Avec les paroles d’Adèle Haenel, la prise de conscience du cinéma français
Récit
Avec les paroles d’Adèle Haenel, la prise de conscience du cinéma français
Par Zineb Dryef - LE MONDE
Après la prise de parole de l’actrice française qui a accusé le réalisateur Christophe Ruggia d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel », le milieu se livre à une douloureuse et nécessaire introspection.
La fin des vacances scolaires, la disparition de Marie Laforêt… ce dimanche 3 novembre, la soirée, qui s’annonçait morose, a été cataclysmique pour le cinéma français. A 19 heures, Mediapart publie une longue enquête dans laquelle l’actrice Adèle Haenel accuse Christophe Ruggia, d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel » lorsqu’elle était mineure. Dix jours plus tard, le cinéma français ressemble à une gigantesque cellule de crise. « Notre monde a changé », résume la productrice Sandrine Brauer.
Fait très rare, la profession, quasiment dans son ensemble, a déclaré son soutien total à l’actrice à travers ses instances représentatives : la Société des réalisateurs de films (SRF), la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP), Unifrance et le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) ont publié des communiqués saluant la prise de parole d’Adèle Haenel.
Tout commence au lendemain de l’enquête Mediapart. Les membres du Conseil d’administration de la SRF, à laquelle appartient Christophe Ruggia, se réveillent groggy. L’association fondée en 1968, se trouve dans une situation inconfortable : le réalisateur de 54 ans est un pilier de la SRF, il en a régulièrement assuré la présidence. Dix jours plus tard, rares sont ceux qui acceptent d’en parler parce que « dévastés », « par terre » ou « épuisés par le manque de sommeil ».
Ce matin du 4 novembre, les membres du conseil d’administration, emmenés par Catherine Corsini, la coprésidente de la SRF, tentent de joindre Ruggia. Il leur annonce qu’il ne présentera pas sa démission. « Nous étions très émus, dépassés par cette situation compliquée à gérer », témoigne le réalisateur Pierre Salvadori. Décision est prise de lancer la seule mesure prévue par les statuts de la société, en cas de faute grave commise par l’un de ses membres : la procédure d’exclusion. « Ce n’est pas anodin ni inoffensif que l’un de nos membres soit accusé de ces faits, observe Rebecca Zlotowski, réalisatrice, membre de la SRF. Certains d’entre nous ont des liens d’amitiés avec Adèle Haenel, certains ont réalisé des films avec elle. C’est une situation d’une grande brutalité, mais notre position est avant tout politique. L’objectif de la SRF est de rester fidèle à ses valeurs. »
Communiqué de soutien
Dans un premier communiqué, très offensif, la SRF annonce dès le 4 novembre avoir lancé une procédure d’exclusion à l’encontre du réalisateur. Dans un deuxième communiqué, paru le 8 novembre, elle indique que la décision de l’exclure n’a pas encore été prise. Une volte-face ? Non, une précision, explique Zlotowski : « Cette procédure a un protocole spécifique, incluant un temps de défense de l’incriminé. Une mise en demeure a donc été envoyée à Christophe Ruggia [le 5 novembre], qui peut fournir des explications dans un délai de quinze jours par écrit ou par oral. Après l’avoir écouté, le CA [conseil d’administration], souverain, procédera à un vote. Une fois que la décision lui sera notifiée, il pourra encore faire un recours. »
Dans un courrier adressé à ses collègues le 8 novembre, le réalisateur annonce qu’il ne répondra pas à leur convocation. Dans cette lettre dont Le Monde a pris connaissance, le réalisateur explique qu’il ne se rendra pas au conseil d’administration prévu le 12 novembre, et repoussé au 25. Christophe Ruggia ne souhaite pas « alimenter les médias qui se substituent à la justice » comme il refuse « de s’exhiber devant un tribunal de confrères et consœurs dont il considérait certain(e)s comme des amies de longue date qui [l’]ont condamné et exclu de leur cercle sans même avoir l’obligeance de [l’]écouter avant ». Le cinéaste « attend maintenant que la justice fasse son travail ».
Association très politique, la SRF avait pris position en faveur du mouvement #metoo en octobre 2017 et suscité la polémique en interrogeant le choix de la Cinémathèque française d’organiser une rétrospective Polanski puis Brisseau en pleine affaire Weinstein. « La nouvelle génération (Rebecca Zlotowski, Céline Sciamma…) a porté ces nouvelles questions et ces réflexions. La SRF est vivante, politique, en prise avec la société, observe Pierre Salvadori. Sur la question des rétrospectives, on a pu paraître inquisiteurs, “américains”, mais proposer ces honneurs quelques semaines après #metoo, c’était décourager les paroles de celles qui ont quelque chose à dire. »
REBECCA ZLOTOWSKI, RÉALISATRICE, MEMBRE DE LA SRF : « C’EST UNE SITUATION D’UNE GRANDE BRUTALITÉ, MAIS NOTRE POSITION EST AVANT TOUT POLITIQUE »
Une réaction plus inhabituelle est celle de l’ARP, la Société civile des auteurs, réalisateurs, producteurs, qui sans en avertir l’ensemble de conseil d’administration, a publié le 6 novembre un communiqué de soutien à Adèle Haenel. « La rapidité du communiqué de la SRF et la force du témoignage d’Adèle Haenel nous ont poussés à réagir, confirme un de ses membres.
Six jours plus tard, les nouvelles accusations de viol portées à l’encontre de Roman Polanski, suscitent un nouveau communiqué de l’ARP qui annonce que son bureau « proposera au prochain conseil d’administration que, désormais, tout membre condamné par la justice pour infraction de nature sexuelle soit exclu et que tout membre mis en examen pour la même raison soit suspendu. » Ce conseil, prévu lundi 18 novembre, aura à répondre à cette question : Roman Polanski doit-il en être exclu ? Le cinéaste Jean-Paul Salomé s’avoue perdu : « Faut-il systématiquement exclure les personnes accusées ? Faut-il exclure après une condamnation ? Et une fois la peine purgée, que convient-il de faire ? Je ne sais pas. » Et d’ajouter : « On a souvent parlé de parité mais on avait peut-être tendance à garder ces sujets sous le tapis, ça n’est plus le cas aujourd’hui. Cette évolution est nécessaire. »
Il y a dix ans, la question s’était pourtant déjà posée à l’ARP, au sujet de l’un de ses membres : Jean-Claude Brisseau (mort le 11 mai), condamné à un an de prison avec sursis et à 15 000 euros d’amende en 2005 pour harcèlement sexuel. La cinéaste Coline Serreau avait inlassablement appelé ses collègues à se saisir de ces débats. Au sein de cette association, ces questions ont longtemps été considérées comme « relevant de la vie privée », se souvient la cinéaste Jeanne Labrune. En 2010, lorsqu’en plein conseil d’administration, Coline Serreau s’émeut de la programmation par l’ARP de l’un des films de Brisseau, l’un des réalisateurs présents plaide que les faits pour lesquels Brisseau a été condamné n’étaient somme toute qu’ordinaires dans une relation entre un réalisateur et ses actrices.
Jeanne Labrune réagit : « Ce que disait ce réalisateur m’exaspérait. Je lui ai donc lancé : “je fais un casting d’hommes mercredi à 14 heures à mon bureau. Est-ce que tu peux venir ? Je voudrais voir tes attributs.” Ça l’a mis dans une colère noire. C’est devenu assez violent. Je lui ai dit : “tu trouves cette parole humiliante, imagine donc ce que font des actes pareils.” Il m’a crié : “ta gueule, va t’asseoir.” Comme ça n’est pas une chose qu’on dit, je suis restée debout. » A l’exception de Michel Ferry qui s’était interposé, personne n’avait pris la défense de la cinéaste. A 69 ans, Labrune en garde un souvenir amer : « On sort de ces réunions exaspérées, on porte la parole d’une manière qui renvoie à cette hystérie féminine qui n’existe pas plus que la leur. »
Du côté des producteurs, les réactions ont également été nombreuses. Le vice-président de l’Union des producteurs de cinéma (UPC), Marc Missonnier, a soutenu en son nom Adèle Haenel. L’UPC, collectivement, a décidé de ne rien publier avant de « connaître les tenants et les aboutissants de l’affaire », indique le producteur Jean-Louis Livi, 74 ans, l’un de ses membres. Livi, qui devait coproduire un film de Christophe Ruggia, a pris la décision de ne plus travailler avec lui. « Sans remettre en cause le témoignage d’Adèle Haenel, le seul regret que j’ai est qu’elle n’ait pas fait appel à la justice. Parce que la justice punit autant qu’elle permet de se défendre. »
Nomination de référents
De son côté, le Syndicat des producteurs indépendants (SPI) a salué le 6 novembre « la force et le courage » d’Adèle Haenel et appelé la profession à se saisir de « cette libération de la parole comme une chance de faire évoluer notre secteur et la société dans son ensemble ». La productrice Marie Masmonteil, présidente du bureau long métrage, souligne que son collège est paritaire – six hommes, six femmes – ce qui a pu faciliter la discussion. « Quand j’ai entendu Adèle raconter son histoire, je me suis demandé : mais où était le producteur ? » Elle, se souvient de l’endroit où elle était, quand un jour de l’hiver 2010 son directeur de production lui a téléphoné pour lui signaler « un truc bizarre » sur le tournage d’un film du réalisateur Jamshed Usmonov, avec Léa Seydoux. « On a tout de suite déployé un cordon de sécurité autour de l’actrice. On a décidé avec mon associé de passer à tour de rôle sur le tournage, qui avait lieu en Dordogne. C’était notre rôle d’empêcher qu’il se passe quelque chose. »
SANDRINE BRAUER, PRODUCTRICE : « NOUS N’AVONS PAS COMME AMBITION DE FUSTIGER POLANSKI, MAIS DE REFONDER UN SYSTÈME QUI NE REPRODUIT PAS DES POLANSKI »
Rebecca Zlotowski, également membre du conseil d’administration du collectif 50/50 qui milite pour l’égalité dans le cinéma, croit aussi que le pouvoir de changer les choses est entre les mains des producteurs-productrices, des directeurs-directrices de production, des réalisateurs-réalisatrices : « C’est le sens des Etats généraux qu’on souhaite, à la SRF en partenariat avec le collectif 50/50, convoquer l’année prochaine une réflexion menée par l’ensemble de la profession et la mise en place de mesures concrètes. »
« Il faut sortir de cet état de sidération », poursuit la productrice Sandrine Brauer. Nous n’avons pas comme ambition de fustiger Polanski, mais de refonder un système qui ne reproduit pas des Polanski. » Parmi les mesures phares annoncées jeudi 14 novembre lors des deuxièmes Assises pour la parité, l’égalité et la diversité dans le cinéma, au CNC à Paris, la nomination de référents en matière de prévention et de détection des risques liés au harcèlement sexuel sur les tournages et après.
Certains des faits rapportés par Adèle Haenel s’étant déroulés pendant des événements organisés par UniFrance, l’organisme chargé de la promotion du cinéma français a proposé le 5 novembre un projet de charte pour les participants à ses manifestations. « Je connais ces festivals ou marchés internationaux, on peut s’y sentir seule, explique Daniela Elstner, la directrice générale. Il faut faire en sorte que les personnes ne se sentent pas isolées. Nous souhaitons pouvoir proposer aux éventuelles victimes qu’elles puissent signaler immédiatement des comportements inappropriés. »
Dès le lendemain de l’enquête de Mediapart, Pierre Salvadori raconte avoir observé des microchangements sur le plateau d’une série qu’il tourne : « On sort ostensiblement d’une pièce quand quelqu’un fait un essai costume comme pour signifier à tous que rester constitue un comportement qui n’est pas acceptable. J’ai demandé à ce qu’il y ait toujours quelqu’un avec moi et une jeune actrice. » Il se souvient qu’il s’était passé la même chose après l’affaire Weinstein. « Il faut agir pour ne pas que ça s’évapore au bout de quelques semaines. » Le Monde