Par Marie-Béatrice Baudet, Benjamin Barthe, Beyrouth, correspondant, Éric Béziat, Claire Gatinois, Sao Paulo, correspondante, Philippe Mesmer, Tokyo, correspondance - Le Monde
Soupçonné de malversations financières par la justice japonaise, le PDG de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi est en garde à vue depuis le 19 novembre près de Tokyo. « Le Monde » revient sur cet étonnant destin, une saga qui mène du Brésil au Japon en passant par la France et le Liban.
C’est une saga XXL. A-t-on jamais vu autant d’articles élogieux, autant de livres flatteurs consacrés à un patron ? S’y plonger donne le vertige. Dans sa cellule du centre de détention de Kosuge, au nord de Tokyo, Carlos Ghosn, soupçonné de malversations financières par les autorités japonaises, se souvient-il de cette débauche de compliments ? Pour le Financial Times, il était « the boss among bosses », le boss des boss. Partout dans le monde, la presse encensait « l’icône », « l’imperator », « le héros épique », « le stratège », « la pépite » et, bien sûr, « le samouraï », après son arrivée dans l’archipel en juin 1999 quand « le french gourou » accepta la mission, jugée impossible, de redresser Nissan au bord du gouffre. « Ghosn sensei » (Maître Ghosn) y parvint pourtant, non sans avoir fermé cinq usines, licencié 21 000 salariés et mis à mal le dogme japonais de l’emploi à vie.
Vertige encore quand on réfléchit aux égards dont le PDG de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, qui rejette en bloc toutes les accusations, a bénéficié. Au Japon, il est devenu le personnage d’un manga, reconnaissance suprême pour ce premier « gaijin » (étranger) à accéder à un poste aussi élevé au sein de l’establishment local. Au Brésil, qui le vit naître, Carlos Ghosn eut le privilège, le 5 août 2016, de porter la flamme olympique lors des JO de Rio, dont Nissan était l’un des principaux sponsors. Pendant une centaine de mètres, l’enfant du pays, un instant dieu du stade, a longé à petites foulées la plage de Copacabana, encouragé par des milliers de Cariocas. Idolâtrie toujours, quand du Liban, sa patrie familiale, on entendit le ministre de l’intérieur Nohad Machnouk déclarer, grandiloquent, « le soleil du Japon ne brûlera pas le phénix libanais », après l’arrestation, le 19 novembre, de son compatriote par les enquêteurs du procureur de Tokyo. Dans sa cellule, Carlos Ghosn, déjà démis de ses fonctions chez Nissan et Mitsubishi, pense-t-il aussi à ses entrevues avec Donald Trump, Vladimir Poutine et Xi Jinping, les maîtres de la planète ?
« SI VOUS Y RÉFLÉCHISSEZ, MÊME SA DÉCHÉANCE EST DÉMESURÉE. UNE TELLE CHUTE, C’EST INÉDIT »
Pour certains, derrière le visage froid de « l’hyper PDG aux yeux perçants de rapace », se cachaient également la force et la détermination d’un « cyborg ». Un homme augmenté, voilà, « Super Carlos » était un homme augmenté. Comment expliquer autrement son exceptionnelle résistance aux voyages incessants entre l’Europe et le Japon ? Un bureau à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), le siège de Renault, et un autre à Yokohama, grand port au sud de Tokyo, où Nissan installa en 2009 son nouveau quartier général dans un bâtiment « comme un voilier naviguant sur un océan de possibilités infinies », avait osé le jour de l’inauguration, Shiro Nakamura, l’un des responsables du constructeur automobile. Au total, plus de 10 000 kilomètres à parcourir dans un Gulfstream G550, la Rolls-Royce des jets privés, dont l’immatriculation N155AN, raffinement ultime, pouvait se lire « NISSAN », du nom de son propriétaire.
Il est arrivé à Carlos Ghosn de tenir des conseils d’administration à bord de ce mini « Air Force One » estimé à plus de 50 millions de dollars (44 millions d’euros), équipé WiFi et téléphone satellite, où il passait près de cent nuits par an. Et quand N155AN s’était posé, le « citoyen du monde », comme il aimait se définir, s’engouffrait dans la voiture avec chauffeur qui l’attendait et fonçait en réunion malgré la fatigue liée au décalage horaire. Cyborg, à n’en pas douter. « Si vous y réfléchissez, même sa déchéance est démesurée, soutient un habitué de l’Elysée. Son avion, parti du Liban, atterrit sur le tarmac de l’aéroport international de Tokyo, la porte s’ouvre et Carlos Ghosn passe du Capitole où les Romains honoraient Jupiter, à la roche tarpéienne d’où ils précipitaient les condamnés à mort. Une telle chute, c’est inédit. »
Un besoin de paraître
Ce destin stoppé net suscite mille questionnements. Complot ? Revanche nippone ? Plus simplement, Carlos Ghosn souffrirait-il d’extrême fatuité, syndrome fatal à tant d’autres patrons avant lui, à l’instar de Jean-Marie Messier, l’ancien PDG de Vivendi ? Le parquet japonais l’accuse officiellement d’avoir « conspiré pour minimiser sa rétribution entre juin 2011 et juin 2015 », faisant état de 4,9 milliards de yens (38 millions d’euros) alors qu’il en avait gagné le double. Déclarer moins pour toucher plus. Comment l’imaginer à ces niveaux de rémunération ? En 2016, l’architecte de l’Alliance avait émargé à 15,4 millions d’euros, certes la norme aux Etats-Unis, où son homologue de General Motors a empoché, la même année, plus de 22 millions de dollars (19,4 millions d’euros), mais pas en France ni au Japon.
« Des Ronaldo et des Messi qui gagnent des fortunes, on accepte, mais pas dans les entreprises », se défendait régulièrement le dirigeant aux trois passeports, brésilien, libanais et français, toujours prêt à se présenter comme un bâtisseur d’empire. « Ah mais oui, il a fait le job, ça c’est sûr », reconnaît l’ancien ministre de l’économie Arnaud Montebourg. « C’était un manager peu ordinaire, poursuit-il. J’ai eu de sévères désaccords avec lui, notamment sur son salaire, mais sa mégalomanie, si elle est avérée, aura permis de faire aujourd’hui de Renault-Nissan-Mitsubishi le premier constructeur automobile mondial », désormais au coude-à-coude avec Volkswagen et Toyota.
Mais où est la faille ?, s’interrogent ceux qui ont bien connu l’industriel. « Je suis stupéfaite de ce qui arrive. Carlos Ghosn ne peut pas être cupide à ce point, ça ne lui ressemble pas », confie Aude de Thuin, 68 ans, fondatrice du Women’s Forum, le Davos des femmes, qui l’a reçu à plusieurs reprises. Renault sponsorisait l’événement de Deauville. « Père de trois filles et d’un garçon, il venait encourager la diversité dans les conseils d’administration. C’est vrai qu’il était fêté, honoré et craint. Est-ce qu’il aurait pété un câble ? Je ne peux l’imaginer… »
Pourtant, il existe derrière le visage austère de l’homme à l’emploi du temps minuté, un besoin de paraître de plus en plus flagrant au fil du temps. Louis Schweitzer, le discret patron de Renault qui l’a recruté en 1996 et lui avait demandé de prendre la nationalité française, s’en inquiète dès l’été 2000 quand Paris Match publie le 6 juillet un reportage sur « le shogun français qui ressuscite Nissan ». Il serait aussi célèbre à Tokyo qu’Alain Delon ou Sophie Marceau, à en croire le magazine. Le businessman de 46 ans pose en famille, avec sa première femme Rita, à la table du petit-déjeuner dans son duplex « d’expatrié de luxe, avec gouvernante à domicile ». « Je ne suis pas un extraterrestre mais un multiterrestre », ironise l’Occidental amoureux de combats de sumos comme l’était Jacques Chirac.
« L’histoire de Versailles »
Le 26 novembre 2005, six mois après sa nomination à la tête de la firme au losange, le « patron pressé » danse en smoking noir avec sa fille Nadine, 16 ans, au 15e bal des débutantes donné à l’hôtel Crillon, place de la Concorde. Grâce à L’Express qui titre « Renault : Ghosn donne la cadence », on apprend que la robe noire de l’intronisée vient de chez Didier Ludot, un passionné de mode ancienne. Kim Kardashian et les Chinoises bien nées raffolent de son magasin véritable temple du vintage au cœur du quartier parisien du Palais-Royal. Un an plus tard, c’est au tour de Caroline, 19 ans, l’aînée de la famille, de fêter son entrée dans le grand monde. Arborant un fourreau de taffetas noir signé du couturier libanais Elie Saab, la jeune fille valse, elle aussi, sur le parquet du Crillon, raconte Paris Match. « Mon père aime la mode. J’adore faire les boutiques avec lui. Je m’amuse à l’habiller », avoue-t-elle, assise sur les genoux de son papa tout sourire dont les costumes sur-mesure viennent de chez Louis Vuitton, on l’apprendra par la suite.
« NOUS VOULIONS QUE NOS AMIS SE SENTENT COMME S’ILS AVAIENT ÉTÉ REÇUS CHEZ NOUS – RIEN DE TROP ÉLABORÉ. » EN EFFET : VERRES EN CRISTAL, ASSIETTES EN PORCELAINE ET ACTEURS EN COSTUME D’ÉPOQUE
« Il n’y a rien d’exceptionnel à emmener ses enfants au bal des débutants, beaucoup de grands patrons l’ont fait, assure l’un d’eux. Mais là où ça a dérapé, c’est l’histoire de Versailles. Notre homme s’est transformé en bourgeois gentilhomme. » La comédie de Molière avait été représentée à la cour de Louis XIV. Carlos Ghosn et sa nouvelle épouse, Carole Nahas, sont plutôt fascinés par Louis XVI. Le Marie-Antoinette de Sofia Coppola est un de leurs films cultes. A l’automne 2016, quelques mois après leur union civile dans le 16e arrondissement de Paris, les mariés invitent leurs proches à célébrer l’événement ainsi que les 50 ans de Carole, au Grand Trianon de Versailles. Interrogée par le mensuel américain Town & Country, observateur prolixe de la jet-set, Carole s’épanche : « Nous voulions que nos amis se sentent comme s’ils avaient été reçus chez nous – rien de trop élaboré. » En effet : verres en cristal Saint-Louis, assiettes en porcelaine et, cerise sur la perruque, des acteurs en costume d’époque.
La mise en scène est royale. Les 120 convives n’en croient pas leurs yeux. Le PDG de Renault-Nissan a de nouveau revêtu un smoking noir. Sur les clichés réalisés par un ami photographe et qui n’auraient pas dû circuler – des procès sont en cours –, il rayonne. Lui aussi se confie au reporter de Town & Country : « Quand vous invitez des gens à une fête, ils répondent “peut-être”. Mais quand vous les conviez à Versailles, ils viennent ». Cynisme ? Hubris ? Les grands narcissiques s’imaginent au-dessus des lois. Selon la presse japonaise, l’addition versaillaise aurait été réglée par Nissan, un abus de bien social si tel était le cas. L’entreprise aurait aussi contribué à l’achat des plus somptueuses résidences de son ex-dirigeant comme celle de Beyrouth où Carlos Ghosn résidait dans le quartier d’Achrafieh, fief de la haute bourgeoisie chrétienne.
Du Liban à Versailles, voilà le vrai chemin parcouru par le globe-trotteur de l’automobile, dont le nom, en arabe, veut dire « petite branche ». Et cet itinéraire personnel ne s’explique pas seulement par les folies d’un homme d’argent qui disposait de sa propre maquilleuse afin de cacher les imperfections d’un visage presque masque de cire. Le roman de sa vie, tel qu’il le raconte à la première personne dans une autobiographie intitulée « What drives Carlos Ghosn » et publiée sur le site du quotidien économique japonais Nihon Keizai – propriétaire du Financial Times –, donne une autre clé pour comprendre ce qui, en effet, l’anime.
Le modèle du grand-père, parti de rien
Entre les lignes, une image revient sans cesse, celle de Bichara Ghosn, son grand-père paternel, le véritable héros de la famille. Au début des années 1900, tout juste âgé de 13 ans, l’adolescent quasi illettré descend de son village du mont Liban, terre des chrétiens maronites, et marche jusqu’au port de Beyrouth où il s’embarque pour le Brésil, une valise de vêtements pour toute fortune. A l’époque, le Liban, encore marqué par les massacres de 1860 entre druzes et chrétiens et miné par une extrême pauvreté, fait partie de l’Empire ottoman. Quand le cargo s’amarre à Rio, après trois mois de traversée, l’immigrant devient le « turcos », surnom que les Sud-Américains donnent alors aux membres de la diaspora proche-orientale. Les Palestiniens, très nombreux au Chili, ont reçu le même sobriquet.
BICHARA GHOSN DÉBUTE DANS LE COMMERCE DES PRODUITS AGRICOLES ET DEVIENT L’UN DES AGENTS DU TRANSPORT AÉRIEN BRÉSILIEN EN PLEINE EXPANSION. EN CLAIR, IL RÉUSSIT
Bichara Ghosn ne parle qu’une langue, l’arabe. Son âme d’aventurier le guide aux confins du Brésil et de la Bolivie, en pleine forêt amazonienne, près de Sao Miguel do Guaporé. Il pose sa valise à Porto Velho qui deviendra, plus tard, la capitale de l’Etat du Rondonia. De petit boulot en petit boulot, le jeune Libanais prend confiance et se transforme en entrepreneur. Il débute dans le commerce des produits agricoles, y adjoint celui du caoutchouc et devient l’un des agents du transport aérien brésilien en pleine expansion. En clair, il réussit. Dès lors tout s’enchaîne : mariage avec une compatriote rencontrée lors de l’un de ses retours à Beyrouth, naissance de huit enfants dont Jorge, le futur père de Carlos.
Au Brésil, le « Museu de gente de Rondonia », un musée virtuel consacré aux gens de Rondonia, honore la lignée familiale avec en tête d’affiche, bien sûr, le célèbre petit-fils de Bichara Ghosn, qui voit le jour à Porto Velho en 1954. Des photos du patron automobile côtoient ainsi celles du maréchal Candido Rondon (1865-1958), explorateur et protecteur des indigènes, l’une des grandes figures de la patrie.
Si Carlos Ghosn affirme « se sentir brésilien quand il est au Brésil » où résident encore aujourd’hui deux de ses sœurs et sa mère Rose, dite « Zetta », 86 ans, l’aventure sud-américaine s’arrête pour lui tout petit. Il tombe malade à l’âge de deux ans. Contre toutes les règles sanitaires préconisées dans ces contrées tropicales infestées de moustiques, l’une des employées de maison lui a fait boire de l’eau non bouillie. Après un séjour de quatre années à Rio où la guérison tarde, Zetta et ses deux premiers enfants rejoignent le Liban en 1960. Jorge, le père, qui a hérité de l’activité aérienne familiale à la mort du « turcos », reste sur place et fait la navette entre Porto Velho et Beyrouth.
Le fantôme du père
Dans son autobiographie, Carlos Ghosn banalise cette séparation, « un schéma classique » au sein des diasporas, selon lui. Pas si simple, en réalité. Au fil des pages et des années, Jorge disparaît des écrans radar comme effacé des mémoires. A la statue du grand-père succède donc celle de sa mère, elle aussi libanaise et francophile convaincue. Le Monde a tenté de retrouver la trace de Jorge Ghosn. Sans succès. Au Brésil, où les archives restent silencieuses, on rappelle que diriger des affaires au temps de la dictature (1964-1985) était périlleux. A Beyrouth et à Paris, des rumeurs invérifiables évoquent une possible faillite. Ce père fantôme ou plutôt ce fantôme du père diraient les psychanalystes, a-t-il pesé sur le déroulement de la carrière de Carlos Ghosn, qui s’est obstinément identifié à Bichara, un pionnier et un conquérant plutôt qu’à Jorge, l’invisible, l’exemple à ne pas suivre ? Ne voulait-il pas redonner aux siens une splendeur perdue, lui qui détestait tant l’échec ? « Je me rappelle en tout cas sa fascination pour les François Pinault, Bernard Arnault, ou Vincent Bolloré, des entrepreneurs qui, disait-il, font ce qu’ils veulent avec leur argent », témoigne un inspecteur des finances.
Se prend-il de passion pour l’industrie automobile parce qu’il devine pouvoir y atteindre de nouveaux horizons comme son fier grand-père ? Fort probable. La mécanique ne semblait pas le fasciner quand il était jeune, au contraire de la littérature et des langues vivantes. Chez les Jésuites du collège Notre-Dame de Jamhour, à Beyrouth, l’élève Ghosn, doué mais trop dissipé, respecte profondément son professeur de français, le Père de Lagrevole, féru des fables de La Fontaine. Il découvre dans cet établissement une discipline quasi militaire et se nourrit d’une compétition qui lui plaît, comme au Risk, son jeu de stratégie préféré. Quand le jeune homme polyglotte intègre à 17 ans les classes prépa du très sélect lycée Saint-Louis à Paris, il s’imagine bientôt à HEC, parfait tremplin pour jouer des coudes dans une banque internationale. L’industrie ne le fascine pas vraiment. Mais ses notes excellentes en maths le dirigent vers Polytechnique puis l’Ecole des Mines. Peu importe HEC ou l’X, se souvient aujourd’hui l’un de ses condisciples, « Carlos voulait se placer dans la société. Il s’entourait de fils de patrons et claquait beaucoup d’argent au flipper. »
L’entrée dans le petit cercle de l’élite du business exigera un peu de patience. Si le joyeux drille du Quartier latin accepte d’aller se morfondre à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, pour intégrer Michelin en 1978, c’est que le fabricant de pneus, intéressé par ses origines brésiliennes, lui a fait miroiter un poste à Rio où l’entreprise entend se développer. Le nouvel embauché attendra sept ans avant de rejoindre la terre promise. Quelle métamorphose entre le Carlos Ghosn de 1981 assis, le buste bien droit, derrière son bureau en formica de directeur de l’usine Michelin du Puy-en-Velay et celui qui accueille ses hôtes au Grand Trianon à l’automne 2016 ou monte les marches au Festival de Cannes qu’il fréquente avec gourmandise !
Le « dauphin » et sa cour
Après le Brésil, Michelin le mute aux Etats-Unis pour mener la fusion avec Uniroyal Goodrich tout juste racheté par la firme auvergnate. Le cadre y parviendra en brisant le monopole des syndicats américains. Cette audace lui vaudra l’étiquette de « cost-cutter » (le coupeur de coûts) à jamais accrochée à son smoking. Proche de François Michelin, patron et patriarche du groupe, l’expatrié attend son heure. Elle ne viendra pas. Le roi du pneu désire introniser Edouard, son plus jeune fils qu’il envoie outre-Atlantique pour que Carlos Ghosn lui apprenne les ficelles du job.
« Je n’avais pas le bon nom », lâche-t-il, amer, dans son autobiographie. Car son ambition, il ne le cache pas, est le « very top », grand-père oblige. Il se refuse à être le Poulidor de l’industrie. Un soir d’avril 1996, un ancien de Polytechnique qui dirige un cabinet international de « chasse » de têtes, le sollicite aux Etats-Unis. « La construction automobile, ça t’intéresse ? » lui demande-t-il au restaurant où il l’a invité à dîner. « Oui, pourquoi pas ? », sourit-il. « Louis Schweitzer cherche un dauphin », finit-il par lui dévoiler. « Dauphin », le mot fait tilt, l’ascension est donc possible.
Dès lors, afin d’éviter une nouvelle mésaventure comme celle de Michelin à qui il a donné dix-huit ans de sa vie, le prétendant s’entoure de fidèles, des béni-oui-oui, « une cour avec un protocole digne du roi du Maroc » décrit un ancien de Renault. Assez rapidement, la « Ghosnmania » naît et se répand. Le héraut de la voiture électrique, « le visionnaire » qui définit des objectifs chiffrés et s’y tient, grimpe vite dans les organigrammes. En 2001, il est nommé PDG de Nissan, huit ans plus tard, il prend les pleins pouvoirs chez Renault et, en 2016, devient le président de Mitsubishi. Aucun doute, il est la clé de voûte de l’Alliance.
Mais certains évoquent un management par la peur : « Lors de ses visites à un centre de recherche, il était fréquent de voir un de ses inféodés brandir un micro pour enregistrer les échanges entre lui et ses ingénieurs, relate un haut cadre de Boulogne-Billancourt. La méthode avait une double fonction : ne pas faire dire au président ce qu’il n’avait pas dit et laisser planer une vague menace sur toute prise de parole. Ambiance glaciale garantie. »
L’affaire des « faux espions »
Depuis son arrestation, la parole se libère et raconte surtout la volonté du patron de garder ou d’étendre son pouvoir à tout prix. Ainsi, de cet épisode connu de quelques initiés. En 2008, en pleine crise financière, Carlos Ghosn est convoqué à l’Elysée par Nicolas Sarkozy, avec lequel les relations sont déjà exécrables. Le président de la République aurait appris que le patron de l’Alliance avait l’intention, sous prétexte de trouver des liquidités, de faire passer la participation de Renault dans Nissan de 43,4 % à moins de 40 %. En apparence, rien de très méchant. Sauf que cette manœuvre aurait permis à la firme japonaise actionnaire de Renault à 15 %, de récupérer ses droits de vote au conseil d’administration de Boulogne-Billancourt, comme le stipulent les accords croisés. Carlos Ghosn y aurait alors eu autant de voix que l’Etat, dont il ne supporte pas la tutelle. Entre les deux protagonistes, l’explication aurait été vive, paraît-il.
A force de vouloir tout contrôler, Carlos Ghosn a failli chuter en 2011 dans l’affaire des « faux espions ». Trois cadres de Renault ont été injustement accusés par un enquêteur du service de sécurité du constructeur d’avoir vendu à la concurrence des secrets sur les batteries électriques. Mais au 20 heures de TF1, le 23 janvier, le PDG annonce « avoir des certitudes » concernant la trahison de ses employés.
Moins de deux mois plus tard, de retour face à la journaliste Claire Chazal, il est obligé de reconnaître que « les accusations ne reposaient sur aucun fait ». Le gouvernement réclame des têtes. Carlos Ghosn sacrifie son numéro 2 Patrick Pélata, le seul à le tutoyer. « Il échappe lui-même à la sanction pour une seule raison : la catastrophe nucléaire de Fukushima, certifie un témoin de l’époque. Paris n’a pas voulu démettre le PDG de Nissan alors que l’usine du constructeur avait été sévèrement touchée à Iwaki, non loin des côtes où le tsunami avait déferlé. » La balle est passée près. Mais aujourd’hui dans sa cellule, à qui pense donc Carlos Ghosn ? A son grand-père ou à son père ?