« Un portrait, c’est danser avec un inconnu »
L’interview du samedi. Depuis la fin des années 1970, les photos de Bettina Rheims accrochent le regard. Des corps, des femmes, des portraits… réunis dans un livre et une exposition.
Entretien
À l’abri des regards et des bruits de la ville, dans une arrière-cour du IVe arrondissement de Paris, la photographe Bettina Rheims règle les derniers détails de la grande exposition que va accueillir la Maison européenne de la photographie, pas très loin de son studio. Elle y répond aux interviews, dans un univers de photos, de livres d’art et d’objets exotiques.
Le corps, est-ce un sujet évident de photographie ?
C’est un médium pour parler d’autre chose. Le corps c’est l’enveloppe de la force, de la fragilité, du trouble…
Il sert aussi à provoquer ?
Je parlerais plutôt de trouble, de désir, de plaisir… Dans la société dans laquelle nous vivons, il y a, partout, beaucoup plus de nudité que dans mes photos. Ma provocation est une vieille légende.
Et les femmes, toujours une cause à défendre ?
Elles ont été mon plus grand soutien. Je travaille avec des femmes, le plus souvent pour des femmes. Ensuite, c’est une cause. Encore plus dans d’autres pays. Mais les problèmes ne sont pas réglés chez nous. Regardez les chiffres des femmes battues ! Il faut être extrêmement vigilant.
Votre dernier livre et l’exposition qui arrive retracent quatre décennies. Quel est le fil rouge ?
Le dénominateur commun est le passage. De la vie à la mort avec les animaux empaillés, quand je travaille sur le Christ. C’est aussi le passage du masculin au féminin, du plaisir à la douleur… Mais ce fil n’était pas évident à voir car chacune de mes séries a son propre langage, son écriture, voire sa propre esthétique. Mon deuxième désir avec cette exposition était de me détacher du poids de ces images pour aborder, plus légère, la troisième partie de ma vie.
Dans l’exposition, il y aura beaucoup de grands formats ?
Presque 200. Surtout, je n’avais pas envie qu’on essaie de raconter autre chose avec mes images. Alors, on a tout conçu ici, avec Vanessa Mourot, la directrice du studio. Il y a une scénographie, une dramaturgie, des ruptures, des inédits, du son, une projection d’images… On suit mes deux chemins. Celui des commandes de la publicité, de la mode, pour le cinéma, la musique… Et les séries faites dès qu’on avait un peu de sous de côté. Et parfois dans le travail commercial, une image était sauvée et passait de l’autre côté.
L’instant de la photo est-il toujours le même ?
Pour les commandes, il y a des clients, des directeurs artistiques, des gens qui s’en mêlent… Mais que ce soit avec des sujets célèbres ou anonymes, il faut un temps pour apprivoiser. Tout est préparé comme pour un spectacle, un tableau… et vient le moment où il faut donner un coup de pied dedans. C’est la différence entre une jolie image et une image qui reste, plus complexe, plus trouble. Je ne sais jamais, dix minutes avant, ce que ça va être. C’est comme danser avec un inconnu. On ne s’accorde pas… Petit à petit, on comprend l’autre, je parle, il répond avec son corps, ça s’emboîte. Jusqu’au moment où l’image arrive. Et c’est un miracle.
C’était la même chose avec les détenues de la prison de femmes de Rennes que vous avez photographiées ?
Ah, la prison, c’est une autre histoire… J’avais ça en tête depuis longtemps parce que ça me faisait peur. J’ai toujours pensé que la prison peut arriver à tout le monde, y compris à moi. Il y avait un désir de ne pas trahir ces femmes. Il y avait beaucoup d’attente de leur part. Je travaille depuis toujours autour de la féminité et c’était encore plus prégnant. Comment se réapproprier l’image de soi-même ? Ça va dans le même sens que le travail de tous les accompagnateurs des détenues dans ce système carcéral, par définition dur. Des rencontres formidables, loin des clichés. Des fois, les détenues se sont abandonnées et il y a eu des moments de grâce. J’en montrerai neuf grands tirages, à la MEP. Dont beaucoup ont été prises à Rennes.
Le tirage des photos est-il essentiel ?
Bien sûr. Il n’y en a jamais deux pareils. Et je vis un drame, Choï (qui a aussi tiré les photos d’Helmut Newton) , avec qui je travaillais depuis les années 1980, ne peut plus tirer. J’étais persuadé qu’un jour, nous arrêterions ensemble. C’est le seul à avoir la compréhension de mes images, de ma lumière… Je réapprends à travailler avec d’autres.
Quel souvenir de la photo officielle du Président Chirac ?
J’étais très émue, flattée. C’était courageux après ma série Chambre close (parodiant la pornographie). Et c’était drôle. Je suis arrivée en même temps que la famille Chirac à l’Élysée. J’étais en repérage. On a visité ensemble. J’ai eu envie de photographier le Président dehors, comme un héros de western. On a choisi la couleur de sa chemise et ça a duré 25 minutes. Ensuite, je suis partie en Chine. Quand on me disait « Ça, ce n’est pas possible », la photo du Président m’a servi de visa et même évité d’être expulsée.
Les attentats donnent une responsabilité aux artistes ?
On m’a beaucoup demandé si j’allais me modérer… Il ne faut pas baisser les bras. C’est exactement ça qu’ils ont essayé d’abattre : le plaisir, l’art, la liberté. Je ne connais la guerre qu’à travers les récits de mon père (le commissaire-priseur Maurice Rheims) qui a été résistant, compagnon de la Libération. L’antisémitisme l’aurait bouleversé. L’idée qu’un jour mon petit-fils d’un an et demi se promène dans un monde où il verra « Mort aux juifs » sur un mur, ce n’est pas joyeux.
Recueilli par Gilles KERDREUX.
Exposition. À la Maison européenne de la photographie du 27 janvier au 27 mars. Paris IVe .www.mep-fr.org.
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Les dates-clés :
1962.
Naissance à Neuilly-sur-Seine
1980.
Série sur les stripteaseuses de Pigalle.
1989.
Publication de l’ouvrage Female Trouble.
1990-1992.
Succès planétaire du livre Chambre Close .
2002.
Série sur Shanghaï.
Livre
À l’occasion de l’exposition, Bettina Rheims, chez Taschen, sortira en édition grand public à 59,99 €. Autrement, c’est un ouvrage de luxe en deux éditions limitées, l’une à 500 €, l’autre à 1 250 €. taschen.com.
Son rapport à l’Ouest
Ma famille avait une propriété près de Pont-l’Évêque (Calvados). J’y ai appris à faire du vélo, à traire les vaches. Je ne pensais jamais y retourner. J’aime la Méditerranée, le soleil, la mer chaude… Puis, en rentrant d’un an de travail sur Shanghai, avec l’homme de ma vie, nous avions envie d’une maison où se retrouver. On est allé derrière Trouville et Honfleur. Je n’étais pas emballée, la pluie… Finalement, je suis très heureuse. Il y a les plus beaux couchers de soleil du monde. Je ne nage pas dans la mer. Mais je marche en forêt, je lis, je cuisine…