporaines autour de la « bagnole » sont la marque d’une victoire de l’individualisme sur le collectif.

L’automobile a ceci de paradoxal qu’elle nous permet de nous déplacer tout en restant dans notre propre espace, un espace où nous nous sentons en sécurité. Et le monde autour de nous change sans réellement nous toucher. [Jean] Baudrillard eut cette comparaison célèbre : le pare-brise est comme un écran. Il voulait souligner le fait que ce mode de transport individuel transforme notre expérience existentielle du monde en une vision esthétique.

Historiquement, posséder une automobile est devenu un trait essentiel du capitalisme, depuis l’essor, en 1908, de la Ford T. En leur temps, les régimes communistes ont d’ailleurs imposé des réglementations très strictes pour mettre des bâtons dans les roues à ceux qui voulaient réaliser leur rêve d’acquérir une automobile. En Albanie, les voitures étaient tout bonnement interdites. La chute du Mur a déclenché un mouvement de population vers l’ouest, mais également un mouvement de voitures d’occasion vers l’est. La plus récente bataille pour le droit de conduire est celle des femmes saoudiennes, qui étaient privées de ce droit et pas reconnues comme des individus adultes et autonomes.

Progressivement, dans la plupart des régions du monde, la voiture a perdu son caractère d’exception. Et ce n’est plus le fait de posséder une voiture ou non qui dénote la classe sociale, mais la marque, le kilométrage et le prix du véhicule que l’on possède.

Comme beaucoup d’autres innovations, l’automobile s’est vite retrouvée au cœur des batailles politiques des sociétés contemporaines. Elle a notamment trouvé un rôle à jouer dans les conflits sociaux. Si les grèves de cheminots, à même de paralyser les économies nationales, restent jusqu’à aujourd’hui la plus puissante des armes aux mains de la classe ouvrière, les mouvements concertés des automobilistes gagnent peu à peu du terrain. Comme cela n’aurait aucun sens de faire grève dans son véhicule privé, ceux-ci ont plutôt tendance à bloquer des axes de circulation et des places pour semer le chaos. Les syndicats sont rarement impliqués, et l’organisation de ce genre de manifestations passe d’ordinaire par Internet. Sur la Toile, des groupes de discussion rassemblent un grand nombre de conducteurs. Outre leurs échanges sur les meilleurs pneus d’hiver et autres, ils lancent des discussions enflammées qui galvanisent les internautes : « Vous avez vu sur Facebook ? Le gouvernement va laisser entrer 400 000 réfugiés, quelle bande de… ! » Pas surprenant que les protestations des automobilistes soient souvent si impulsives et irrationnelles.

Nœud de relations sociales

En Bulgarie, il n’est pas rare que, à la suite de révélations sur tel ou tel crime, les chauffeurs de taxi bloquent la capitale et demandent au gouvernement de démissionner ou aux juges de condamner le coupable à une peine plus lourde. N’oublions pas qu’en Russie en 2011, les grandes protestations contre Poutine ont été précédées de manifestations de taxis : les autorités voulaient que leurs véhicules soient tous de la même couleur. Mais comment revendre une voiture qui est jaune ?

Le fait est que les chauffeurs de taxi ont joué un rôle important pendant la période de transition postcommuniste. Voyant leurs salaires se réduire à peau de chagrin, les gens (généralement des hommes) se sont lancés dans cette activité à mi-temps au volant de leur vieille Lada. Ils accomplissaient ainsi leurs premiers pas dans le monde du capitalisme qui s’ouvrait à eux. Et ils étaient en colère contre l’Etat, qui les avait laissé tomber. Ils devinrent alors de féroces supporteurs des positions politiques les plus à droite. Lorsqu’ils ne bloquaient pas les espaces publics ou ne décoraient pas leurs voitures de symboles politiques, ils menaient le combat en tenant des discours enfiévrés à leurs clients (rappelons que les taxis ont également servi de médias pendant les soulèvements arabes).

Puis les Lada sont devenues trop vieilles, l’économie s’est stabilisée et les chauffeurs à mi-temps ont de nouveau réussi à nourrir leur famille avec leur salaire principal, ou bien ils ont décidé de se faire chauffeur professionnel, le plus souvent au sein de l’une de ces grandes sociétés qui mettent à disposition un véhicule que l’on rembourse à mesure que l’on travaille. Il semblerait que le poids de la dette ne fasse pas bon ménage avec la fièvre révolutionnaire.

Le sociologue britannique John Urry a forgé le terme « automobilité » pour désigner le phénomène complexe de la mobilité automobile. Selon lui, loin d’être une simple chose, la voiture est un nœud de relations sociales où se mêlent identité, consommation, statut et domination – un nœud autour duquel les sociétés contemporaines se reconfigurent en permanence. Parmi la multitude de paradoxes inhérents à l’automobilité, la relation entre le local et le mondial semble au cœur des luttes sociales contemporaines.

Impulsions contradictoires

Dans les Balkans, chaque année, des camions bloquent les frontières : les Grecs protestent contre la main-d’œuvre à bas prix en provenance de Bulgarie, les Bulgares veulent empêcher les légumes turcs d’entrer dans leur pays, etc. Bref, les agents du commerce mondial s’activent à le bloquer.

Prenons également les massives protestations des chauffeurs de taxi contre Uber, cette technologie devenue synonyme de la mondialisation numérique – depuis quelque temps, une version russe de la plate-forme, Maxim Taxi, met en colère les chauffeurs de plusieurs pays de l’ancien bloc soviétique. Les taxis sont mobiles, mais ils sont aussi locaux. Et, en un sens, ils revendiquent un droit exclusif sur la mobilité locale. Dans l’Union européenne, le « paquet mobilité » de Macron [qui vise notamment à une harmonisation des salaires des chauffeurs routiers européens] suscite un conflit similaire qui divise l’est et l’ouest de l’Europe : c’est nous qui sommes mobiles ici ; vous, vous êtes mobiles là-bas.

AUJOURD’HUI, L’AUTOMOBILE EST UNE BULLE QUI PERMET À L’INDIVIDU DE S’ISOLER DU MONDE – TOUT COMME LA BULLE INTERNET

Aujourd’hui, on considère que les droits du citoyen incluent un droit à la mobilité ­ – un droit qui semble accompagner la banlieusardisation des sociétés industrielles. Dans la première moitié du XXe siècle, les populations réclamaient des logements et des transports publics. Dorénavant, elles estiment avoir droit à quelque chose de plus : un véhicule, une sorte de petit chez-soi où l’on peut fumer ou écouter de la musique à sa guise, où l’on se sent bien, et où l’on n’a pas à communiquer avec qui que ce soit en se rendant à son travail. Dans les années 1990, un homme politique bulgare dénonçait l’enlèvement des voitures mal garées, car cela constituait, à ses yeux, une violation des droits humains. Ce droit à disposer d’un véhicule provoque régulièrement des conflits sociaux – autour du prix du carburant, des aménagements pour se garer, voire de la taille des autoroutes.

Beaucoup de personnes pauvres dépendent de leur voiture car elles ne peuvent pas vivre dans les grandes villes à cause du prix exorbitant des logements. Certes. Mais les mouvements de protestation visent rarement à obtenir la construction d’une gare. Les personnes qui vivent loin de leur lieu de travail ont plutôt tendance à rechercher une solution individuelle, immédiatement accessible, et la voiture est devenue un élément essentiel de leur dignité de citoyen. Aussi, la dimension sociale de l’automobilité est assez difficile à définir : les conducteurs ne se caractérisent pas tant par leur statut social que par leur individualisme et par des impulsions contradictoires. Et les autorités peinent à saisir ce que veut réellement cette multitude fragmentaire.

Revanche sur la ville-monstre

Du reste, le sentiment que les automobiles sont aujourd’hui bien trop nombreuses va croissant. Les municipalités imposent des journées sans voiture, les citoyens occupent les villes pour réclamer des zones interdites à la circulation et les manifestations de piétons finissent parfois par des incendies de véhicules – des incendies qui peuvent être considérés comme des actes de revanche aléatoires sur la ville-monstre d’aujourd’hui, empire des quatre-roues.

C’est dans le domaine de l’écologie que la condamnation morale de l’automobile est la plus forte. Et c’est dans ce domaine que les automobilistes se mobilisent le plus férocement : à la cause universelle de la protection de la planète, ils opposent des raisons personnelles, nationales ou économiques. Le mouvement des « gilets jaunes », par exemple, a été déclenché par un projet de taxe sur le carburant censé réduire l’usage de la voiture. Parmi leurs revendications contradictoires, les « gilets jaunes » ont demandé l’abolition d’une loi abaissant à 80 km/h la vitesse maximale sur les routes départementales. Et même dans un pays comme l’Allemagne, bien plus soucieux de la protection de la nature, l’interdiction des véhicules diesel dans différentes villes suscite régulièrement la grogne des conducteurs. Attendons de voir ce qui se passera dans l’est de l’Europe quand quelqu’un s’aventurera à demander aux automobilistes de consentir à des sacrifices pour le bien commun.

Aujourd’hui, l’automobile est une bulle qui permet à l’individu de s’isoler du monde – tout comme la bulle Internet. Quant aux mouvements sociaux, ils semblent s’individualiser : au lieu d’être collectifs, ils sont la somme d’impulsions individuelles. Un jour, il y a un accident de la route et les automobilistes réclament davantage de réglementations ; le lendemain, ils protestent contre des réglementations qui leur paraissent défavorables. Un jour, une victime suscite une vague de sympathie ; le lendemain, un migrant provoque une explosion de haine. Certains usagers de la voiture sont en colère parce que leur mode de vie est menacé quand d’autres ont peur de ne plus réussir à gagner leur vie. Bref, l’automobile divise. Et elle tente d’effacer ces divisions en créant des foules – des foules de personnes isolées. Faudra-t-il attendre la voiture sans conducteur pour renouer le dialogue, assis ensemble sur la banquette arrière ?

(Traduit de l’anglais par Valentine Morizot)

Ivaylo Ditchev a enseigné en France, aux Etats-Unis et en Allemagne. Il s’est d’abord intéressé à l’esthétique, puis, après la chute du Mur, il a investi le champ des sciences sociales en étudiant les relations entre politique et culture. Il étudie, entre autres, l’esthétisation du pouvoir dans la presse. Ivaylo Ditchev contribue régulièrement en tant que chroniqueur aux programmes de la radio allemande Deutsche Welle.

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Nécrologie : Nuon Chea, ancien dirigeant khmer rouge et bras droit de Pol Pot, est mort

Par Adrien Le Gal, Francis Deron (1953-2009)

Condamné par la justice internationale en 2014, l’ex-idéologue du Kampuchéa démocratique est mort dimanche à Phnom Penh, à l’âge de 93 ans.

Il était « frère n° 2 », le maître d’œuvre de la machine de mort du régime khmer rouge, qui a plongé le Cambodge dans l’horreur, entre 1975 et 1979. Le bras droit de Pol Pot, condamné à la prison à vie pour « crimes contre l’humanité » et « génocide », est mort, le dimanche 4 août, à Phnom Penh, où il était incarcéré depuis 2007. Il avait 93 ans.

Nuon Chea naît sous le nom de Lao Kim Lorn, le 7 juillet 1926, à Voat Kor, un petit village proche de Battambang, la deuxième ville du Cambodge. Son père, d’origine chinoise, était négociant en maïs ; sa mère, khmère, couturière attachée à un temple. En 1941, la Thaïlande, alliée du Japon pendant la seconde guerre mondiale, annexe Battambang. Nuon Chea apprend la langue de l’occupant, puis part pour Bangkok, où il commence des études de droit, à l’université de Thammasat. Après 1945, il occupe des fonctions subalternes dans l’administration du royaume.

Il adhère au mouvement de jeunesse du Parti communiste thaïlandais, puis rejoint le Cambodge, où il intègre la résistance contre la France, puissance coloniale. C’est là qu’il rencontre Saloth Sar, le futur Pol Pot. Avec une poignée de révolutionnaires, ils forment le noyau dur du Parti révolutionnaire du peuple khmer, fondé clandestinement en 1951.

« Révolution de la forêt »

La guerre d’Indochine permet aux communistes de s’implanter dans le pays, rural, pauvre et dont l’organisation est quasi féodale. La mouvance communiste, elle, est traversée par des courants rivaux, qui persistent après l’indépendance, obtenue en 1953 par le roi Norodom Sihanouk. Tou Samouth, le dirigeant du parti, un modéré, est tué dans des circonstances troubles en 1960. Pol Pot prend sa suite, Nuon Chea devient son numéro deux.

Pendant la guerre du Vietnam, l’idéologie des communistes cambodgiens s’affirme : la « révolution de la forêt » sera radicale, basée sur l’autosuffisance et, surtout, authentiquement khmère – débarrassée, donc, de l’influence des communistes vietnamiens. En 1970, le général Lon Nol renverse Norodom Sihanouk, qui appelle aussitôt la population à se soulever. De nombreux paysans, qui adulent l’ancien roi, rejoignent l’insurrection des Khmers rouges. Plus tard, Nuon Chea se vantera d’avoir aussi réussi à enrôler de nombreux moines bouddhistes, en leur promettant de défendre la religion. Dans certaines des zones qu’ils contrôlent, pourtant, les révolutionnaires ont déjà défroqué les moines et interdit les rituels bouddhiques.

En 1975, les Khmers rouges prennent Phnom Penh, ville qu’ils évacuent le jour même, jetant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sur les routes. Dans l’organigramme du « Kampuchéa démocratique », Nuon Chea est le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le « Parlement » du nouveau régime. Cette fonction est toute théorique : en presque cinq ans, l’ARP ne sera convoquée qu’une seule fois, en 1976. Le véritable rôle de Nuon Chea est de superviser l’appareil de sécurité, une redoutable toile d’araignée de prisons, centres de torture et sites d’exécution. S’il n’a jamais mis les pieds dans aucun d’entre eux, il est néanmoins le supérieur direct de Douch, chef de la sinistre prison S-21, à Phnom Penh, dans laquelle au moins 17 000 personnes ont été détenues et torturées, avant d’être exécutées.

Rituel macabre

Quelle a été l’implication de Nuon Chea dans les crimes commis à S-21 ? Contre toute évidence, l’idéologue khmer rouge a nié avoir eu connaissance de l’existence de la prison. Les deux premières années, le supérieur de Douch est Son Sen, le chef de la police secrète. Il est probable qu’à l’époque les comptes rendus d’interrogatoires, où les accusés s’accusaient, sous la torture, des crimes les plus absurdes, étaient déjà remis à Nuon Chea. Quoi qu’il en soit, dès le 15 août 1977, ce dernier devient l’unique interlocuteur de Douch.

Entre les deux hommes, un rituel macabre se met en place. Une à deux fois par semaine, Douch se rend dans le bureau de Nuon Chea. Ensemble, ils font le point sur les interrogatoires en cours, les aveux arrachés aux prisonniers et les mises à mort.

Celles-ci sont systématiques : « Nuon Chea m’avait fait savoir clairement que tous ceux qui étaient envoyés à S-21 devaient être exécutés », a expliqué Douch par la suite. Quand ils ne se rencontrent pas, ils communiquent par messages écrits, transmis par coursiers. Nuon Chea indique à Douch la teneur des aveux qu’il se doit d’obtenir ou donne des instructions précises, comme celle de ne pas brutaliser tel ou tel prisonnier. De temps à autre, il exige qu’une photo des cadavres lui soit remise, en guise de preuve d’exécution. Lorsque les Khmers rouges arrêtent quatre Occidentaux égarés dans les eaux territoriales cambodgiennes, Nuon Chea exige que les « longs nez » soient « écrasés » et leurs corps brûlés. Dans leurs aveux, les touristes avaient « confessé » travailler pour l’Agence centrale de renseignement (CIA) américaine.

Outre son rôle dans les atrocités commises à S-21, Nuon Chea a contribué à bâtir l’idéologie du Kampuchéa démocratique, un communisme brutal dominé par une obsession raciste. C’est lui qui assure la formation des cadres du parti, lors de séminaires organisés à Phnom Penh. Dès 1975, il explique en public la volonté du Parti de fermer les pagodes et d’envoyer les moines travailler dans les rizières. Il insiste aussi sur l’objectif de « briser » les Chams, une ethnie musulmane.

Mais c’est la haine des Vietnamiens qui constitue la colonne vertébrale de sa pensée. Selon lui, Hanoï n’a jamais abandonné son ambition de dominer la péninsule indochinoise et d’« exterminer la race » cambodgienne. Avec le voisin communiste, officiellement un « pays frère », une guerre secrète a d’ailleurs éclaté : les Khmers rouges se livrent à des massacres de soldats et de civils vietnamiens dans les zones frontalières. Ceux qui sont capturés sont envoyés à S-21. Nuon Chea exige que leurs « aveux » soient enregistrés, puis diffusés à la radio.

Paranoïa

A mesure que la situation sur le front se dégrade, les dirigeants khmers rouges sont dépassés par leur paranoïa. De vastes purges sont organisées pour débusquer les « traîtres ». A la manœuvre, le Comité militaire, dirigé par Pol Pot. Nuon Chea a toujours nié en avoir été membre – devant les juges d’instruction, plusieurs témoins ont affirmé le contraire. Dans l’est du pays, les autorités procèdent à des déplacements massifs de la population. Les uns après les autres, les cadres sont « invités » à se rendre à Phnom Penh. Là, ils sont enfermés à S-21, torturés jusqu’à ce qu’ils dénoncent d’autres « traîtres » qui seront, à leur tour, appréhendés. Ceux qui occupent un rang peu élevé sont abattus sur place.

Les purges accélèrent la débâcle. Avec le Vietnam, la guerre est officiellement déclarée le 25 décembre 1978 – en réalité, elle dure déjà depuis plus de quatre ans. Deux semaines plus tard, le 7 janvier 1979, les forces de Hanoï entrent à Phnom Penh. Avec les autres dirigeants khmers rouges, Nuon Chea s’est enfui, après avoir brûlé toutes ses archives. Il ignore que Douch, qui gardait consciencieusement des copies de toute sa correspondance, va les laisser, en évidence, dans les bâtiments de S-21.

Comme les autres caciques du régime, Nuon Chea rejoint la lutte armée contre le nouveau régime, également communiste, mais aligné sur le Vietnam. Quelques années plus tard, le parti s’autodissout. L’ex-marxiste doctrinaire se montre désormais pragmatique : « Le communisme n’était qu’une voie vers le patriotisme », assure-t-il lors d’une session d’éducation politique. Les Khmers rouges, qui avaient aboli la monnaie, prospèrent désormais dans leurs fiefs, à la frontière thaïlandaise, en trafiquant des pierres précieuses, du bois rare et des antiquités khmères. Les pays occidentaux, qui refusent de reconnaître le gouvernement provietnamien au pouvoir à Phnom Penh, leur apportent une aide discrète et leur assurent le siège du Cambodge aux Nations unies.

Emprisonné à Phnom Penh

La fin de la guerre froide rebat les cartes. Après les accords de paix de Paris de 1990, Norodom Sihanouk rentre au Cambodge et remonte sur le trône. Les clans ennemis se partagent le pouvoir, à l’exception des Khmers rouges, qui refusent de participer aux élections de 1993. Dans le jeu géopolitique, les anciens Khmers rouges cessent d’être utiles et deviennent gênants. Divisés, affaiblis, ils négocient leur reddition avec Hun Sen. En 1998, six mois après la mort de Pol Pot, Nuon Chea se rallie au gouvernement, avec Khieu Samphan, l’ex- « chef d’Etat » du Kampuchéa démocratique. L’ex-idéologue s’établit près de Païlin, un des derniers fiefs khmers rouges, qui continue de bénéficier d’un certain degré d’autonomie.

En faisant allégeance au premier ministre Hun Sen, les derniers dirigeants des Khmers rouges ont-ils obtenu une promesse d’impunité ? Si c’est le cas, celle-ci n’a pas été tenue. En 2007, après des années de négociations entre le Cambodge et les bailleurs de fonds internationaux, un tribunal parrainé par l’ONU est mis sur pied. Nuon Chea est arrêté, de même que Khieu Samphan, Ieng Sary (l’ex-ministre des affaires étrangères) et son épouse, Ieng Thirith (ex-ministre des affaires sociales). Emprisonné à Phnom Penh, Nuon Chea refuse de coopérer avec la justice, se contentant de nier les faits.

Son équipe d’avocats internationaux, elle, est aussi prolixe que Nuon Chea est muet. Ceux-ci lancent une guérilla procédurière et agressive contre le tribunal, multipliant les outrances. En 2014, Nuon Chea est néanmoins condamné à la prison à la perpétuité pour « crimes contre l’humanité », une peine confirmée en 2016 en appel. Deux ans plus tard, les juges le déclarent coupable de « génocide », en raison des crimes commis à l’encontre de la minorité vietnamienne.

Dates

7 juillet 1926 Naissance près de Battambang

1951 Création du Parti révolutionnaire du peuple khmer

1960 Devient numéro 2 du mouvement khmer rouge

1975 Chef de l’appareil de sécurité

2007 Emprisonné à Phnom Penh

2014 Condamné à la prison à vie

2019 Mort à l’âge de 93 ans

5 août 2019

Laetitia Casta photographiée par le Studio Harcourt

casta harcourt

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