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Jours tranquilles à Paris
reflexion
16 septembre 2017

Le clitoris, clé du plaisir féminin

femme

Pour la plupart des femmes, le plaisir est clitoridien et non vaginal. La meilleure façon de savoir ce qui donne la jouissance à une femme est de lui poser la question, explique notre chroniqueuse Maïa Mazaurette.

LE SEXE SELON MAÏA

Le plaisir féminin est mystérieux, on nous l’a bien expliqué. Trop de zones érogènes ! Trop de sentiments ! De fait, les différentes combinaisons du physiologique et du psychologique rendent les préférences individuelles si variables qu’on a longtemps jeté l’éponge devant toute théorie unificatrice concernant « ce que veulent les femmes ». A quoi s’ajoutaient d’autres freins : la pudeur a souvent empêché les scientifiques de faire leur travail, et même quand ils se sont attelés à la tâche, leurs propres préjugés ont pu leur faire rater le clitoris. Les femmes sont peut-être compliquées, d’accord… mais étudier le plaisir en laissant de côté l’organe du plaisir, c’était se mettre de sérieux bâtons dans l’éprouvette.

La bonne nouvelle de la rentrée sera donc la simplification des savoirs, par une démarche scientifique des plus directes : laisser tomber les capteurs et courbes d’excitation pour poser la question aux principales intéressées – « qu’est-ce qui vous donne du plaisir ? » Mille femmes ont répondu, de tout âge, anonymement (sans craindre donc les regards potentiellement désapprobateurs des sondeurs). L’étude a été publiée dans le Journal of Sex & Marital Therapy.

Du côté de la mécanique, c’est le clitoris qui rafle la mise. Moins d’une femme sur cinq atteint l’orgasme par la pénétration seule. Les femmes qui n’ont jamais d’orgasmes, ou rarement, sont deux fois plus nombreuses chez les adeptes du pur rapport vaginal – autant de « frigides » qui seraient sans doute moins réfrigérées en diversifiant leurs pratiques. Pour les trois quarts des femmes interrogées, toucher le clitoris est soit une condition absolue de la jouissance, soit la condition d’une meilleure jouissance (tous les orgasmes ne se valent pas). La toute-puissance du pénis en prend pour son grade, certes, mais il ne s’agit pas de jeter la pénétration par la fenêtre. Plus les zones érogènes stimulées sont nombreuses, mieux ça marche : il faudrait au contraire repenser un rapport au corps moins artificiellement fragmenté, en sortant du discours « tout vaginal » ou « tout clitoridien » (une distinction qui n’a de toute manière aucun sens, puisque les pieds du clitoris enserrent le vagin).

Routine ou surprise

Le clitoris, donc. Mais comment ? Les opinions sont ici moins tranchées : désolée, Messieurs, il n’existe toujours pas de recette magique applicable à toutes les femmes (soyons raisonnables, vous n’allez de toute façon pas coucher avec TOUTES les femmes). Les deux tiers des sondées aiment être caressées directement sur la partie émergée du clitoris, et 45 % à proximité immédiate (à peine 5 % préfèrent que vous évitiez le bouton). Les mouvements préférés sont le frottement de haut en bas (64 % des femmes), circulaires (51 %), de gauche à droite (30 %), mais certaines femmes aiment être tapotées, pressées, tirées, caressées en diagonales, en pulsations ou en larges ovales.

Au niveau du rythme, difficile de rater son approche : si la répétition est appréciée par 82 % des jouisseuses, les trois quarts aiment aussi les changements de mouvements et/ou de vitesse, et 70 % sont adeptes de la guerre des nerfs (faire durer le plaisir en ralentissant ses caresses, en évitant les zones clés ou en prétendant pénétrer le vagin, mais sans y aller). Routine ou surprise, régularité ou sorties de route ? Tout fonctionne.

L’INVISIBILISATION CULTURELLE DU CLITORIS RESTE D’UNE STUPÉFIANTE ACTUALITÉ

Côté psychologique, une grande tendance ressort : les gentils gagnent à la fin. C’est vrai dans les gestes (à peine une femme sur dix aime les frottements intenses sur le clitoris, la majorité préfère une pression faible ou modérée), c’est également vrai dans l’attitude. Quand on demande aux femmes ce qui améliore leurs orgasmes, la technique se révèle secondaire : la durée du rapport est ainsi mentionnée par moins d’une femme sur cinq (vous pouvez cesser de culpabiliser sur la solidité de vos érections), et la stimulation anale pointe à 10 % d’adeptes.

Les trois quarts des sondées évoquent en revanche la nécessité de rapports moins expéditifs, avec plus de temps passé à construire le désir. 43 % n’aiment pas se sentir pressées. Même demande d’humanité dans la connexion : plus de la moitié plébiscite l’intimité émotionnelle et l’attention que le partenaire porte à leurs préférences. Le même constat émergeait d’ailleurs le mois dernier d’une étude britannique : sur 5 000 personnes interrogées, les problèmes les plus fréquemment affrontés par les femmes étaient, à 84 %, le manque d’intimité, et à 75 % le manque de communication. Le dysfonctionnement sexuel n’atteignait même pas les 2 %.

Aveuglement

Revenons maintenant à notre bien moins mystérieux plaisir féminin : s’il s’agit « seulement » de caresser le clitoris (à peu près n’importe comment) et d’avoir confiance en son partenaire, ça ne demande pas exactement un doctorat en sexe. D’autant moins que les aspects physiques et psychologiques vont de pair ! En effet, dans une culture qui persiste à prétendre que toute femme est par défaut vaginale, révéler qu’on n’est pas cette femme-là reste problématique – la connexion émotionnelle permet de dire les préférences, la confiance permet l’accès au clitoris.

Il faudrait cependant se demander pourquoi nous évoluons toujours, en 2017, dans une construction sexuelle qui fait de la pénétration vaginale l’alpha et l’omega de la sexualité. Les informations s’affinent, mais elles ne sont pas nouvelles. Cela fait des décennies que les recherches montrent que la pénétration purement vaginale laisse sur le carreau l’immense majorité des femmes.

Pourquoi une telle surdité ? Certainement parce qu’on refuse d’entendre. L’école peine à parler de plaisir, les représentations artistiques peinent à le représenter. L’invisibilisation culturelle du clitoris reste d’une stupéfiante actualité. Bien sûr, changer de normes est compliqué. Le statu quo ne heurte aucun sentiment (jusqu’au jour où trop frustrée, la libido féminine part en Ouzbékistan). Il y a des femmes qui ne disent pas ce qu’elles préfèrent, et des hommes qui sont contents de faire comme s’ils tombaient toujours sur des vaginales. Nous simulons à l’échelle civilisationnelle : les femmes simulent l’orgasme vaginal, les hommes simulent la crédulité.

Beaucoup de raisons pourraient expliquer notre aveuglement. J’en citerai trois essentielles. Tout d’abord, nous sommes horriblement paresseux, et/ou nous estimons que la sexualité est un faux sujet (tiens donc). Ensuite, l’efficacité du clitoris rend la pénétration dispensable : notre idéal de fusion sexuelle s’écroule… en entraînant au passage notre idéal de fusion amoureuse (aïe). Enfin, nous refusons de parler du clitoris parce qu’il faudrait alors redéfinir la place du pénis dans l’orgasme – et peut-être au passage, la place des hommes. Combien de temps pourrons-nous refuser d’avoir cette conversation ? C’est peut-être là que se trouve le plus grand des mystères.

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15 septembre 2017

Le top 10 des questions posées à Google reflète nos difficultés existentielles

Par Big Browser

Google publie régulièrement les données de nos recherches. La liste des questions en « comment… ? » est significative de notre difficulté d’être, selon une journaliste de « Quartz ».

Big Browser vous en parlait récemment, Google connaît tous vos secrets, en tout cas, tous ceux que vous acceptez de lui confier.

Régulièrement, l’entreprise publie la liste des choses les plus demandées par les internautes à son moteur de recherche. Selon les analystes de ces données, les requêtes commençant par « comment… ? » ont augmenté de 140 % depuis 2004. En d’autres termes, de plus en plus d’internautes demandent à Google des conseils pratiques.

La plupart des requêtes concernent en effet une réparation : des toilettes, de la machine à laver… Google vous propose d’ailleurs une carte du monde des objets en fonction du nombre d’internautes qui cherchent à les réparer. Où l’on apprend qu’un Américain s’inquiète plus vite de voir sa machine à laver flancher qu’un Européen, plutôt porté sur les changements d’ampoule.

Toutefois, la liste des 10 premières questions (à l’échelle mondiale) commençant par « comment… ? » ne comprend pas de questions « logistiques ».

La voici :

1. Comment faire un nœud de cravate ?

2. Comment embrasser ?

3. Comment tomber enceinte ?

4. Comment perdre du poids ?

5. Comment dessiner ?

6. Comment gagner de l’argent ?

7. Comment faire des pancakes ?

8. Comment écrire une lettre de motivation ?

9. Comment préparer un « French toast » (pain perdu à la brioche) ?

10. Comment perdre du ventre ?

La liste concentre des questions « de tous les jours » mais dont le sens est plus profond, commente Annalisa Merelli, une journaliste du média en ligne Quartz. Chacune de ces questions en recouvre en fait une autre, juge la journaliste.

« Ce sont des questions sur comment donner et recevoir de l’amour, et autres sujets de poids. »

Annalisa Merelli a donc « pris la liberté » de traduire nos requêtes les plus fréquentes pour dévoiler ce qu’elles signifient vraiment. Voici la liste de nos véritables questions 

1. Comment devenir adulte ?

2. Comment prendre le risque d’être vulnérable ?

3. Comment fonder une famille ?

4. Suis-je digne d’être aimé(e) ?

5. Y a-t-il un remède contre mon ennui existentiel ?

6. Suis-je capable de connaître le succès ?

7. Quelle est la recette du bonheur ?

8. Suis-je assez bon ?

9. Ai-je le droit de me moquer de tout le matin au réveil ?

10. Puis-je rester éternellement jeune ?

Quartz propose ensuite quelques réponses simples : demandez à un de vos aînés de vous aider à faire votre premier nœud de cravate, c’est l’occasion de vivre un moment de complicité. Faire des pancakes ? La journaliste vous renvoie à un autre de ses articles et vous suggère d’utiliser de la farine complète. Les arguments sont convaincants.

2 septembre 2017

Réflexion

“Il est impossible d'avoir quelque chose pour rien.

Le bonheur, il faut le payer.”

de Aldous Huxley

28 août 2017

Réflexion

“On peut voir celui qui regarde, mais on ne peut pas entendre celui qui écoute.”

de Marcel Duchamp

26 août 2017

Van Gogh - réflexion

van gogh

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24 août 2017

L’oubli, mécanisme clé de la mémoire

Par Florence Rosier - Le Monde

C’est parce que les détails de nos souvenirs s’effacent que nous pouvons agir, nous adapter au quotidien, acquérir de nouvelles connaissances. Immersion dans les mécanismes de l’oubli qui, lorsqu’il se fait massif, peut être le symptôme d’une maladie ou d’une lésion cérébrale.

« Dans sa chute, il avait perdu ­connaissance ; quand il était ­revenu à lui, le présent ainsi que les souvenirs les plus anciens et les plus banaux étaient devenus intolérables à force de richesse et de netteté. Il s’aperçut peu après qu’il était infirme. (…) Sa perception et sa mémoire étaient maintenant infaillibles. »

Cette fiction de Jorge Luis Borges (1899-1986), Funes ou la ­mémoire (1942), est inspirée d’une histoire vraie : celle d’un patient, « S. », suivi par le psychologue russe Alexandre Luria (1902-1977). Funes ou l’impossible oubli. Peut-être ­enviez-vous ce jeune homme pour sa capacité quasi illimitée de stockage et de rappel de ses souvenirs ? Eh bien, vous avez tort. Le cadeau était empoisonné.

Nous devrions bénir nos facultés d’oubli. Car une « bonne mémoire » doit certes nous permettre de retenir durablement l’essentiel de nos savoirs et de nos expériences. Mais elle doit aussi, et c’est primordial, parvenir à effacer ­l’accessoire, le superflu. Les Grecs anciens, déjà, l’avaient pressenti. Mnémosyne, déesse de la mémoire, n’a-t-elle pas enfanté les Muses, « qui procurent l’oubli des maux et la fin des douleurs », selon Hésiode dans La Théogonie ?

« En dehors du contexte très particulier des maladies de la mémoire, les deux termes “mémoire”et “oubli” sont loin de représenter deux fonctions ­antagonistes. Ils répondent aux mêmes objectifs, car l’oubli est indispensable au bon fonctionnement de la mémoire », résume Francis Eustache, neuropsychologue, directeur d’une unité Inserm (université de Caen-Normandie) et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), dans Mémoire et oubli (Le Pommier, 2014).

« La condition même de l’action »

Cet oubli « positif » rend notre mémoire performante, nous permet de forger des ­concepts et d’adapter nos comportements aux situations nouvelles. Bref, il nous rend plus intelligents !

A première vue, c’est paradoxal. Pourtant, plusieurs philosophes et psychologues en ont eu l’intuition. « L’oubli, sauf dans certains cas, n’est pas une maladie de la mémoire, mais une condition de sa santé et de sa vie », écrivait Théodule Ribot, un des pères de la psychologie, dans Les Maladies de la mémoire (1882).

« Pour Henri ­Bergson, l’oubli est la condition même de l’action. Son filtre ne laisse passer que les souvenirs utiles à l’action présente », notent le neurologue Antoine Lejeune et le psychiatre Michel Delage dans La Mémoire sans souvenir (Odile Jacob, 336 p., 25,90 euros).

Publié dans Neuron le 21 juin, un article en ­offre une éclatante démonstration : il récapitule les données accumulées depuis près de cent cinquante ans. « Il est capital que le cerveau oublie les détails sans importance pour se focaliser sur ce qui compte vraiment dans nos prises de décision quotidiennes », résument Blake Richards et Paul Frankland, coauteurs, de l’université de ­Toronto (Canada).

Ces chercheurs rendent d’abord hommage aux patients souffrant de divers troubles de la ­ mémoire, qui ont inspiré nombre de découvertes. Il y a, d’abord, ceux qui n’oublient pas. Dont le fameux « S. » : Solomon Cherechevski de son vrai nom.

« C’était probablement un synesthète [un individu capable d’associer différents sens, par exemple un son à une couleur] et il utilisait spontanément la méthode des lieux [qui apparie les connaissances à retenir à des lieux bien ­connus] », précise le professeur Robert Jaffard, du Centre national de la recherche scientifique, à l’université de Bordeaux.

Les ravages d’une mémoire insatiable

Destin funeste, en vérité, que celui de ce Funes, alias « S. ». Voici ce qu’en dit Borges : « Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois ­heures un quart (vu de face). (…) Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le ­latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. »

La nouvelle illustre bien les ravages d’une mémoire ­insatiable, absorbant et retenant tout – monstrueuse et paralysante. « Les cas d’hypermnésie sont rarissimes et très ­intrigants. Ce sont sans doute des troubles neuro-développementaux. Personnellement, je n’en ai ­jamais rencontré », ­témoigne Francis Eustache.

En 2006, le neurologue James McGauch, de l’université de Californie, a décrit le cas d’une jeune femme, Jill Price, qui considérait sa ­mémoire autobiographique exceptionnelle comme « un fardeau ». Une dizaine de cas similaires ont été rapportés.

Paradoxalement, ces as de la mémoire autobiographique ont des performances médiocres dans des tests de mémoire. Ils se distinguent des champions de la mémoire, ces « mnémonistes » capables de retenir, à la suite d’un entraînement ­intense, une masse d’informations impersonnelles : par exemple, des dizaines de milliers de décimales de Pi. Certains, comme Raymond dans Rain Man, sont des « savants autistes ». Sur le plan neurobiologique, ces hypermnésies sont des mystères.

Retombées pédagogiques

Bien plus nombreux sont les patients qui oublient trop. Ainsi K. C., décédé en 2014, était ­ devenu amnésique à la suite d’un accident de vélomoteur à l’âge de 30 ans. Il pouvait évoquer des connaissances antérieures, y compris sur sa propre vie [« mémoire sémantique »], mais pas accéder à ses souvenirs personnels [« mémoire épisodique »]. « Ce patient a permis de faire la distinction entre ces deux formes de mémoire », note Francis Eustache. Plus étonnant encore : alors qu’il ne formait plus aucun souvenir personnel, K. C. pouvait apprendre de nouveaux concepts.

Ce type d’études a des retombées pédagogiques. Les rééducateurs le savent : les amnésiques doivent éviter de faire des erreurs lors de l’apprentissage d’une procédure. « Si un amnésique fait une erreur, il va généralement la mémoriser et la reproduire », relève Francis Eustache.

Autres cas étonnants : les enfants qui naissent avec des lésions de l’hippocampe. Alors qu’ils forment très peu de souvenirs, ils acquièrent le langage et engrangent des connaissances, comme n’importe quel autre enfant. Mais, de ­retour de l’école, ils sont incapables de raconter des anecdotes de leur journée. Cela conforte « l’hypothèse que des connaissances peuvent être formées sans accéder au statut de souvenir », une idée à contre-courant des dogmes passés.

Les tours et détours du duo « mémoire-oubli » sont ainsi innombrables. « De récentes recherches ont montré que les mécanismes neuronaux à l’origine de l’effacement des souvenirs sont distincts de ceux qui en assurent le stockage », écrit Paul Frankland dans Neuron.

Prenons d’abord le stockage. Comment se forme un souvenir dans le cerveau ? « C’est grâce à la mise en réseaux des neurones qui ont été activés, ensemble, par les données à mémoriser ou par un apprentissage, explique Robert ­Jaffard. Mais le premier encodage du souvenir est instable. Pour laisser une trace mnésique, ces ­réseaux doivent être consolidés. »

Mécanismes d’effacement

Cette consolidation peut résulter de la relecture d’une leçon, par exemple. Elle est liée au renforcement durable des ­connexions, ou « synapses », entre les neurones de ces réseaux. Une partie d’entre eux se trouve dans l’hippocampe, zone impliquée dans la formation de la mémoire.

Quant aux mécanismes d’effacement, ils sont de deux types. Le premier est logique : il tient en l’affaiblissement des synapses, dans les réseaux de neurones qui matérialisent les traces mnésiques. Le processus est connu : c’est la « dépression synaptique à long terme (LTD) ». Quand un neurone A ne parvient pas à exciter un neurone B, alors la connexion – la synapse – entre A et B perd de son efficacité. D’où un déclin passif, quand le souvenir n’est pas consolidé.

Le second mécanisme est contre-intuitif : il vient de la ­formation de nouveaux neurones, à partir de cellules souches du cerveau. Une découverte réalisée par Paul Frankland en 2013. En fait, précise Robert Jaffard, la formation de nouveaux neurones entraîne des effets opposés selon le moment où elle se produit. « Lors de l’encodage d’un souvenir, elle facilite grandement sa mémorisation. » Mais après, c’est le contraire : « Après un apprentissage, quand on provoque artificiellement la formation de nouveaux neurones, on entraîne son oubli. »

Un troublant parallèle

Pourquoi ? Parce que ces nouveaux neurones s’intègrent dans le circuit de l’hippocampe où la trace mnésique est stockée. Ils créent alors des interférences, polluant et affaiblissant ce ­ circuit. « Ce processus expliquerait pourquoi les enfants, qui forment beaucoup de nouveaux neurones, oublient si facilement », soulignent les auteurs dans Neuron.

On peut s’étonner que le cerveau consacre tant d’énergie à créer des neurones aux seules fins d’affaiblir des souvenirs. C’est que l’enjeu est ­vital. Le texte publié dans Neuron le confirme par l’étude des réseaux de neurones artificiels.

Troublant parallèle, en vérité : en intelligence ­artificielle aussi, l’oubli peut être une vertu ! Ainsi, dans « l’apprentissage machine », des algorithmes apprennent à des ordinateurs à effectuer une ­tâche – un classement, par exemple – à partir d’une série d’expériences, puis à améliorer leurs performances sur de nouvelles expériences.

« L’objectif de l’apprentissage machine n’est pas de stocker toutes les données – ce qui se révèle impossible dans le cas des big data – pour s’en “souvenir”, mais d’en retenir quelque chose d’essentiel réutilisable dans des contextes différents de ceux qu’on a ­appris »,écrit Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC, Paris), dans Mémoire et oubli. Lorsque l’ordinateur ­apprend trop de détails, ce « sur-apprentissage » est contre-productif.

De l’importance du sommeil

Revenons à l’humain. « Une fois le souvenir encodé, sa trace mnésique va migrer de l’hippocampe vers le cortex, dit Robert Jaffard. Cette ­migration s’accompagne d’une forme d’oubli : les informations stockées dans le cortex sont moins précises, plus schématiques », indépendantes du contexte. C’est le processus de « sémantisation ». L’oubli nous aide ainsi à généraliser, à conceptualiser.

Ainsi une bonne mémoire est une mémoire qui hiérarchise et sélectionne. « Le sommeil lent joue un rôle-clé dans cette sélection. Il permet le tri entre ce qui sera archivé et ce qui sera effacé », rappelle Robert Jaffard. Mais il est aussi propice à la consolidation des savoirs acquis durant la journée.

« Pendant le sommeil lent et paradoxal, le cerveau rejoue les activités neuronales correspondant au souvenir, ce qui le renforce. Cela a été montré chez le rongeur avec les “cellules de lieux”, ces neurones qui codent la carte de l’environnement spatial. Quand l’animal dort, ces cellules ­rejouent le trajet qu’il a suivi durant la journée », ­explique Serge Laroche, du CNRS (Institut des neurosciences Paris-Saclay).

Une étude française, publiée le 8 août dans Nature Communications, révèle que le sommeil fait mieux : nous pouvons aussi apprendre de nouvelles choses en dormant.

En exposant des volontaires humains à des stimuli sonores répétés, des chercheurs du CNRS à Paris (ENS/EHESS), avec le Centre du sommeil de l’Hôtel-Dieu (AP-HP), montrent que le cerveau parvient à ­apprendre des sons pendant le sommeil paradoxal et le sommeil lent léger. Au réveil, les sujets testés reconnaissent les bruits qu’ils ont entendus durant ces deux phases. « On peut donc utiliser les siestes courtes du début de l’après-midi, riches en sommeil lent léger, pour favoriser l’apprentissage », noteThomas Andrillon, coauteur. Mais l’étude montre aussi que ces mêmes sons peuvent être oubliés durant le sommeil lent profond.

Jaillit alors le souvenir

L’oubli dépend de trois filtres, qui opèrent ­durant l’encodage, la consolidation ou le rappel du souvenir. « On peut penser qu’on oublie bien moins qu’on ne le croit. Une partie de l’oubli serait un déficit du rappel des détails, dont la trace pourrait rester présente dans le cerveau. Il faut alors trouver les éléments contextuels permettant de les réactiver », précise Serge Laroche.

C’est là qu’entre en jeu une autre mémoire, plus souterraine, qui opère à notre insu. « Face à une mémoire explicite [consciente] toujours fragile, laborieuse, coûteuse en énergie, la mémoire implicite [inconsciente], solide, robuste, s’impose souvent », expliquent Antoine Lejeune et Michel ­Delage dans La Mémoire sans souvenir.

Très liée aux émotions et aux perceptions, cette mémoire implicite peut bloquer ou au contraire ouvrir l’accès à certains éléments de notre passé. Elle est « d’abord la mémoire oubliée des premières ­empreintes de la vie. »

« Une information du monde intérieur [le vécu, l’humeur, le plaisir ou la souffrance] rencontre une information du monde extérieur [l’autre, le paysage, une chanson…]. » Jaillit alors le souvenir, rassemblant les fragments épars des éléments du passé. « Le contrôle est un tout petit élément de la mémoire ! », souligne Francis Eustache.

« Il existe de nombreux “faux oublis” : les souvenirs que l’on croit oubliés ressurgissent, à notre insu, dans le présent », notent Antoine Lejeune et Michel Delage. C’est Proust, bien sûr, et sa madeleine qui ressuscite le souvenir des dimanches de Combray…

Distorsions

Tout souvenir, cependant, est une ­reconstruction. Lors de sa consolidation, la mémoire est malléable, plus labile et fragile. Elle peut alors mêler, amalgamer des éléments nouveaux. Et ces « interférences » brouillent le souvenir originel. D’où les distorsions de notre mémoire.

Prenons par exemple les enfants d’une même fratrie. Adultes, « ils confrontent leurs souvenirs et s’aperçoivent rapidement, avec inquiétude, ­humour ou agressivité, que le même événement familial fait l’objet de descriptions différentes », poursuivent nos deux auteurs.

C’est que chacun ayant vécu le même événement, en stocke et en remodèle le souvenir selon ses humeurs du ­moment, ses connaissances nouvelles, son évolution, son système de valeurs… Au fil du temps, « le soi n’a plus les mêmes centres d’intérêt ni les mêmes projets ».

D’où un aperçu vertigineux sur ce qui fait notre identité : « D’un certain côté, notre identité est ­extrêmement stable tout au long de notre vie : c’est la notion de “mêmeté” chère au philosophe Paul Ricœur [1913-2005]. Et ce, même chez des personnes atteintes de maladie d’Alzheimer. Dans le même temps, toute une partie de notre identité est beaucoup plus changeante – c’est la notion d’“ipséité”. Etonnamment encore, même de grands amnésiques conservent cette capacité à changer »,analyse Francis Eustache.

La révolution de l’optogénétique

Mais une question nous taraude tous, à mesure que nous vieillissons : comment distinguer « l’oubli positif », vertueux, de l’oubli pathologique ? C’est le travail des neuropsychologues, dès qu’un patient franchit leur porte. Sa plainte mnésique est-elle bénigne ? Due à une dépression ? Un trouble de l’attention ? Un Alzheimer débutant ? Des tests cognitifs, complétés si besoin par une imagerie cérébrale, conduiront au diagnostic.

Si notre mémoire est une reconstruction, une synthèse changeante sur le monde et nous-mêmes, elle peut aussi être manipulée. Chez l’homme, on peut induire de faux souvenirs. Mais c’est surtout chez le rongeur qu’une retentissante série d’expériences, depuis 2012, a montré à quel point on peut renforcer ou supprimer des souvenirs, voire en créer de faux.

Ces expériences font appel à l’optogénétique, cette alliance révolutionnaire de génie génétique et d’optique. La technique permet d’activer ou d’inhiber à volonté des catégories bien identifiées de neurones.

Dans ces manipulations, le principe est toujours le même. On repère d’abord les neurones activés par un apprentissage. Puis on fait ­fabriquer à ces seuls neurones, par manipulation génétique, des canaux ioniques sensibles à une lumière bleue ou jaune. Ensuite, en appliquant cette lumière bleue ou jaune sur le cerveau des rongeurs, on active ou inhibe, selon les cas, ces cellules chez l’animal vivant. C’est ainsi que le prix Nobel (1987) Susumu Tonegawa, à l’Institut Riken ­(Tokyo) et au MIT (Cambridge), est parvenu à ­modifier, par optogénétique, des souvenirs stockés dans l’hippocampe de rongeurs.

Un espoir balbutiant contre la maladie d’Alzheimer

Dans un premier temps, son équipe a placé des souris dans un « contexte A ». Puis, les chercheurs ont mis ces rongeurs dans un « contexte B », en leur administrant systématiquement un petit choc électrique. En même temps, ils repéraient les neurones activés dans ce « contexte B ». Lorsqu’ils réactivaient ensuite, par optogénétique, ces mêmes neurones dans un autre ­ contexte, la souris se comportait comme si elle était dans le « contexte B » : elle avait peur.

Ensuite, les chercheurs ont apparié ce « contexte B » à un troisième « contexte C ». Résultat : ils sont parvenus à faire croire au rongeur que le « contexte C » était à redouter, alors que la souris n’avait jamais eu peur dans cette ­situation. Un vrai faux souvenir, donc.

Poursuivant leur irrésistible avancée, ils se sont intéressés à des souris modèles d’Alzheimer. Résultat, publié en 2016 dans Nature : chez ces souris amnésiques, ils ont ressuscité un souvenir qui semblait perdu. Comment ? En réactivant, par optogénétique, le réseau de neurones qui avait été activé pendant un apprentissage – mais que l’on croyait non mémorisé. « C’est donc que malgré un hippocampe déficitaire, cette souris Alzheimer a pu former une trace mnésique », s’enthousiasme Robert Jaffard. Comment ? Probablement par des mécanismes cérébraux de compensation. Ce qui ouvre un espoir – balbutiant – face à cette maladie, même si l’optogénétique n’est pas un traitement envisageable.

De nombreux labos s’intéressent maintenant à une autre forme d’oubli : le syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Ce trouble associe à une hypermnésie des aspects émotionnels et sensoriels d’un traumatisme vécu, une amnésie de son contexte. Les sujets atteints sont envahis d’idées et d’images intrusives très handicapantes.

Une équipe de l’université de Californie est parvenue à effacer, chez la souris, une mémoire de peur liée à un conditionnement – modèle imparfait de PTSD. Comment ? En affaiblissant, par ­optogénétique, les seules synapses du réseau de neurones qui permettent l’association entre un son et un choc électrique. Ces synapses se trouvent dans l’amygdale, une aire du cerveau très impliquée dans les émotions. Le résultat a été ­publié dans Neuron le 17 août.

23 août 2017

Act Up, la fureur de vivre

Par Vanessa Schneider

Actions coup de poing, slogans provocateurs, humour ravageur… Fondée en 1989, l’association de lutte contre le sida se démarque aussitôt par son positionnement radical. Un engagement total face à une maladie qui sème la mort à toute vitesse et dans l’indifférence générale.

Une foule dense prend silencieusement possession de la vaste terrasse. Entre sept et huit cents personnes se meuvent comme sonnées entre les tables éclairées de lampions. Certaines ont les yeux rougis, d’autres sont incapables de parler. Quelques instants auparavant, tous étaient assis dans les trois salles d’un cinéma des Lilas, près de Paris, pour assister à l’avant-première de 120 battements par minute, qui sort en salle le 23 août.

Parmi les centaines d’invités, des mines et des visages particulièrement bouleversés. Grand Prix au dernier Festival de Cannes, le film de Robin Campillo raconte une partie de l’histoire d’Act Up. Leur histoire. Militants des années 1990, ils viennent de découvrir un pan de leur vie posé sur pellicule. Des souvenirs douloureux et joyeux, une aventure intense qui a envahi leur biographie. Il y a là de nombreux anciens, Robin Campillo bien sûr, Philippe Mangeot, qui a participé à l’écriture du scénario, Hugues Charbonneau, l’un des producteurs, mais aussi Didier Lestrade, fondateur d’Act Up, ou la critique d’art Élisabeth Lebovici.

Après quelques minutes, quelques verres de vin ou quelques pintes de bière, alors que d’immenses enceintes crachent de la musique à haut volume, on se remet à parler. On se retrouve aussi. Certains ne se sont pas vus depuis des années. Il y eut à Act Up tellement de cris, de déchirements, de portes claquées.

Il y a les présents, qui se cherchent du regard parmi les dizaines d’inconnus qui n’ont pas partagé leur combat. Il y a l’ombre des absents aussi, les disparus, les trop nombreux fantômes. Et puis ceux qui n’ont pas été conviés à la fête, comme l’ancienne ministre Emmanuelle Cosse – douze ans de militantisme dont deux de présidence, pourtant – à qui les « orthodoxes » n’ont pas encore pardonné d’avoir été ministre de Manuel Valls, ou comme Pascal Loubet, cofondateur de l’association, désormais fâché avec Lestrade.

Empêcheurs de tourner en rond

La mémoire collective retient d’Act Up ses modes d’action spectaculaires : jet de fausses poches de sang et de faux sperme, dispersion de cendres sur des « cibles », « die-in », « menottages », pose d’une capote géante sur l’Obélisque, harcèlement de personnalités politiques. Les plus de 40 ans se souviennent de l’utilisation de formules chocs et efficaces « Action = vie », « Sida = mort », de visuels percutants, de cornes de brume et de sifflets, d’un triangle rose sur fond noir, de chars imposants lors des Gay Pride, de slogans qui claquent : « Le sida, c’est la guerre, Act Up en colère ».

Images et son d’un groupe d’enragés dérangeants qui jouaient les empêcheurs de tourner en rond en même temps qu’ils jouaient leur vie. Ceux qui sont restés, ceux qui ont survécu, savent que ce qu’ils ont bâti est bien plus puissant que ça, un engagement total, un militantisme cannibale, une expérience humaine hors du commun.

Act Up est né d’une urgence. Urgence face à la mort, cette mort qui décime alors la communauté homosexuelle, qui fauche les plus proches, que les « séropos » savent tapie dans leurs cellules, prête à les emporter en quelques mois. Act Up est né d’une colère immense, l’insoutenable sentiment d’être abandonnés de tous, rejetés, méprisés par les pouvoirs publics, niés par les laboratoires pharmaceutiques.

Act Up est né d’une trouille monumentale : celle de crever avant 30 ans dans l’indifférence générale. « C’est la peur, originellement, qui nous a réunis », a résumé Larry Kramer, le fondateur de la branche américaine.

La branche française est fondée en 1989

C’est parce qu’il était convaincu d’y passer que Didier Lestrade, critique musical, a voulu accomplir un dernier rêve : découvrir New York. Il y rencontre un amoureux et Act Up, fondé en 1987 aux États-Unis. De retour en France, il crée Act Up-Paris en 1989 avec deux copains, Pascal Loubet et Luc Coulavin, cinq ans après la naissance d’Aides, jugée trop passive dans sa lutte contre le sida.

Les premières réunions se déroulent dans le salon de Lestrade, autour de la conviction que seul un nouveau mode d’action provocateur et radical peut faire bouger les choses. Le groupe s’étoffe avec la progression de la maladie, avec l’agonie, et la sensation partagée qu’il vaut mieux mourir debout, en combattant, plutôt que cachés dans la honte de soi.

Philippe Mangeot les rejoint en septembre 1990. « J’ai découvert ma séropositivité à 21 ans, je me suis dit “je vais mourir”, j’ai fait mes études à toute allure. Pour moi, il y avait une évidence à faire partie d’une association axée sur la visibilité collective et coléreuse. » Sa première réunion est « un éblouissement. Il y avait vingt-quatre personnes autour d’une table. Pour la première fois de ma vie, j’ai posé un lapin à quelqu’un. Je devais dîner avec une amie à 21 heures, je suis sorti de la réunion à 23 heures. Je l’ai appelée et je lui ai dit : “Il s’est passé un truc énorme”. »

D’emblée, le jeune normalien est fasciné par « cette intelligence collective, cette joie rageuse, cette connexion immédiate entre le plus intime et le plus politique, la jubilation de penser ensemble, la vitalité de la parole sans narcissisme, la capacité à parler avec humour de la maladie ».

« Un lieu incroyable qui donne une énergie considérable »

Le journaliste Christophe Martet, qui sera président de l’association de 1994 à 1996, arrive en 1991. Séropositif depuis 1985, il ne prend d’abord pas la maladie très au sérieux, puis ses deux meilleurs amis meurent l’un après l’autre et il réalise que le sida « est beaucoup plus grave » que ce qu’il pensait. « J’arrive à Act Up avec mes angoisses de mort, isolé, coupé de ma famille à laquelle je ne pouvais pas en parler et là, je découvre un lieu incroyable qui me donne immédiatement une énergie considérable. Act Up est le meilleur antiviral que j’ai trouvé. »

Chaque mardi il y a, en ce début des années 1990, des nouveaux qui arrivent en réunion hebdomadaire (RH), car ils viennent d’apprendre qu’ils sont séropositifs ou malades, se souvient Emmanuelle Cosse, qui a rejoint l’association à l’âge de 17 ans avec un « ami pédé ». « Tout le monde déballait sa vie, c’était très fort. »

Le spectre de la mort est là, partout. Dans les têtes, dans les discours, déformant les corps, avec des Kaposi, ces effroyables tumeurs cutanées, symptôme le plus visible de la maladie, et des amaigrissements spectaculaires. Cette mort qui guette, chacun l’apprivoise à sa façon.

« J’ai supporté ces années en pensant au suicide, confie Didier Lestrade. Le suicide, ça me semblait l’ultime contrôle sur une maladie que l’on n’arrivait pas à contrôler. » « On se regardait, on sentait qui allait mourir, se remémore la voix soudainement plus éteinte, Robin Campillo. On voyait que certains ne supportaient pas les traitements et allaient de plus en plus mal. »

Les funérailles politiques de Cleews Vellay

Ils en ont fait des enterrements les garçons et les filles d’Act Up. « Je me disais qu’à 18 ans, ce n’était pas normal que je connaisse déjà par cœur le chemin du Père-Lachaise », se souvient Emmanuelle Cosse. Ils ont tous perdu des amis, des amants, des « maris » comme ils appelaient déjà leurs compagnons bien avant le mariage pour tous.

Mais les funérailles les plus désespérées et les plus marquantes ont été pour tous celles de Cleews Vellay, figure emblématique de l’association, crispant et attachant, mort le 18 octobre 1994 à l’âge de 30 ans.

Cleews le radical, Cleews le politique et le dialecticien brillant, Cleews la « grande folle » fan de Sheila, qui a inspiré l’un des personnages du film de Robin Campillo. Cleews la mauvaise tête qui rétorquait, si on lui demandait de sortir fumer dehors : « Fous-moi la paix, connasse ! Je fais ce que veux, je vais crever ! » Cleews l’agaçant et l’arrogant qui avait perdu toute patience et ne supportait plus les discussions sans fin. Cleews qui en faisait tellement que Philippe Mangeot et Didier Lestrade l’envoyaient parfois balader en lui disant : « Tu nous emmerdes avec ton sida ! »

Près de 500 personnes marchent ce jour-là entre le siège du Centre gay et lesbien de la rue Keller et le cimetière du Père-Lachaise. Militant jusqu’à sa dernière toux, Cleews Vellay a fait promettre à ses amis des funérailles politiques. Son vœu est respecté à la lettre. Ils sont tous venus, les anciens et les nouveaux, adhérents ou sympathisants, T-shirts noir et rose sur lesquels éclate l’équation « Action = vie », pancartes brandies à bout de bras, sifflets aux lèvres, accompagner le cercueil de celui qu’ils appelaient « la Présidente ».

« Le moment le plus intense que j’ai vécu de ma vie », murmure Robin Campillo. « On n’arrivait pas à croire qu’il était mort, raconte encore ému Christophe Martet. Quelques semaines avant, il était encore en train de gueuler sur tout le monde ! » « C’était horriblement triste, se souvient Philippe Mangeot. On avait toujours eu des morts, mais là… c’était Cleews. »

Les larmes et les slogans

Plus que jamais ce jour-là, tout s’est mélangé, les larmes et les slogans, le combat et l’amitié. Cleews Vellay est mort à l’hôpital Bichat, entouré d’une poignée de ses plus proches, rongé par la maladie, si maigre qu’à la fin, son corps ressemblait à celui d’un adolescent de 14 ans.

« On était anéantis et soulagés en même temps tant il souffrait, c’était un cauchemar, poursuit Mangeot. La machine Act Up s’est immédiatement remise en marche. On s’est retrouvés au local, on a écrit un communiqué de presse, on a acheté une page dans Libé, le journaliste Gérard Lefort a fait sa chronique sur Cleews sur France Inter. On a pu s’accrocher grâce au travail. »

Act Up, c’est un boulot de forçat, un investissement de dingue. Un militantisme total qui évite de penser à l’inéluctable. Une réunion hebdomadaire, la RH, qui dans les « grandes » années rassemble près de deux cents personnes, une mobilisation sans équivalent dans aucun mouvement politique ou associatif. La réunion du mercredi pour débriefer, le travail en commission (médicale, prison, toxicomanie, Nord-Sud…), la formation aux médicaments et à la recherche, la confection des pancartes, des banderoles, la préparation des actions (les « zap » – actions coup de poing – et les die-in), les heures à envoyer des fax, des courriers, à passer des coups de fil. Sans compter les journées dans les hôpitaux pour se relayer au chevet des amis malades.

« C’était tout le temps, se souvient Lestrade. La priorité était d’être fidèle au groupe. On lui a sacrifié nos vies, nos carrières. » « On ne faisait plus que ça, abonde Christophe Martet. Le monde n’existait qu’autour de ça. Mes amis qui n’étaient pas à Act Up, je ne les voyais plus vraiment. » « Pour ceux qui continuaient à travailler comme moi, il y avait une vie à côté, nuance Philippe Mangeot, enseignant. Mais l’intensité de la vie était à Act Up. »

« On se considérait limite comme un club privé »

Pascal Loubet, l’un des fondateurs, qui s’est chargé un temps de tester les nouveaux à la « SA » (section d’accueil), raconte : « Quand un type arrivait en disant : “Ça m’intéresse, mais je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer.” Je lui répondais : “Eh ben, barre-toi, petite conne !” On se considérait limite comme un club privé, c’est tout juste s’il n’y avait pas un physio à l’entrée ! »

Act Up, c’est la mort partout tout le temps, mais aussi la vie. L’association « attire presque tous les freaks de la terre à part les albinos », s’amuse Lestrade dans son livre Act Up, une histoire (éd. Denoël). « Un groupe de branques », complète Philippe Mangeot. « Une sacrée bande de caractériels », souligne le journaliste de Libération Éric Favereau, spécialiste du sida.

Une assemblée hétéroclite : des intellos comme le prof Philippe Mangeot, des prolos comme Cleews Vellay, qui travaillait dans un chenil après avoir passé un CAP de pâtisserie, des gosses à peine étudiants, quelques femmes, beaucoup de « folles furieuses », comme ils aiment à le dire. À Act Up, il y a des engueulades phénoménales et hystériques, des fous rires, de la grosse déconnade. On se déguise en pom-pom girls pour la Gay Pride, on joue à Un, deux, trois, soleil dans la cour du local pendant la « récré » de la RH.

Loïc Prigent, qui y a milité en 1994 et 1995, s’occupe alors des « pages idées folles » (pif) dans le fanzine distribué aux membres toutes les semaines : il s’amuse à glisser des photos des officiers des Renseignements généraux chargés de les surveiller en les légendant de commentaires désobligeants. Didier Lestrade dresse toutes les semaines le Top 5 des plus beaux mecs de la RH.

« Il y avait un humour “folle”, désespéré et irrésistible »

On ose tout ici, les propositions les plus baroques, les slogans les plus provocs (« Des molécules pour qu’on s’encule »). « Chacun faisait son job, on était là pour bosser et pour avoir des résultats tout en étant potaches », sourit encore Loïc Prigent, aujourd’hui journaliste et réalisateur de documentaires, spécialiste de la mode. « Il y avait un humour “folle” à la fois désespéré et irrésistible, comme l’humour juif », souligne Mangeot.

Lestrade estime que « le groupe n’aurait jamais pu faire des choses aussi violentes, subir des gardes à vue, la confrontation avec les flics sans autodérision et sans humour ». Pascal Loubet, avec lequel il s’est brouillé depuis – davantage sur des frictions d’ego que sur des divergences stratégiques –, partage ce constat : « C’est un truc de tafiole de ne pas se prendre au sérieux même dans les situations les plus dramatiques. »

Act Up, c’est presque une secte, accusent alors les opposants. Beaucoup, à l’intérieur de l’association, assument. « On nous prend pour une secte ? Pas peur », écrit Lestrade dans son livre. Et de décrire le « côté messianique de l’association » avec son prophète, Larry Kramer, ses saints et ses prêcheurs, les séropos, ses martyrs, les morts, son missel, les « 13 mesures d’urgence » (la plate-forme de revendications). À Act Up, on se fait des amis, on va danser, on finit les réunions dans des pizzerias pourries, certains partent en week-end ou en vacances ensemble.

Ça baise aussi pas mal. « Une libido triste », tempère Loïc Prigent. « Dans les réunions, on pouvait draguer, il y avait du sex-appeal. Le sentimental et notre côté midinette nous aidaient à nous confronter à nos propres peurs », dit Lestrade. Philippe Mangeot se souvient : « J’ai immédiatement trouvé tout le monde très beau. J’avais 25 ans et j’ai rencontré dans cette cour des miracles des mecs que je désirais. » « J’ai peu couché à Act Up », rigole avec une pointe de regret Robin Campillo. C’est pourtant dans les rangs de l’association qu’il a dragué celui qui est devenu neuf ans plus tard son mari.

Rupture biographique

À l’époque, plus encore qu’aujourd’hui, les homos étaient souvent violemment rejetés par leur famille. Quant aux séropositifs et aux malades du sida, la mise à l’écart était plus grande aussi. Né en 1962, Campillo parle, à cet égard, de « rupture biographique ». « Le sida nous coupe de notre génération, explique Philippe Mangeot. Ceux de notre âge ne connaissent pas les hôpitaux, la maladie. Moi, je me suis retrouvé veuf en même temps que mon grand-père. Le sida change les horloges, et puis il y avait ceux qui voulaient savoir et ceux qui ne voulaient pas savoir, pas entendre parler de la maladie. »

Y compris parmi les homos. Un soir de 1992, un groupe de militants décide de fêter une action à Notre-Dame de Paris dans un bar. Ils se font jeter de trois établissements du Marais : « Vous êtes la honte de la communauté ! », s’entendent-ils dire. « La communauté sida n’était pas superposable à la communauté homo », analyse Mangeot. Et d’ajouter joliment : « À Act Up, même les gens que je n’aimais pas, je les aimais. »

Dans les années 1990, les réunions hebdomadaires d’Act Up rassemblent jusqu’à 200 personnes. Des règles démocratiques strictes sont donc instaurées. Le photographe met ici en vis-à-vis la classe d’Hervé, un des piliers d’Act Up, avec un vote lors d’une réunion de l’association. | Jean-Marc Armani

Comme toute famille, Act Up a ses codes : ses prises de parole organisées de façon quasi militaire, la répartition très précise des rôles pour les actions, les claquements de doigts qui remplacent les applaudissements. Ces règles, c’est Pascal Loubet, venu du monde de l’entreprise, qui les a établies. « On n’avait pas de temps à perdre, alors il fallait structurer tout ça, explique-t-il. La démocratie est un truc monstrueux dans une association. Dix personnes, c’est dix points de vue différents et le risque de multiplier les discussions interminables et inintéressantes. »

Personne ne songe à remettre en cause le règlement. « On ne subissait pas, confirme Emmanuelle Cosse qui a récemment retrouvé un mémo de quinze pages destiné à la seule préparation de l’enterrement de Cleews Vellay. Le côté ultra-organisé faisait partie du groupe, c’était assumé et voulu. » « Tout était très réglé, mais dans la pratique on était parfois des pieds nickelés », se marre Campillo : « Un jour, on part faire un “zap” dans un labo pharmaceutique, mais il avait déménagé et on ne le savait pas ! Les filles à l’accueil étaient fans d’Act Up et voulaient nous acheter des T-shirts. Lestrade a failli faire une dépression ! »

« On était soit avec eux, soit contre eux »

Act Up a son langage aussi, les « zaps », les « die-in », les picketing (sit-in hebdomadaires devant un ministère ou une institution), cette manie de féminiser les mots pour désigner des hommes : « la Présidente », « la Conne », « la Patronne », etc. Ses gestes, aussi, comme le baiser systématique sur la bouche pour se dire bonjour.

Une famille soudée contre le reste du monde. À Act Up, on est contre : contre les pouvoirs publics accusés de ne rien faire, contre les labos pharmaceutiques qui freinent l’accès aux tests de médicaments, contre les politiques trop peureux, contre les autorités religieuses jugées criminelles, contre les autres associations de lutte contre le sida considérées trop timorées dans leurs actions, contre la presse « vendue » aux autres associations.

« Ils avaient un côté PCF à toujours accuser le gouvernement, ils étaient très moralistes, regrette encore Daniel Defert, l’ancien président de l’association rivale Aides, ils surjouaient le conflit, ils arrivaient et nous traitaient de fachos alors qu’ils savaient qu’on était du même camp. » « Ce n’était pas des tolérants, tempère le journaliste Éric Favereau, accusé par Act Up d’être à la solde des rivaux d’Aides. On était soit avec eux, soit contre eux. Si on n’écrivait pas qu’il y avait 600 000 séropositifs en France, ce qui n’était pas le cas, on était traités d’“assassins”, les ministres qui se succédaient avaient peur d’eux. »

Il reconnaît néanmoins que les méthodes contestées d’Act Up ont porté leurs fruits : « Ils ont fait un travail magnifique, ils ont fait bouger les labos et les pouvoirs publics et, en partenariat avec les autres associations, ont obtenu des avancées phénoménales. » « On était d’une impatience folle, on se vivait comme une forteresse assiégée, on était un peu pénibles », concède Emmanuelle Cosse.

Avec une certaine jouissance aussi à faire partie de ce groupe d’emmerdeurs : « On était vus comme des gens à part et on était fiers d’être différents », sourit Lestrade. « On avait le plus gros char à la Gay Pride, avec le meilleur slogan et la meilleure musique », jubile encore Loïc Prigent. « On faisait partie d’une avant-garde, ça nous plaisait de ne pas plaire aux gens », insiste Christophe Martet.

Aventure unique

Qu’ils aient milité deux ou dix ans, les anciens d’Act Up ont, sans exception, l’impression d’avoir participé à une aventure unique. « C’est le truc le plus fort que j’ai vécu, explique Emmanuelle Cosse, ancienne du militantisme lycéen puis passée en politique chez les Verts. Il y avait un sens inouï du collectif, c’était très engageant émotionnellement. » « J’ai rencontré des gens incroyables, affirme Robin Campillo. J’ai appris à mieux réfléchir, à mieux penser, à mieux vivre à leur contact. » « On avait conscience qu’on vivait quelque chose de particulier, poursuit-il. On se pensait historiquement, tout était noté, consigné, on avait sans cesse peur de perdre nos archives. 

Que reste-t-il de cet Act Up des années 1990, de cette bande de malades à tous les sens du terme ? Des souvenirs émouvants, terrifiants, infiniment tristes. La conviction d’avoir été utile aussi. L’arrivée des trithérapies en 1996, si elle n’a pas mis fin au combat, a changé la donne. Le sida passe de maladie mortelle à maladie chronique. Les militants s’éparpillent doucement. À la fois soulagés, épuisés, un peu perdus aussi. « Ce n’est pas rien de réaliser que vous avez vu vos amis mourir, vos maris mourir et que vous n’allez pas prendre la charrette, avoue Philippe Mangeot. Il y a une forme de mélancolie très difficile à partager dans ce moment où l’on comprend qu’il faut refermer la tombe. »

Une forme de culpabilité aussi devant cette énigme terrible et scandaleuse qui fait que certains sont vivants quand d’autres sont morts. Participer au scénario de 120 battements par minute a été pour lui « une façon de poursuivre cette histoire, de ne pas laisser le dernier mot aux salauds et de saluer ceux qui sont morts ».

Mais une fiction, aussi réussie soit-elle, ne fait pas tout et certaines figures historiques de l’association aimeraient que leur histoire soit reconnue par les pouvoirs publics et l’opinion dans son ensemble. « Notre engagement associatif nous a mis au ban de la société », écrivait Didier Lestrade en mai dans une tribune à Libération. Il y rappelait qu’il a 60 ans, est chômeur depuis dix ans et probablement l’un des seuls à avoir monté les marches du Festival de Cannes en étant au RSA. Son texte s’intitule « Épargnez-nous vos louanges ». Un titre de film ou un ultime cri de colère.

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